La frénésie nationaliste monte pour s'emparer des œuvres de la collection russe Morozov exposées à Paris

La collection Morozov d’art impressionniste et post-impressionniste russe et européen est exposée à la Fondation Louis Vuitton (LVF) à Paris. Elle comprend des chefs-d’œuvre de dizaines d’artistes, dont Repin, Korovin, Larionov, Goncharova et Malevitch de Russie, et Monet, Rodin, Cézanne, Van Gogh, Matisse et Picasso pour l'Europe. Plus d’un million de personnes l’ont visitée; d’ici sa fin prévue le 3 avril, elle devrait être l’exposition d’art la plus visitée de tous les temps à Paris.

L'exposition fait revivre le lien profond et impérissable établi entre la culture russe et la culture européenne tel qu'elles se sont épanouies dans les décennies précédant la révolution d'octobre 1917. La collection elle-même a été nationalisée et mise à la disposition du public par Lénine, Trotski et les bolcheviks après la révolution d'octobre.

Le président français Emmanuel Macron, à gauche, et Brigitte Macron visitent l’exposition «La collection Morozov, icônes de l’art moderne» Fondation Louis Vuitton à Paris, mardi 21 septembre 2021. (Yoan Valat/Pool Photo via AP)

En tant que telle, la collection Morozov est devenue la prisonnière de la campagne médiatique nationaliste menée en France depuis l’invasion de l’Ukraine par le président russe Vladimir Poutine, afin de légitimer la campagne de guerre de l’OTAN contre la Russie. L’exposition est devenue la cible d’un déferlement de haine dans les médias et l’establishment culturel français.

De plus en plus de voix s’élèvent pour demander la saisie de la collection par l’État français ou par la LVF. Cette dernière appartient à l’homme le plus riche d’Europe, le multimilliardaire Bernard Arnault, magnat du luxe (valeur nette: 159  milliards de dollars). L’accord de prêt, conclu en privé entre Arnault et Poutine au Kremlin en 2016, exige que les œuvres soient restituées à la Russie avant le 6 avril.

Le matin suivant l’invasion russe de l’Ukraine, une campagne coordonnée a débuté dans la presse française pour débattre de la possibilité de saisir la collection Morozov. Le Monde écrit qu’«après l’offensive de l’armée russe», le maintien de l’exposition «ne peut que susciter des interrogations». Le Figaro évoque la possibilité de la vendre à de riches collectionneurs «pour acheter des armes utiles à la résistance ukrainienne».

Ces propositions témoignent du caractère avili de la campagne anti-russe ourdie en France, qui s’apparente à une attaque contre l’art et la culture humaine. La saisie des 200 œuvres de cette collection inestimable serait sans doute le plus grand vol d’art en Europe depuis le pillage du continent par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pourtant, c’est précisément ce que proposent des voix puissantes dans les médias et ce qui passe pour l’intelligentsia française. Ce mois-ci, Gilles Hertzog, rédacteur en chef du magazine La Règle du Jeu, a rédigé un éditorial. Ce dernier exige que la collection Morozov «reste à Paris jusqu’à la fin des hostilités en Ukraine et le retrait des envahisseurs russes».

Faisant référence au tableau de Picasso représentant le bombardement fasciste de Guernica pendant la guerre civile espagnole, Hertzog affirme que le retour de l’exposition en Russie serait désormais une insulte morale à Picasso et à l’art dans son ensemble. Il écrit: «Être exposé sous le patronage de Vladimir Poutine, pour le créateur de Guernica, est devenu une insulte intolérable».

L’hypocrisie de cet argument est stupéfiante. Au cours des 30 années qui ont suivi la dissolution stalinienne de l’Union soviétique en 1991, éliminant leur principal rival militaire, les puissances impérialistes américaines et européennes se sont déchaînées sur le monde. Envahissant ou bombardant des pays comme l’Irak, la Yougoslavie, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie et le Mali, elles ont tué des millions de personnes et transformé des dizaines de millions de personnes en réfugiés. Si l’on acceptait l’affirmation réactionnaire de Hertzog selon laquelle l’art ne peut être exposé dans un pays en guerre, on devrait fermer pratiquement tous les musées d’art d’Europe et d’Amérique du Nord.

Hertzog ne dénonce pourtant pas l’exposition du tableau Guernica au Musée d’art moderne de New York comme un affront à Picasso. Il ne prétend pas non plus que le bombardement français, l’année dernière, d’un mariage dans le nord du Mali, qui a tué au moins 19 civils, a rendu Paris indigne d’accueillir la collection Morozov.

L’hypocrisie intéressée est une caractéristique inhérente au milieu aisé et corrompu qui entoure Hertzog, petit-fils du sénateur stalinien Marcel Cachin et ami du «nouveau philosophe» post-68 Bernard-Henri Lévy. Lévy et Hertzog sont tristement célèbres pour justifier les guerres sur la base d’invocations sélectives des droits de l’homme. Hertzog a appelé l’OTAN à envahir la Syrie et à mettre fin à sa politique de «Pas de troupes au sol» et a dénoncé le retrait des troupes américaines d’Afghanistan.

L’invasion de l’Ukraine par Poutine, que ce milieu considère comme une menace intolérable pour le monopole de l’OTAN sur l’utilisation de la force militaire, l’a plongé dans une frénésie guerrière. Lévy, qui a dirigé la promotion de la guerre de 2011 en Libye, a longtemps soutenu les provocations anti-russes qui ont incité Poutine à envahir l’Ukraine. Lévy a fait plusieurs fois le tour du Donbass avec des milices nationalistes ukrainiennes d’extrême droite et se trouve actuellement à Odessa. Il fait une campagne pour une plus grande implication de l’OTAN en Ukraine, malgré le danger que cela puisse provoquer une Troisième Guerre mondiale entre des puissances nucléaires.

Dans La Règle du Jeu, Hertzog tente de donner une expression quelque peu policée à sa bile anti-russe. Il admet que dans cette exposition, «un autre visage de la Russie éternelle s’offre à nous, ouvert sur le monde, amie des arts, passionnée de culture et nourrie d’échanges avec l’Europe».

Après son bref clin d’œil aux réalisations artistiques du peuple russe, Hertzog le dénonce comme étant soi-disant indigne de l’art russe. Il demande que la collection Morozov soit confisquée, pour «revenir sur les murs des musées d’État russes lorsque la Russie… sera à nouveau digne d’accueillir le meilleur de l’art français et russe».

Les appels réactionnaires de Hertzog à punir le peuple russe pour les actions de son gouvernement ont des conséquences désastreuses pour la liberté artistique. Pendant les carrières de Monet et de Rodin, la France était engagée dans la conquête sanglante de l’Indochine, de la Syrie et du Maroc et dans le pillage de l’Algérie et de l’Afrique occidentale. Pendant les carrières de Matisse et de la mère de Hertzog, la législatrice stalinienne Marcelle Hertzog-Cachin, la France a mené et perdu des guerres coloniales sanglantes en Indochine et en Algérie. Ces guerres ont fait plus d’un demi-million de morts et envoyé des millions de personnes dans des camps d’internement.

Hertzog considère-t-il que le peuple français est «digne» de Monet, Rodin ou Matisse? Aurait-on dû leur refuser le droit d’exposer leurs œuvres en France en raison des crimes coloniaux de la France? Les musées de Hanoi, de Damas, de Casablanca, d’Alger ou de Dakar devraient-ils confisquer les œuvres d’art françaises qui y sont exposées? Tout en arguant, comme le fait Hertzog en Russie, que le peuple français doit subir une punition collective pour les crimes de son gouvernement?

Les partisans petits-bourgeois de l’«impérialisme humanitaire» sont sans doute trop occupés pour de telles questions, travaillant dur à leur campagne de presse pour la guerre avec la Russie. Cependant, leur campagne contre la Russie n’a aucune base artistique, politique ou, pourrait-on ajouter, morale légitime.

En effet, malgré toutes leurs dénonciations de Poutine et de la Russie, ils partagent un élément clé du nationalisme russe de Poutine. Alors qu’il envahissait l’Ukraine et lançait une guerre qui divise les travailleurs russes et ukrainiens, Poutine, l’héritier de la restauration stalinienne du capitalisme, a dénoncé la Révolution d’octobre. Il a attaqué Lénine, Trotsky et les autres grands marxistes pour avoir fait trop de concessions aux nationalités non russes lors de la fondation de l’Union soviétique.

Les fondements anticommunistes des forces qui visent la collection Morozov se trouvent exposés en détail dans la National Review, publication américaine de droite fondée par l’ex-agent de la CIA William F. Buckley, Jr. Elle évoque la «réserve de la collection Morozov à Paris, que les Français devraient garder jusqu’à ce que Poutine quitte l’Ukraine». Dénonçant l’Union soviétique, il conclut: «Gardez l’art à Paris. C’est une façon appropriée de tirer un trait sur l’enfer utopique qui a commencé en 1917».

De telles menaces de vol du patrimoine artistique du peuple russe démasquent le caractère totalement antidémocratique de la campagne de guerre de l’OTAN contre la Russie.

(Article paru d’abord en anglais le 17 mars 2022)

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