L’assaut de #Disrupt Texts sur Shakespeare et d’autres classiques: Argent, ignorance et arriération sociale

À l’université du Michigan à Ann Arbor, le compositeur et professeur Bright Sheng a été attaqué début octobre pour avoir montré à un séminaire de premier cycle la version cinématographique de 1965 de Stuart Burge de l’Othello de William Shakespeare, avec l’acteur britannique Laurence Olivier jouant le «Maure de Venise» sous un maquillage sombre. Bien que les défenseurs des actions de l’université se soient abstenus de dénoncer ouvertement Shakespeare, c’est vers cela que se dirigent ces éléments sociaux de droite.

L’incident est révélateur d’un phénomène beaucoup plus large sur les campus universitaires. Ces dernières années, l’étude de l’histoire, de la littérature et de la philosophie gréco-romaines antiques a été attaquée en tant que discipline, ainsi que des personnages disparates, outre Shakespeare, tels que Geoffrey Chaucer, Robert Burns, Edgar Allan Poe, Charles Dickens, Walt Whitman, Mark Twain, Ernest Hemingway, George Orwell, John Steinbeck, J. D. Salinger, Philip Roth, Giacomo Puccini, Titien, Paul Gauguin, Pablo Picasso, Egon Schiele, Henri Matisse et bien d’autres. Ces derniers sont tous considérés comme des pécheurs contre la sensibilité de la classe moyenne supérieure contemporaine.

Page de titre, Premier Folio de William Shakespeare, 1623

Au début de cette année, le School Library Journal a publié un article honteux intitulé «Enseigner ou ne pas enseigner: Shakespeare est-il toujours pertinent pour les élèves d’aujourd’hui?» Cet article affirmait que «les œuvres de Shakespeare sont pleines d’idées problématiques et dépassées, avec beaucoup de misogynie, de racisme, d’homophobie, de classisme, d’antisémitisme et de misogynoir [misogynie dirigée contre les femmes noires]».

L’article poursuit: «Shakespeare a-t-il plus de valeur ou de pertinence qu’une myriade d’autres auteurs qui ont écrit magistralement sur l’angoisse, l’amour, l’histoire, la comédie et l’humanité au cours des 400 dernières années? Un nombre croissant d’éducateurs se posent cette question à propos de Shakespeare, ainsi que d’autres piliers du canon, et arrivent à la conclusion qu’il est temps de mettre Shakespeare de côté ou de le dévaloriser pour faire de la place aux voix modernes, diverses et inclusives.»

Le School Library Journal, qui se consacre apparemment à démanteler et à vider les bibliothèques scolaires, cite l’affirmation d’Ayanna Thompson, directrice de l’Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies et professeure d’anglais à l’Arizona State University, selon laquelle Shakespeare «était un outil utilisé pour “civiliser” les Noirs et les personnes de couleur dans l’empire anglais. Dans le cadre des efforts de colonisation des Britanniques dans l’Inde impériale, les premiers programmes de littérature anglaise ont été élaborés, et les pièces de Shakespeare étaient au cœur de ces nouveaux programmes.»

C’est une absurdité anti-historique. Thompson peut-il expliquer comment Shakespeare, plus que toute autre figure artistique, était responsable de l’utilisation ou de la mauvaise utilisation de son œuvre après sa mort? Nous imaginons que les mathématiques, la physique et la biologie étaient également enseignées en Inde dans le cadre des «efforts de colonisation.» Euclide, Newton et Darwin devraient-ils également être mis à l’index?

Quoi qu’il en soit, il n’y a qu’un pas à franchir pour arriver à l’affirmation du Journal selon laquelle si le dramaturge «est devenu incontournable en partie à cause du colonialisme, il faut aussi se demander ce que cela signifie quand on dit que ses œuvres, ou n’importe lesquelles, sont “universelles”». Jeffrey Austin, directeur du département d’anglais et d’arts du langage à la Skyline High School d’Ann Arbor, l’un des foyers de la politique identitaire, ajoute: «Nous devons remettre en question le caractère blanc de [cette] déclaration: L’idée que les valeurs dominantes sont ou devraient être “universelles” est nuisible.» Ce type de commentaire obsédé par la race, associé historiquement à l’extrême droite, passe pour une critique de «gauche» à l’heure actuelle.

Le site web #Disrupt Texts, qui s’adresse principalement aux enseignants du secondaire, est l’un des plus pernicieux partisans de l’effort visant à supplanter Shakespeare et d’autres figures et œuvres importantes, notamment The Great Gatsby de F. Scott Fitzgerald, To Kill a Mockingbird de Harper Lee et The Crucible d’Arthur Miller. L’association affirme que sa mission est de «remettre en question le canon traditionnel afin de créer un programme d’enseignement des langues plus inclusif, plus représentatif et plus équitable que nos élèves méritent».

F. Scott Fitzgerald, 1921

Lorsque les mots «inclusif» et «représentatif» sont utilisés par ces personnes, cela ne signifie pas l’élargissement de la culture et de l’éducation à la masse de la classe ouvrière. Au contraire, il s’agit d’une demande de présence accrue, dans diverses institutions, de «consultants en médias», d’ «experts en diversité», afro-américains, latinos et autres.

Que signifie «perturber les textes»? Le site web affirme sur la défensive que «Nous ne croyons pas en la censure et n’avons jamais soutenu l’interdiction de livres.» Il ment. Sur Twitter, ses représentants écrivent: «Encourageons-nous les enseignants à remplacer les textes racistes et nuisibles? ABSOLUMENT. Peut-on enseigner un grand texte et avoir quand même un impact néfaste? Ouaip.»

En 2021, quels «textes racistes et nuisibles» sont enseignés dans les salles de classe américaines? Mein Kampf d’Hitler, Les Protocoles des Sages de Sion? Non, ces gens ont en tête Fitzgerald, Harper Lee, Arthur Miller et Shakespeare, entre autres. Et qu’est-ce que cela signifie, «s’éloigner de continuer à donner de l’espace à ces voix», si retirer, c’est-à-dire censurer et supprimer, des textes n’est pas impliqué?

L’une des cofondatrices de #Disrupt Texts, Lorena Germán, a tweeté: «Saviez-vous que de nombreux “classiques” ont été écrits avant les années 50? Pensez à la société américaine d’avant cette époque et aux valeurs qui ont façonné cette nation par la suite. C’est ce qui se trouve dans ces livres. C’est pourquoi nous devons changer. Il ne s’agit pas seulement “d’être vieux”.»

Voilà quelqu’un qui ne connaît rien à l’histoire, à la littérature ou à tout autre sujet important. La pauvreté et l’arriération de la langue correspondent à la pauvreté et à l’arriération des conceptions. Si cette personne avait son mot à dire, les œuvres de Hawthorne, Melville, Poe, Whitman, Twain, Crane, Wharton, Norris, London, Sinclair, Dreiser, Cather, Hemingway, Fitzgerald, Lewis et d’autres seraient retirées des programmes scolaires.

Le fait que #Disrupt Texts choisisse de s’en prendre à trois œuvres – The Great Gatsby, The Crucible et To Kill a Mockingbird – très critiques à l’égard de certains aspects de la société américaine, notamment la vacuité du rêve américain, la bassesse des riches, le caractère et les conséquences des chasses aux sorcières politiques et des coups montés racistes, est révélateur en soi. Le seul critère par lequel ces forces évaluent une œuvre est la mesure dans laquelle elle fait avancer leur cause racialiste et leurs intérêts financiers. L’art et la vérité n’ont pas droit de cité.

Un projet particulièrement sinistre entrepris par le site web est sa campagne contre Shakespeare. Sur Twitter, en octobre 2018, Germán a annoncé: «#DisruptTexts s’attaque à Shakespeare. Vous trouverez des questions, des discussions et des ressources pour vous aider à perturber de manière critique l’enseignement de Shakespeare à votre école ou à votre domicile. Commentez et partagez!»

Pour être franc: ceux qui préconisent de «perturber l’enseignement de Shakespeare» devraient être considérés avec le plus grand mépris, ils ne valent guère mieux que les brutes d’extrême droite qui font irruption et mettent le feu aux livres.

Dans son «Chat: Disrupting Shakespeare», adressé à «Fellow Disrupters», le site web #Disrupt Texts affirme que «Shakespeare, comme tout autre dramaturge, ni plus ni moins, a un mérite littéraire. Il n’est pas “universel” d’une manière unique comparée à d’autres auteurs. Il n’est pas plus “intemporel” qu’un autre». Ses pièces, peut-on lire, «abritent des représentations et des caractérisations problématiques» et contiennent «de la violence, de la misogynie, du racisme, etc.»

En premier lieu, il est impossible de prendre au sérieux des personnes, des «éducateurs» autoproclamés, qui affichent en public l’affirmation vide de sens selon laquelle chaque auteur de théâtre «ni plus ni moins, a une valeur littéraire», quoi que cela puisse signifier. Pour le reste, la culture mondiale et l’humanité dans son ensemble, au cours des 400 dernières années, se sont déjà prononcées sur l’affirmation selon laquelle Shakespeare n’a pas plus de valeur que «n’importe quel autre dramaturge». Sa réputation est sauve. #Disrupt Texts se déshonore par ses prises de position.

Nous lisons plus loin: «Dans l’ensemble, nous continuons à affirmer qu’il y a une sursaturation de Shakespeare dans nos écoles et que de nombreux enseignants continuent à le placer inutilement sur un piédestal comme un parangon de ce que devrait être toute langue.» La conversation, insiste #Disrupt Texts, «porte sur une élévation ancrée et intériorisée de Shakespeare d’une manière qui exclut d’autres voix. Il s’agit de suprématie blanche et de colonisation».

Le site web, à la manière des Alcooliques Anonymes, propose de brefs témoignages d’enseignants qui se sont libérés de la dépendance à Shakespeare. L’une d’entre elles, de Flint, dans le Michigan, détaille sa décision de «perturber» To Kill a Mockingbird et Roméo et Juliette avec The Poet X (2018) d’Elizabeth Acevedo. Elle décrit cela comme «un bon premier pas pour moi afin de perturber les classiques qui empoisonnent notre programme scolaire» et conclut: «Je sais qu’à l’avenir, je serai mieux équipée pour souligner la structure oppressive sur laquelle Lee et Shakespeare s’appuient – c’est-à-dire, si je retourne même enseigner l’une ou l’autre histoire.» (C’est nous qui soulignons.)

Quelle ignoble absurdité! Et quel courage et quel honneur de la part de Germán et de sa compagnie de monter une campagne contre Roméo et Juliette en particulier, l’une des histoires les plus tragiques et les plus angoissantes jamais présentées à un public? Les amants adolescents condamnés se font avoir une fois de plus, cette fois-ci par des ignorants fixés sur la race!

Il s’agit d’un effort conscient pour empêcher les jeunes d’accéder à certains des produits les plus fins et les plus subtils de l’esprit humain. Il s’agit d’une partie du processus systématique de dégraissage et d’abaissement de la société américaine, qui a déjà eu des conséquences politiques, sociales et, plus récemment, sanitaires dévastatrices.

Cela ne vient pas de la «gauche», mais de la droite. Ces dénonciations de la grande littérature et du grand art, indépendamment de la démagogie «antiraciste» vide de sens, s’inscrivent dans la tradition du poète et dramaturge pronazi Hanns Johst, responsable de la célèbre réplique, légèrement modifiée par rapport à l’original allemand, «Quand j’entends le mot culture, je sors mon arme».

#Disrupt Texts inclut parmi ses «guides d’apprentissage» Antiracist Baby par le fanatique racialiste et charlatan Ibram X. Kendi. Honteusement, Penguin Classics, désormais filiale du conglomérat médiatique Bertelsmann (qui a généré 23 milliards de dollars de revenus en 2020), propose les guides d’apprentissage, y compris l’œuvre exécrable de Kendi, aux enseignants et aux bibliothécaires, annonçant sur son site web: «Nous sommes honorés de nous associer à #DisruptTexts pour vous proposer cette ressource qui vous aidera à introduire l’équité dans votre classe ou votre bibliothèque!» Un éditeur transnational géant en partenariat avec des brûleurs de livres!

De grosses sommes d’argent sont en jeu. Le marché mondial de la «diversité et de l’inclusion» a été estimé à 7,5 milliards de dollars US en 2020 et devrait atteindre 15,4 milliards de dollars en 2026. Toute démystification de cette charlatanerie met en danger des carrières lucratives, des salaires à six chiffres, des projets de «diversité, équité et inclusion» (DEI), des «normes» et des «boîtes à outils», ainsi que des sociétés de conseil (comme Multicultural Classroom, le groupe de conseil en éducation de Germán, qui propose des ateliers et des sessions de conférences visant à aider «les participants à comprendre l’intersection de la race, des préjugés, de l’éducation et de la société»).

«Perturbez» ou critiquez simplement les “#Disrupt Texts” à vos risques et périls! L’auteure pour jeunes adultes Jessica Cluess l’a appris à ses dépens. Fin novembre 2020, en réponse à l’attaque stupide et menaçante de Germán sur les livres «écrits avant les années 50», Cluess a répondu dans une série de tweets furieux.

Jessica Cluess (jessicacluess.com)

Elle a écrit: «Si vous pensez que [Nathaniel] Hawthorne était du côté des puritains qui jugent dans La lettre écarlate, alors vous êtes un idiot absolu et vous ne devriez pas avoir le titre d’éducateur dans votre bio.» Et encore: «Si vous pensez qu’Upton Sinclair était du côté de l’industrie du conditionnement de la viande, alors vous êtes un idiot et vous devriez vous taire et avoir honte.» Cluess a également fait référence à Their Eyes Were Watching God de Zora Neale Hurston, et à d’autres ouvrages de l’extraordinaire Harlem Renaissance, poursuivant: «Ces conneries anti-intellectuelles et anti-curiosité sont du poison et je resterai ici à crier que c’est le mal absolu jusqu’à ce que mes cheveux tombent. Je m’en moque.» Elle a également commenté avec sarcasme «cette incarnation de l’asservissement brutal et de la masculinité toxique qu’est Walden [d’Henry David Thoreau]», avant d’exhorter ceux qui sont d’accord avec ces déclarations stupides à «aller se faire voir».

Pour ses commentaires tout à fait appropriés et nécessaires, Cluess a fait l’objet d’une attaque furieuse, encouragée par Germán, comme étant une «raciste» qui menaçait de «violence». Malheureusement, Cluess a cédé à la pression et a présenté des excuses abjectes. Son agent littéraire, dans un acte de courage exemplaire, a ensuite rompu sa relation avec l’écrivaine. Les vandales de #Disrupt Texts, avec leurs ordinateurs portables et leurs comptes Twitter, sont des praticiens d’un nouveau maccartisme.

Shakespeare, antisémitisme, racisme, misogynie...

De tels groupes s’appuient sur un niveau généralement faible de connaissances historiques et culturelles. Leur affirmation selon laquelle Shakespeare représente la «colonisation» et l’autorité en général, que son œuvre légitime le statu quo, va à l’encontre de l’expérience historique. En réalité, Shakespeare a souvent fait appel aux opprimés, qui se tournaient vers lui, depuis plus de deux cents ans au moins.

Et ce, pour de bonnes raisons. Les dénonciations éloquentes de l’injustice et de la cruauté par le dramaturge, ainsi que son thème de l’émancipation personnelle, inspirent toujours le public et les lecteurs. On pourrait dire que l’opposition moderne à l’antisémitisme, à la misogynie et au racisme commence avec Shakespeare.

Le discours de l’usurier juif Shylock dans Le Marchand de Venise reste l’un des manifestes égalitaires les plus beaux et les plus furieux de l’histoire de la littérature: «Un Juif n’a-t-il pas des yeux? N’a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions, nourri de la même nourriture, blessé avec les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, réchauffé et refroidi par le même hiver et le même été que le chrétien? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas? Et si vous nous faites du tort, ne nous vengerons-nous pas?»

Maggie Smith (Desdemona) et Joyce Redman (Emilia) dans Othello (1965)

Il convient de noter, à l’intention des détracteurs féministes de Shakespeare, qui sont apparemment incapables de lire ou de penser, que le dramaturge inclut dans Othello un appel ressemblant à celui de Shylock (y compris son avertissement concernant la vengeance) en faveur des femmes et des épouses. Emilia, la femme de Iago, qui devient une figure héroïque dans les derniers moments de la pièce, refusant d’être réduite au silence par son mari – même si cela lui coûte la vie – et démasquant son infâme complot contre Othello et Desdémone, s’élève plus tôt contre les hommes qui «frappent», «lésinent» financièrement ou se montrent infidèles à leurs épouses:

Que les maris sachent que leurs femmes sont sensibles comme eux; elles voient, elles sentent, elles ont un palais qui sait distinguer ce qui est doux et ce qui est amer comme les maris. Que font-ils quand ils nous abandonnent pour d’autres? Est-ce par plaisir? Je le crois; est-ce par passion? Je le crois encore; est-ce la légèreté qui les entraîne? C’est aussi cela. Et nous, donc, n’avons-nous pas des passions, et le goût du plaisir et de la légèreté comme les hommes? Qu’ils nous traitent donc bien; sinon qu’ils sachent que, nos torts envers eux, ce sont leurs torts envers nous qui les amènent.

Bien que, encore une fois, pour des raisons sociales et historiques, les personnages masculins dominent la plupart de ses pièces, Shakespeare a créé, en plus de Desdémone et d’Emilia, une collection importante et variée de figures féminines, qui ne sont pas toutes louables et admirables, loin de là: Cléopâtre (Antony and Cleopatra), Rosalind (As You Like It), Béatrice (Much Ado About Nothing), Cordélia et Goneril (King Lear), Gertrude et Ophélie (Hamlet), Isabella (Measure for Measure), Miranda (La Tempête), Olivia et Viola (Twelfth Night), Portia (Le Marchand de Venise), Titania (A Midsummer’s Night Dream), Cressida (Troilus and Cressida) et, bien sûr, Lady Macbeth, entre autres.

#Disrupt Texts tente de chloroformer l’opinion publique en suggérant que l’admiration des Afro-Américains pour Shakespeare représente l’«intériorisation» de l’oppression et du colonialisme «blancs». Ils déforment, ou plutôt omettent entièrement le dossier historique, parce qu’il parle contre eux. En fait, les Afro-Américains les plus rebelles et les plus clairvoyants ont été attirés par l’œuvre de Shakespeare.

Comme l’ont noté les critiques littéraires, alors que Shakespeare a fourni à l’usurier juif un discours magnifique, il a écrit un drame tragique entier centré sur le général nord-africain, Othello. Dans sa remarquable étude de 1965, Othello’s Countrymen-The African in English Renaissance Drama, l’universitaire et critique littéraire sierra-léonais Eldred Durosimi Jones a soutenu que Shakespeare a utilisé le contexte de la tradition scénique anglaise et l’expérience populaire croissante au début des années 1600 avec les Africains, arabes et noirs, dans les rues de Londres «de manière très sensible, en exploitant ses potentialités de suggestion, mais en s’éloignant en même temps des stéréotypes, de sorte qu’à la fin Othello émerge, non pas comme une autre manifestation d’un type, mais comme un individu distinct qui a caractérisé par sa chute, non pas les faiblesses des Maures, mais les faiblesses de la nature humaine.» Shakespeare, ajoute Jones plus tard, a su transformer «le Maure avec toutes ses associations [précédemment] défavorables en héros de l’une de ses tragédies les plus émouvantes.»

La parole humaine, comme l’a fait remarquer un jour Trotsky, «est le matériau le plus transportable de tous». Les anciens esclaves à l’époque de la guerre civile, les Juifs appauvris et opprimés dans les provinces de la Russie tsariste, les chartistes de l’Angleterre victorienne, les ouvriers des ateliers clandestins de New York au début du XXe siècle, tous pouvaient s’approprier Shakespeare, ses drames et ses thèmes titanesques, et ils l’ont fait.

La Constitution au Musée américain (septembre 1787)

Othello et Shylock figurent en bonne place dans la rencontre des Afro-Américains avec Shakespeare. Heather S. Nathans, de l’université Tufts, commence son essai intitulé A course of learning and ingenious studies: Shakespearean Education and Theater in Antebellum America, avec ce passage remarquable:

En 1788, le journal populaire de Matthew Carey à Philadelphie, l’American Museum [le premier magazine à imprimer la Constitution, en septembre 1787], a publié une lettre d’un auteur noir qui se faisait appeler «Othello», exhortant les citoyens blancs de la nation à tenir la promesse de la Révolution et à abolir l’esclavage. S’appropriant la dignité et l’autorité du chef martial de Shakespeare, l’auteur avertissait que si les Américains blancs continuaient à bafouer les lois de la nature en détenant des esclaves, ils s’attireraient la justice divine d’un «Créateur, dont la vengeance peut être maintenant en vol, pour disséminer et lancer les flèches de la destruction». L’année suivante, l’American Museum a imprimé une autre lettre sur le sujet de l’esclavage, rédigée par un auteur anonyme qui a également emprunté la rhétorique shakespearienne pour soutenir son argumentation. Se décrivant comme un ancien esclave, il paraphrasait le Marchand de Venise de Shakespeare, implorant justice pour les citoyens noirs de la nation: «Un nègre n’a-t-il pas d’yeux? N’a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions?»

Cela n’a pas besoin d’être commenté. Othello et le célèbre discours de Shylock sont invoqués dans la lutte pour que la société américaine respecte les engagements de la Déclaration d’indépendance et supprime l’esclavage. Cette bataille éclatera en un conflit à grande échelle lors de la guerre de Sécession, 73 ans plus tard.

Nathans écrit plus loin: «On ne sait pas toujours comment, pourquoi ni où les Afro-Américains ont rencontré Shakespeare dans la culture américaine primitive.» Après avoir évoqué les rôles possibles des écoles et des théâtres gratuits, elle note également que plus de 50 «clubs littéraires afro-américains» ont vu le jour dans diverses villes du Nord et de l’Est. Nathans poursuit: «Dans les années 1850, la connaissance de Shakespeare était devenue une partie importante de l’expérience éducative des Noirs en Amérique – que ce soit dans la salle de jeu, dans la salle de classe ou dans l’intimité d’un club de lecture sélect.»

Ira Aldridge dans le rôle d’Othello par William Mulready, Walters Art Museum

L’African Company, la première troupe de théâtre noire connue, a ouvert ses portes à l’African Grove Theater à New York en 1821 et a fonctionné pendant plusieurs saisons. Sa première production était Richard III de Shakespeare, suivie de peu par Othello. Selon Anthony Duane Hill de l’université d’État de l’Ohio, les «principaux acteurs de la compagnie étaient James Hewlett (1778-1836), le premier acteur afro-américain de Shakespeare, et un jeune adolescent, Ira Aldridge (1807-1865)». Peu après la fermeture du théâtre en 1823, Aldridge, «devenu l’un des principaux acteurs de la compagnie, s’est embarqué pour Londres où il a pu pratiquer son métier en tant que professionnel respecté. Aldridge a atteint le sommet de la gloire internationale en tant qu’acteur de théâtre pendant plus de 42 ans dans toutes les capitales d’Europe».

Aldridge s’identifie également à Shylock. En réponse à l’interprétation du rôle par l’acteur à Saint-Pétersbourg en 1858, un critique russe a fait le commentaire suivant: «Dans Shylock, il [Aldridge] ne voit pas particulièrement un Juif, mais un être humain en général, opprimé par la haine séculaire manifestée à l’égard de personnes comme lui, et exprimant ce sentiment avec une puissance et une vérité merveilleuses… Ses silences mêmes parlent.»

Shakespeare, Frederick Douglass, Richard Wright et autres

La plus grande figure afro-américaine de l’époque de l’abolition et de la Guerre de Sécession, l’ancien esclave Frederick Douglass, se consacrait à Shakespeare et à la littérature en général (il a emprunté son «nom de liberté», Douglass, à Walter Scott). Lorsqu’on lui demande en 1892 de citer ses auteurs préférés, Douglass place Shakespeare en tête de liste.

Othello courtisant Desdémone, salon ouest de Cedar Hill, Site historique national Frederick Douglass

Dans «Frederick Douglass, A Shakespearean in Washington», l’auteur John Muller note que des dizaines de milliers de personnes visitent chaque année le site historique national situé à Cedar Hill où se trouve «la maison de Douglass à Anacostia DC, où les étagères de la bibliothèque contiennent des volumes des œuvres complètes de Shakespeare et où une reproduction encadrée d’Othello courtisant Desdémone est suspendue au-dessus du foyer du salon ouest.»

Muller poursuit: «Douglass faisait fréquemment allusion à Shakespeare dans ses discours et était connu pour assister à des représentations de Shakespeare dans les théâtres locaux de Washington. À deux reprises au moins, Douglass a été comédien au Uniontown Shakespeare Club, une compagnie théâtrale communautaire». De plus, dans un épisode riche en résonances sociales et culturelles, Douglass a joué le rôle de Shylock à l’une de ces occasions. (Douglass et sa seconde épouse furent parmi les premiers Américains à assister à une représentation de l’opéra de Giuseppe Verdi, Otello, en mai 1887 à Rome).

Frederick Douglass (après 1884) en compagnie de sa seconde épouse Helen Pitts Douglass (assise) et de sa sœur Eva Pitts

L’influence de Shakespeare sur les plus grands artistes afro-américains du XXe siècle, y compris les membres de la Renaissance de Harlem, ne devrait pas surprendre: son œuvre contient un drame immense, des tourments, des tribulations au plus haut niveau. Langston Hughes a intitulé un recueil de poèmes intitulé Shakespeare in Harlem, et les derniers romans de Zora Neale Hurston, note un critique, la montrent «revisitant les personnages et les grandes questions du Roi Lear et de La Mégère apprivoisée de Shakespeare».

L’image centrale dans Native Son de Richard Wright – la suffocation accidentelle d’une femme blanche par un homme noir – fait délibérément écho à Othello. Dans son journal, Wright a observé un jour: «Mon Dieu que Shakespeare nous hante! Combien de nos récits proviennent de lui... Que c’est impressionnant!» En 1959, la dramaturge Lorraine Hansberry (A Raisin in the Sun) s’est exprimée sur la façon dont un dramaturge contemporain utilise «les instruments les plus évidents de Shakespeare. C’est-à-dire la personnalité humaine et sa totalité. J’ai toujours pensé que cela était profondément significatif pour les écrivains noirs... L’homme, tel que décrit dans ces pièces, est grand, immense, capable de tout. Et pourtant si fragile à la fois. D’où cette vision de l’esprit humain où l’on sent qu’il doit être respecté, protégé… et aimé farouchement!»

Lorraine Hansberry

Ralph Ellison a écrit Invisible Man avec «deux livres... sur son bureau à tout moment. L’un était le dictionnaire, l’autre les Œuvres complètes de William Shakespeare.» Le romancier James Baldwin, en 1964, observait que Shakespeare, «le plus grand poète de la langue anglaise, a trouvé sa poésie là où on la trouve: dans la vie des gens. Il n’a pu le faire que par amour – en sachant, ce qui n’est pas la même chose que comprendre, que tout ce qui arrive à quelqu’un lui arrive aussi à lui.» On pourrait continuer sur cette pensée.

Trotsky parle de «la soif culturelle des masses». Shakespeare a été une figure vitale pour des générations de travailleurs britanniques parmi les plus avancés, aspirant à la culture et à la connaissance. Commentant «la profusion d’autobiographies dans la classe ouvrière... au XIXe siècle, l’historien Martyn Lyons remarque que la recherche avide de connaissances livresques était vitale pour l’émancipation intellectuelle sur laquelle repose l’action politique.»

Dans son ouvrage The Genius of Shakespeare, Jonathan Bate parle de deux traditions, le «Shakespeare de l’establishment» et le «Shakespeare populaire». Pour étayer son argument selon lequel le dramaturge a survécu et a été rendu important en tant que voix de la culture radicale, Bate cite le cas de Thomas Cooper (né en 1805) qui est devenu un leader des Chartistes, le mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière britannique, dans la ville de Leicester.

Cooper et ses camarades s’appelaient eux-mêmes «L’Association Shakespearienne des Chartistes de Leicester». Bate explique que Cooper «donnait des conférences sur la politique contemporaine, mais aussi sur Shakespeare: ce faisant, c’était ainsi récupérer un patrimoine pour le peuple». Lorsque Cooper a été arrêté pour avoir fomenté une émeute et sous de fausses accusations d’incendie criminel, il a récolté des fonds pour ses frais de justice et ceux de ses coaccusés en montant une production de Hamlet.»

Thomas Cooper

Au XIXe siècle et par la suite, les travailleurs américains ont eux aussi cherché à s’instruire et à s’éclairer en lisant Shakespeare, Scott, Dickens et d’autres classiques. Par exemple, dans Poverty and Privilege: Shakespeare in the Mountains, Rochelle Smith, de l’université d’État de Frostburg, dans le Maryland – l’un des comtés appalachiens les plus pauvres de l’État – note que dans les années «précédant la Guerre de Sécession, certains mineurs de Frostburg lisaient certainement Shakespeare, comme l’un d’entre eux, Andrew Roy, s’en souvient: “Nous avions l’habitude de nous réunir après notre journée de travail dans la mine et de lire à haute voix les uns aux autres”.»

Shakespeare était immensément populaire aux États-Unis à cette époque. Lawrence W. Levine, dans William Shakespeare and the American People, affirme catégoriquement que «Shakespeare était un divertissement populaire dans les États-Unis du XIXe siècle». Levine cite le commentaire d’un consul américain au Royaume-Uni qui, juste après la Guerre de Sécession, «a remarqué avec une certaine surprise que les drames de Shakespeare sont plus fréquemment joués et plus populaires aux États-Unis qu’au Royaume-Uni.»

Bien entendu, il y avait aussi des critiques afro-américains «respectables», comme un certain Dr Humphrey, qui commentait dans le New York Observer en 1839 qu’il regrettait que «la plupart de ses pièces [celles de Shakespeare] aient jamais été écrites» et que «Shakespeare tel qu’il est, n’est pas adapté à la lecture familiale. En effet, quel père chrétien, ou quelle mère vertueuse, lui permettrait, s’il était toujours vivant, de venir dans leur cercle florissant de fils et de filles, écrire ses pièces, telles qu’elles sont dans les meilleures éditions?»

Pour les esprits pragmatiques, l’argument de #Disrupt Texts selon lequel les livres doivent être plus «pertinents» et accessibles aux élèves, présentant des personnes «qui leur ressemblent et qui parlent comme eux», est attirant mais très superficiel. Tant qu’à y être, pourquoi alors ne pas limiter les programmes d’enseignement de l’anglais au contenu des publicités télévisées et du magazine People? Ce qui est immédiatement pertinent et accessible n’est souvent pas du tout perspicace ou valable. Les élèves sont capables de s’attaquer à des textes complexes s’ils sont motivés et s’ils comprennent que quelque chose d’important résultera de cet effort mental.

L’argument le plus insidieux contre Shakespeare consiste à prétendre qu’il n’offre pas de perspectives particulières, qu’il est un dramaturge comme les autres – comme dit Germán: «Je veux proposer ce qu’il faut lire À LA PLACE de Shakespeare. Croyez-moi, vos enfants se porteront bien s’ils ne le lisent pas.»

C’est faux de dire que les jeunes «iront bien» si les zélateurs-censeurs raciaux, en combinaison avec la décadence et la désintégration générales du système d’éducation publique, réussissent à les priver de Shakespeare et d’autres classiques de la littérature.

C’est faux de dire, comme le prétend l’article du School Library Journal, que «si le but des cours d’arts du langage est d’explorer la littérature par l’analyse critique, de former des écrivains, d’accroître les compétences, la littératie et l’engagement significatif, et de créer des lecteurs pour la vie, les étudiants peuvent le faire avec n’importe quel texte». N’importe quel texte! Rien de moins!

C’est faux de dire qu’«on ne peut rien tirer de Shakespeare que l’on ne puisse obtenir en explorant les œuvres d’autres auteurs», pour reprendre les termes d’Austin d’Ann Arbor.

Le philistinisme et la légèreté d’esprit de ces différents commentaires dépassent l’entendement. «Pourquoi ne pas vendre ce Michel-Ange ou ce Léonard, ils ne font qu’amasser de la poussière (et les foules) – il doit bien y avoir autre chose dans la réserve qui fera tout aussi bien l’affaire, non?». Et ce sont des personnes responsables de l’éducation des jeunes.

Il y a des œuvres d’art qui sont chargées de sens, et à des degrés intenses. Des œuvres qui sont plus riches et plus stimulantes, plus exigeantes selon nous que d’autres. C’est pourquoi elles ont survécu et continuent de faire appel à nos capacités de compréhension et de sympathie. Ce sont des œuvres qui continuent à nous émouvoir, à nous éclairer et, oui, à nous rendre meilleurs. Si Shakespeare est toujours lu et joué aujourd’hui, ce n’est pas parce que la société continue d’être «centrée» sur la «masculinité» et la «blancheur» par le biais d’une quelconque conspiration, mais bien en raison de ses dons dramatiques et poétiques uniques, de son réalisme sans complaisance, et de sa profonde compréhension des relations humaines.

Bien sûr, aucun artiste n’est «intemporel» ou «universel» au sens absolu. Chaque écrivain, peintre ou compositeur est produit et façonné par des conditions sociales, historiques, nationales, géographiques et psychologiques précises. Les personnages significatifs travaillent dans et à travers ces circonstances particulières pour produire un art durable et objectivement significatif. L’artiste véritablement «immortel» confère aux sentiments et aux humeurs «une expression si large, si intense, si puissante», selon l’expression de Trotsky, qu’elle les élève «au-dessus des limites» de la vie d’une époque particulière. La société de classes, malgré de grands changements, possède certains traits communs. Ainsi, les pièces écrites à Londres dans la première décennie des années 1600 «peuvent, nous le constatons, nous toucher aussi».

Shakespeare a vécu pendant la transition entre le système féodal en déclin et le capitalisme. Il a écrit ses poèmes et ses pièces, ou a commencé à les écrire, à une époque où d’anciennes et nouvelles forces sociales ont coexisté, voire même fusionnées pendant un certain temps sous le règne de la reine Elizabeth I, créant un état de facto instable et finalement intenable qui prendra fin avec l’explosion de la Révolution anglaise un quart de siècle après sa mort. L’époque «défaisait tous les anciens liens de la société et sapait toutes les conceptions traditionnelles. Le monde était soudain devenu presque dix fois plus grand.» (Engels) Une heureuse combinaison de circonstances objectives et de l’intuition géniale propre à Shakespeare lui ont permis de regarder à la fois en arrière et en avant dans le temps, à la fois vers le haut et vers le bas dans l’espace social, peut-être plus que toute autre figure littéraire de l’histoire.

Son œuvre n’est pas magique ou «divine», mais très certainement brillante et très inhabituelle, et elle mérite d’être chérie. Il a enregistré de manière poétiquement encyclopédique et transmis aux autres le point auquel les sociétés les plus avancées économiquement et politiquement étaient parvenues en termes de conduite publique et privée. En outre, Shakespeare était capable de prévoir les résultats futurs de certains changements en cours (d’où sa capacité, dans Othello, par exemple, de traiter des conséquences du ressentiment social et des utilisations toxiques de la haine raciale), ainsi que de se mettre mentalement à la place des personnes socialement marginalisées ou maltraitées, des femmes, des Juifs, des Noirs, et d’arriver avec force et logique à leurs réponses devant leurs conditions oppressives ou injustes et de les mettre en scène. Comme fera dire plus tard un écrivain écossais dans la bouche d’un de ses personnages: «Shakespeare, monsieur, n’était pas du genre à reculer devant la plus grande sévérité d’une affaire».

Et le début de la Renaissance signifiait, en outre, qu’«avec les vieilles barrières étroites de leur patrie tombaient aussi les barrières millénaires du mode de pensée médiéval prescrit. À l’œil extérieur et intérieur de l’homme s’ouvrait un horizon infiniment plus vaste.» (Engels) Une vaste accumulation d’expériences, de pensées et de sentiments humains, refoulés par les institutions et les dogmes religieux depuis des centaines d’années, a pu trouver son expression, pas uniquement dans les pièces de Shakespeare – il ne fait aucun doute qu’il y a eu des dizaines de dramaturges doués au Royaume-Uni – mais surtout dans les siennes.

#Disrupt Texts et leurs copenseurs sont des ennemis acharnés des Lumières et de l’éducation. Les étudiants, les enseignants et les universitaires sérieux devraient les tourner en dérision, contester leurs positions et mettre leur ignorance à nue.

(Article paru en anglais le 30 novembre 2021)

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