Perspectives

La guerre en Ukraine: les questions qu’il faut poser

Les causes profondes et essentielles d’une guerre se révèlent non pas dans la façon dont elle débute, mais comment elle se développe et ce à quoi elle mène. La guerre civile américaine n’a pas été causée par les tirs sur Fort Sumter. L’assassinat de l’archiduc autrichien Franz Ferdinand n’a pas provoqué la Première Guerre mondiale.

Avec le recul historique, il est clair que la guerre de Sécession avait pour but ultime la destruction de l’esclavage (et le développement sans entrave du capitalisme moderne aux États-Unis qui en a résulté). Le fait que l’assassinat de Ferdinand à Sarajevo n’était guère plus qu’un événement déclencheur de l’éruption de conflits interimpérialistes qui couvaient depuis longtemps n’était apparent en 1914 que pour les marxistes les plus clairvoyants, en particulier Lénine, Trotsky et Luxemburg.

C’est maintenant évident que l’invasion de l’Ukraine s’est transformée en un conflit entre les États-Unis, l’OTAN et la Russie. Cependant, dans la masse de commentaires hystériques sur la guerre Ukraine-Russie, c’est pratiquement impossible de trouver – en dehors du World Socialist Web Site – le moindre effort pour placer le déclenchement du conflit dans un contexte géopolitique et historique plus large.

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, rencontre des troupes de l’OTAN sur une base aérienne à Tallinn, le mardi 1er mars 2022. (Leon Neal/Pool Photo via AP) [AP Photo/Leon Neal]

Dans les reportages sur le conflit, la distinction entre journalisme et propagande a été effacée. Tout est présenté en noir et blanc, et les médias ne laissent aucun espace au cerveau pour travailler. Selon le récit universel, la Russie a envahi l’Ukraine parce qu’il y a un monstre appelé Poutine, tout comme il y avait des monstres nommés Saddam Hussein, Oussama Ben Laden et Slobodan Milosevic.

Des universitaires érudits – même ceux qui se sont attaqués pendant des décennies au problème complexe de la causalité historique – sont dans un état d'effondrement intellectuel et se contentent de laisser CNN, MSNBC et, bien sûr, le New York Times, penser pour eux. Aucune question sérieuse n'est posée, sans parler de réponse.

Voici quelques questions qui ne sont pas, mais devraient être soulevées:

1) Quelle est la relation entre la crise intérieure de chaque pays (y compris la Russie), exacerbée par la pandémie, et l’éruption de la guerre?

Les médias présentent la dynamique de guerre comme si elle n’avait aucun lien avec l’événement dominant de ces deux dernières années: la pandémie de COVID-19. Selon une estimation de The Economist, la pandémie a tué 20 millions de personnes dans le monde. Elle a profondément déstabilisé la vie politique dans tous les pays, et particulièrement aux Etats-Unis, ce qui a conduit à un effort désespéré de la part de la classe dirigeante pour dévier les tensions internes vers l’extérieur.

2) Quel est le rapport entre les guerres que les États-Unis ont menées sans relâche au cours des 30 dernières années, souvent avec la collaboration de l’OTAN, et l’escalade rapide de la confrontation avec la Russie?

En 1992, les États-Unis ont adopté un document stratégique qui déclarait leur intention de bloquer «l’émergence de tout futur concurrent mondial potentiel». La guerre du Golfe persique de 1990-91 a été suivie par la guerre contre la Serbie en 1999; l’invasion de l’Afghanistan en 2001; la deuxième guerre contre l’Irak en 2003; la guerre contre la Libye en 2011; et la guerre civile en Syrie soutenue par la CIA.

On ne trouve nulle part dans les médias la moindre mention du fait, documenté dans des documents stratégiques, que les États-Unis planifient depuis des années une confrontation directe avec la Russie et la Chine. À partir de 2016, les États-Unis ont entrepris une expansion très importante, de plusieurs trillions (1000 milliards) de dollars, de leur arsenal nucléaire; cela a impliqué la création d’armes nucléaires plus utilisables et à plus faible rendement sur le champ de bataille. En 2018, les États-Unis ont quitté le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI). Ils ont commencé à développer et à tester des missiles capables de frapper les grandes villes russes depuis des pays d’Europe de l’Est.

3) Les États-Unis ont largement étendu l’OTAN et déplacé leurs forces à des centaines de kilomètres vers l’Est. Les États-Unis considèrent-ils cette guerre comme une occasion d’infliger une défaite massive à la Russie, conduisant à son éclatement éventuel? Quel est le rapport entre cette confrontation et le conflit avec la Chine?

Qui pourrait savoir, en regardant les journaux télévisés et en lisant les grands journaux, que les stratèges américains rêvent depuis longtemps de l’éclatement de la Russie pour permettre un accès direct aux ressources naturelles du pays? Depuis des années, les principaux groupes de réflexion américains préconisent de «déstabiliser le régime russe» et, à terme, de mettre en œuvre une politique de changement de régime. Si ces efforts aboutissent, la Russie pourrait être transformée en base et centre de ressources pour une guerre mondiale qui vise ce que la classe dirigeante américaine considère comme son principal concurrent stratégique: la Chine.

4) La décision de l’Allemagne de tripler son budget militaire et de supprimer toutes les restrictions imposées à ses forces armées depuis la Seconde Guerre mondiale n’est-elle qu’une réaction spontanée à la guerre en Ukraine? Ou bien la guerre a-t-elle fourni à l’Allemagne un prétexte pour un réarmement prévu de longue date?

Dans un changement historique, l’Allemagne a violé cette semaine sa politique de non-envoi d’armes dans les zones de conflit. Elle a envoyé des armes offensives en Ukraine, parallèlement à une expansion massive des dépenses militaires allemandes. C’est l’aboutissement d’une politique initiée en 2014, lorsque le président Frank-Walter Steinmeier a annoncé dans la Conférence sur la sécurité de Munich, que l’Allemagne était «trop grande pour se contenter de commenter la politique mondiale depuis les coulisses». Depuis lors, un effort systématique pour remilitariser l’Allemagne existe, qui implique la campagne de banalisation des crimes de guerre nazis.

L’Allemagne n’est pas seule. En rupture avec toute l’histoire du Japon après la Seconde Guerre mondiale, Shinzo Abe a proposé, alors qu’il était premier ministre japonais, que le pays stationne des armes nucléaires américaines sur son territoire. La semaine dernière, la Suisse a rompu des centaines d’années de neutralité et a entrepris des sanctions contre la Russie, un geste sans précédent depuis un demi-millénaire.

Peut-on croire que ces changements très importants dans les relations géopolitiques, prévus de longue date, sont simplement une réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie?

5) Quels sont les intérêts financiers et commerciaux mondiaux qui bénéficient de la guerre et qui profiteraient de l’éclatement de la Russie et d’un accès sans entrave à ses immenses ressources sur la masse continentale eurasienne?

Tout en dénonçant les oligarques russes, les médias ne parlent pas des intérêts que les oligarques américains ont dans l’éclatement de la Russie et l’accès direct au corridor stratégique entre la mer Noire et la mer Caspienne. La Russie est le premier fournisseur mondial de gaz naturel, le deuxième exportateur de pétrole, le premier exportateur de blé, le troisième exportateur de charbon et un fournisseur majeur de fer, d’or, de platine, d’aluminium, de cuivre et de diamants: tous ces éléments sont essentiels dans tous les types de production moderne, y compris la production de guerre.

6) Comment l’éruption d’un conflit entre la Russie et l’OTAN s’accorde-t-elle avec les affirmations qui ont été faites sur la «fin de l’histoire» et le triomphe de la paix et de la démocratie après la dissolution de l’URSS?

L’éclatement de ce conflit a fait voler en éclats les fausses affirmations selon lesquelles la dissolution de l’URSS et le développement capitaliste de la Chine conduiraient à une nouvelle ère de paix et de prospérité mondiales. Au contraire, les trois dernières décennies ont été dominées par la guerre et les conflits mondiaux, en prélude à ce qui menace d’être une troisième guerre mondiale nucléaire.

7) Mais la question la plus importante qui n’est pas posée est la suivante: quelles seront les conséquences si cette confrontation dégénère en une guerre nucléaire? Que restera-t-il de la planète?

Au milieu de toute la couverture à bout de souffle de la guerre en Ukraine, personne dans les médias ne se soucie de demander où tout cela mène. Les travailleurs des États-Unis et d’Europe veulent-ils risquer une guerre nucléaire et la destruction de l’humanité pour défendre le «principe sacré» selon lequel l’Ukraine devrait être autorisée à rejoindre l’alliance militaire de l’OTAN contre la Russie? Au milieu de tous les problèmes sociaux auxquels la classe ouvrière est confrontée, est-ce là que la ligne doit être tracée?

Aucune de ces questions ne peut être posée ou faire l’objet d’une réponse, car elles montrent que la guerre découle d’une crise insoluble du système capitaliste mondial. L’invasion russe de l’Ukraine est fondée sur le nationalisme réactionnaire de l’oligarchie russe. Les socialistes et les travailleurs conscients de leur classe doivent s’y opposer. Cependant, toute analyse de la crise actuelle qui ne la place pas dans son contexte historique et politique plus large ne sert qu’à dissimuler ses racines plus profondes.

Le World Socialist Web Site appelle les travailleurs d’Ukraine, de Russie, des États-Unis, d’Europe et du monde entier à tirer les leçons du désastre qui se déroule sous leurs yeux, et à se joindre à la lutte pour la transformation socialiste de la société et la fin du système capitaliste des États-nations qui est la cause fondamentale de la guerre.

(Article paru en anglais le 4 mars 2022)

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