De nouvelles révélations sur l’assassinat du président haïtien mettent en évidence une conspiration de hauts responsables du gouvernement

De nouvelles révélations sur l’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse en juillet dernier viennent s’ajouter aux preuves que le complot a été orchestré par de puissantes personnalités politiques au sein du cabinet de Moïse, représentant des sections rivales de l’élite dirigeante corrompue du pays et soutenues par les autorités américaines.

Après l’exécution de Moïse par des hommes armés qui ont fait irruption dans sa résidence, le premier ministre récemment nommé et larbin de longue date des États-Unis, Ariel Henry, a été désigné comme nouveau chef du gouvernement par le «Core Group», composé de diplomates étrangers d’Amérique du Nord et d’Europe, dont l’ambassadeur des États-Unis en Haïti, ainsi que de représentants des Nations unies et de l’Organisation des États américains. Henry a été choisi après qu’un bref coup de force du premier ministre par intérim Claude Joseph, le prédécesseur de Henry, ait été stoppé par Washington et ses alliés.

Les autorités posent pour une photo de groupe devant le portrait du défunt président haïtien Jovenel Moise au Musée du Panthéon national lors de son service commémoratif à Port-au-Prince, en Haïti (AP Photo/Odelyn Joseph)

Henry et d’autres autorités haïtiennes supervisant l’enquête sur le meurtre ont concocté un récit officiel attribuant le meurtre à une quarantaine de suspects, dont les agents de sécurité de Moïse, plusieurs hommes d’affaires autochtones et haïtiens américains, ainsi que 18 mercenaires colombiens qui ont été arrêtés pour avoir mené l’assaut contre la résidence de Moïse.

Bien que l’enquête soit en cours depuis plusieurs mois et que plus de la moitié des personnes accusées du complot d’assassinat aient été arrêtées immédiatement après l’assassinat, peu ou rien n’a été révélé par des responsables de haut rang sur le commanditaire exact de l’assassinat du président et sur les personnalités qui ont financé et dirigé le complot. En fait, l’enquête, qui s’est embourbée dans la falsification de preuves depuis son début, alimente la haine populaire contre des autorités de premier plan comme Henry et Joseph, dont on pense généralement qu’ils ont été intimement impliqués dans l’exécution de l’assassinat, avec la bénédiction des services secrets américains.

De nouveaux détails sur le complot d’assassinat indiquent une dissimulation massive au plus haut niveau de l’État. Un reportage du New York Times de cette semaine a confirmé les allégations d’un lien entre Henry et Joseph Felix Badio, un ancien fonctionnaire du ministère de la Justice aujourd’hui recherché par le gouvernement car soupçonné d’avoir organisé l’attentat. Les enregistrements téléphoniques révélés par le Times, ainsi que des entretiens avec des fonctionnaires haïtiens et Rodolphe Jaar, un homme d’affaires haïtien et ancien trafiquant de drogue ayant des liens avec Henry, indiquent des preuves incriminantes du rôle de Henry dans l’assassinat.

Les relevés téléphoniques montrent que Badio a parlé à Henry avant et après l’assassinat, notamment lors de deux appels d’une durée totale de sept minutes le matin suivant l’assassinat. Même après que les plans d’arrestation de Badio étaient bien avancés, le suspect du meurtre a rendu visite à Henry, selon deux fonctionnaires haïtiens proches de l’enquête.

Quatre mois après l’assassinat, Badio s’est rendu à deux reprises à la résidence personnelle d’Henry et a pu entrer dans le complexe sans être dérangé par le service de sécurité du premier ministre, bien qu’il soit recherché par la police.

Les conversations téléphoniques entre Henry et Badio ont été initialement révélées en septembre par le procureur général du pays, Bed-Ford Claude, qui a déclaré que les appels constituaient des preuves reliant le premier ministre par intérim à l’assassinat.

Claude a émis une convocation de la police pour le premier ministre, lui ordonnant de témoigner sur ses liens avec le complot d’assassinat. Henry a ensuite refusé de rencontrer le procureur général pour répondre aux questions et a dénoncé les demandes de témoignage, disant qu'elles étaient politiquement motivées. Le procureur général a ensuite ordonné au juge chargé de l’affaire d’imposer à Henry une interdiction de quitter le pays, et a exigé que Henry soit inculpé dans l’enquête sur le meurtre en raison de ses liens présumés avec le principal suspect.

Quelques heures après la demande de Claude au juge principal, Henry aurait demandé au ministre de la Justice, Rockefeller Vincent, de renvoyer Claude. Vincent affirme qu’après son refus, tous deux ont été licenciés sur ordre de Henry, sur la base d’accusations frauduleuses de «faute administrative grave». Depuis lors, Henry a nié à plusieurs reprises toute implication dans le meurtre, mais n’a pas abordé directement les appels téléphoniques.

D’autres détails importants proviennent d’une interview que le Times a réalisée avec Jaar, qui a non seulement admis avoir aidé à financer et à planifier l’assassinat, mais a également déclaré que Badio lui avait assuré que Henry blanchirait l’enquête et protégerait les tueurs. Peu avant l’assassinat, Badio a informé Jaar que Henry serait un «allié utile après le renversement du président», selon le Times. Selon un haut responsable de la sécurité, Jaar a été arrêté en République dominicaine vendredi dernier après six mois de clandestinité.

Jaar a raconté dans l’interview au Times les paroles de Badio et les efforts qu’il a déployés pour l’assurer de la loyauté de Henry. Se référant à Henry, Badio a dit à Jaar, «Il est mon bon ami, j’ai un contrôle total sur lui».

Après que des policiers ont arrêté les mercenaires colombiens accusés d’avoir commis l’agression, Jaar a déclaré que Badio avait demandé l’aide de Henry pour échapper à la capture par la police. Henry, selon Jaar, a répondu qu’«il passerait quelques appels» pour assurer la sécurité de Badio. Selon le Times, plusieurs fonctionnaires haïtiens impliqués dans l’enquête ont également confirmé que Henry était en contact avec Badio à de multiples occasions, et ont fait valoir que Henry serait un suspect officiel dans l’enquête s’il n’était pas le chef du gouvernement de la nation.

Selon Jaar, les comploteurs avaient l’intention de faire prêter serment à une ancienne juge de la Cour suprême, Windelle Coq-Thélot, comme nouveau président. Jaar a suggéré qu’ils attendent le soutien d’éléments clés de l’État haïtien, y compris les forces de sécurité, dans leur tentative de coup d’État. Ceci rend crédible la croyance que les gardes de sécurité de Moïse ont été complices de l’attaque, puisque pas un seul membre de la sécurité de Moïse n’a été blessé pendant la fusillade, et que les mercenaires ont été autorisés à franchir de multiples points de contrôle de sécurité pour entrer dans le palais du président.

L’élément le plus explosif du témoignage de Jaar est son allégation d’une implication directe d’officiels américains, qui, selon lui, ont donné leur feu vert et ont aidé à orchestrer le complot contre Moïse. Jaar a déclaré qu’il n’avait accepté de participer à l’assassinat que parce que Badio et d’autres comploteurs l’avaient informé de manière fiable qu’il bénéficiait du soutien total des États-Unis. «Si le gouvernement américain était impliqué, alors c’était sûr», a noté Jaar.

Jaar a affirmé que les États-Unis ont organisé le complot en raison de la nervositésuscitée par les liens supposés de Moïse avec des terroristes et des trafiquants de drogue. En novembre dernier, la commission judiciaire du Sénat américain a critiqué la Drug Enforcement Administration pour la corruption entourant ses opérations en Haïti, citant une enquête du Times du mois d’août reliant le chef de la sécurité du palais de Moïse au trafic de drogue dans les Caraïbes.

Après s’être caché en Haïti, Jaar s’est enfui en République dominicaine voisine, où il a été arrêté le week-end dernier à la demande des autorités américaines.

Le régime de Moïse s’est distingué par sa corruption endémique et par le fait qu’il était largement détesté par la population haïtienne. Moïse a fait face à plusieurs reprises à des flambées de manifestations de masse depuis 2018, tout en s’accrochant au pouvoir uniquement grâce au soutien de Washington à son gouvernement. Le président de l’époque, Donald Trump, a soutenu Moïse lors de manifestations de plusieurs semaines impliquant des dizaines de milliers de personnes au cours de l’automne 2019. Elles ont été déclenchées par la dégradation des conditions sociales de la nation appauvrie et la propre implication de Moïse dans un scandale de corruption massif qui a vu le siphonnage de milliards de dollars d’aide du Venezuela par ses alliés de l’élite dirigeante vénale d’Haïti.

Arrivé au pouvoir à la suite d’élections frauduleuses en 2016, auxquelles à peine 23 % de l’électorat a participé, Moïse a cherché à plusieurs reprises à consolider une dictature. Il a refusé de quitter le pouvoir dans les premiers mois de 2021, malgré l’expiration de son mandat de cinq ans à la présidence en février.

Dans les semaines qui ont précédé son assassinat, Moïse s’apprêtait également à faire passer en force un référendum constitutionnel illégal visant à cimenter davantage une dictature présidentielle et à protéger les présidents de toute poursuite pour les crimes commis pendant leur mandat. L’administration Biden a réaffirmé de manière décisive son soutien au président alors même que Moïse intensifiait ses politiques dictatoriales.

Les sections rivales de la kleptocratie corrompue d’Haïti sont devenues amères face à l’évolution de Moïse vers l’autoritarisme, et ont vu dans ses tentatives de consolidation du pouvoir une occasion d’enrichir ses copains. La présidence de Moïse a été marquée par des affrontements entre de puissantes personnalités de la politique et des affaires, dont certaines étaient soupçonnées de trafic de stupéfiants et d’armes.

Selon un reportage du Times citant trois hauts fonctionnaires haïtiens ayant connaissance de l’enquête, les interrogatoires de la police ont révélé que l’une des priorités de l’attaque était de récupérer une liste de trafiquants de drogue présumés que Moïse prévoyait de remettre au gouvernement américain. L’une des figures centrales du dossier de Moïse était Charles Saint-Rémy, un homme d’affaires haïtien ayant des liens avec le trafic de la drogue dans le pays.

De manière significative, Saint-Rémy est également le beau-frère de l’ancien président Michel Martelly, une personnalité ayant des liens politiques étroits avec les anciens membres de la dictature des Duvalier, soutenue par les États-Unis. Il a été installé à la tête d’un régime fantoche sous l’égide de la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton. Martelly a choisi Moïse pour être son successeur à la présidence. Martelly et Saint-Rémy ont tous deux exercé une influence considérable sur le gouvernement de Moïse, dictant à leurs associés et aux oligarques du pays quels contrats lucratifs ils allaient recevoir.

Bien qu’il fut un protégé politique de Martelly, Moïse éprouvait de plus en plus de ressentiment à l’égard de l’influence de ce dernier, un rapport affirmant que Moïse était incapable de choisir les membres de son propre cabinet sans l’approbation de la famille de Martelly ou de celle de Saint-Rémy. Moïse se méfiait aussi profondément d’un membre important de la force de sécurité de Martelly, Dimitri Hérard, qui allait finalement poursuivre son rôle sous le régime de Moïse. Selon des conseillers présidentiels, Hérard a été trouvé à au moins une occasion espionnant le président pour Saint-Rémy, l’informant des réunions de Moïse.

En dépit du soutien symbolique de l’impérialisme américain au régime de Moïse, l’affirmation du Times selon laquelle «aucune preuve n’a été apportée» que l’un des suspects du meurtre ait collaboré avec le gouvernement américain ou «que les États-Unis aient été impliqués dans le complot ou en aient eu connaissance» est pour le moins douteuse. Même à la suite de la purge du procureur général et du ministre de la Justice par Henry, après que ceux-ci aient remis en question ses appels téléphoniques incriminants avec Badio, le gouvernement américain est resté fidèle à Henry.

Entre-temps, parmi les 39 personnes arrêtées en rapport avec l’assassinat, plusieurs ont déjà servi d’informateurs pour le FBI et la Drug Enforcement Administration, selon CNN. Aucune des personnes arrêtées n’a encore été formellement inculpée.

La classe ouvrière et la paysannerie démunie sont les véritables victimes des intrigues politiques de la classe dirigeante haïtienne, qui visent, en dernière analyse, à défendre un système d’exploitation et de pauvreté extrême, enraciné dans une oppression longue de plusieurs siècles aux mains de l’impérialisme américain et mondial.

(Article paru en anglais le 13 janvier 2022)

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