«Ils maximisent les profits et réduisent le nombre de travailleurs»

Un travailleur du Canadien Pacifique dénonce des conditions de travail brutales

Travaillez-vous au Canadien Pacifique? Contactez-nous pour vous joindre à la lutte visant à mettre sur pied un comité de la base qui fera avancer le combat des cheminots à travers l’Amérique du Nord pour de meilleurs salaires et conditions de travail.

Une locomotive du Canadien Pacifique (Mariano Mantel/Flickr)

Le Canadien Pacifique, la deuxième plus grande compagnie ferroviaire du Canada et la sixième d’Amérique du Nord, a déposé mercredi un avis de lock-out de 72 heures contre 3.000 mécaniciens de locomotive, chefs de train et agents de triage. L’entreprise, avec l’approbation du gouvernement fédéral de Trudeau, tente de renforcer le régime d’exploitation impitoyable afin de protéger les profits de l’entreprise et les dividendes aux actionnaires.

Des dizaines d’organisations représentant les entreprises ont signé une lettre demandant au gouvernement libéral d’intervenir et d’imposer un règlement propatronal aux travailleurs, qui ont voté massivement pour la grève le mois dernier. Entre-temps, après avoir tenu les travailleurs dans le noir par rapport aux pourparlers tenus à huis clos avec le CP, le syndicat des Teamsters a tardivement émis un avis de grève jeudi soir. Ce geste a peu d’importance pratique, étant donné que les travailleurs ne peuvent légalement commencer la grève que 24 heures après le début du lock-out.

Le World Socialist Web Site s’est entretenu jeudi avec un chef de train du CP, qui a décrit ses conditions de travail, ses positions sur le syndicat des Teamsters et ses revendications dans le cadre de la lutte actuelle. Il nous a demandé de garder son identité anonyme par crainte de représailles.

World Socialist Web Site: Pouvez-vous décrire vos conditions de travail au Canadien Pacifique?

Travailleur ferroviaire: Je suis un chef de train et je fais partie d’un équipage. C’est un travail sur appel. Vous recevez un appel deux heures avant de devoir vous rendre au travail. À la fin d’un «quart de travail», qui consiste en un voyage à l’extérieur de la maison et un voyage de retour à la maison, vous pouvez prendre 24 heures de congé personnel.

Vous êtes appelé sur la base du premier arrivé, premier parti. Ainsi, lorsque vous revenez d’un «quart de travail», vous allez au bas de la liste et vous remontez la liste. Cela signifie que vous dépendez totalement de l’entreprise, qui doit vous fournir une liste précise des trains, afin que vous sachiez quand vous devrez travailler. Par exemple, si j’étais arrivé en haut de la liste, je regarderais le prochain train sur la liste, et je pourrais me coucher à 22 heures parce que je m’attends à me lever pour commencer à travailler à 6 heures. Mais les listes sont erronées, parce qu’ils ne les mettent pas à jour, soit parce qu’ils manquent de personnel, soit parce qu’ils s’en moquent. Je me suis donc couché à 22 heures et je reçois un appel à minuit me disant que je dois être au travail à 2 heures du matin. Le résultat est que je vais au travail sans aucun repos.

L’entreprise prétend que si une telle chose se produit, vous pouvez vous mettre en congé maladie et vous ne serez pas sanctionné. Mais ce n’est pas vrai. Elle enregistre chaque congé maladie pour pouvoir l’utiliser contre vous plus tard. Ils peuvent l’utiliser pour justifier une punition pour quelque chose sans aucun lien.

WSWS: Quels sont les principaux problèmes qui ont incité plus de 96% des travailleurs du CP à voter pour la grève?

TF: L’exactitude des horaires des trains fournie par la compagnie a été un facteur déterminant dans le vote de grève. Cela nous amène à nous présenter au travail sans être reposé. Une autre raison est la réglementation canadienne en matière de transport, qui stipule que vous ne devez travailler que 12 heures par jour. Le syndicat avait déjà négocié la réduction de cette durée à 10 heures. Mais les équipes dépassent généralement le seuil de 10 heures. Cette question a également été soulevée au CN [Canadien National, la plus grande compagnie ferroviaire du Canada]. Nous voulons que la règle des 10 heures soit respectée. Elle ne l’est pas, et nous ne sommes pas compensés pour travailler au-delà de la limite.

Le CP se vante de réaliser des profits records chaque trimestre. En 2012, alors que l’entreprise ne se portait pas très bien, elle a imposé un plafond aux pensions pour assurer sa stabilité financière. Depuis, les choses ont radicalement changé. Le régime de retraite a un surplus si important que l’entreprise n’y verse plus aucune cotisation. Mais elle refuse également d’éliminer le plafond. Avec la pension actuelle, je ne pourrai pas prendre une retraite confortable. L’inflation n’est pas prise en compte.

WSWS: Quel a été l’impact de la pandémie sur vos conditions de travail? Le CP a-t-il pris des mesures pour vous protéger contre les infections?

TF: Les horaires irréguliers de notre travail nous obligent à nous rendre au travail au milieu de la nuit. Avant la pandémie, il était difficile de se rendre au travail, mais les conditions de la pandémie ont rendu les choses encore plus difficiles. Les endroits qui offraient des services 24 heures sur 24 où l’on pouvait acheter de la nourriture et d’autres choses sont maintenant fermés la nuit à cause de la pandémie.

La principale menace est la transmission d’employé à employé. Si tout le monde est correctement masqué, on peut considérer que la situation est sécuritaire. Si un train va de Vancouver à Montréal, environ 25 personnes travaillent dessus. Votre environnement de travail subit donc de nombreux changements, et vous devez nettoyer votre environnement. Des produits de nettoyage ont été fournis au début de la pandémie, mais c’était surtout pour la forme. Dès qu’il a été clair que la pandémie était là pour de bon, les produits de nettoyage ont disparu. Rien ne nous est fourni pour garder notre espace propre. Si vous voulez des lingettes ou du désinfectant, vous devez le payer vous-même.

Avec la manière dont l’entreprise fonctionne, la quantité de marchandises à transporter à peu d’importance, que le train fasse 3.000 pieds ou 12.000 pieds de long. Nous transportons tout ce tonnage et ces marchandises supplémentaires, et c’est ce que l’on attend de nous.

WSWS: Quel rôle les Teamsters ont-ils joué? Quelle est votre opinion sur le syndicat?

TF: Il y a des violations flagrantes de notre convention collective tous les jours. Même si nous négocions et obtenons un accord, cela n’aura aucune importance si le CP ne le respecte pas. L’attitude du syndicat est que vous n’avez qu’à faire ce qu’on vous dit et nous parlerons des violations plus tard.

Je travaille seul à l’extérieur à déplacer des wagons de train, et je suis censé avoir ma pause repas à la quatrième heure. Mais l’entreprise ne veut pas que je la prenne. Ils disent que vous devez continuer à travailler, et si je dis que je veux ma pause repas, ils disent: «Vous refusez de travailler? Nous devrons vous retirer du service pour une enquête». La procédure de règlement des griefs a pris énormément de retard à cause de choses insignifiantes comme la violation constante de la convention collective par l’entreprise. L’entreprise dit dans les pourparlers que le système d’arbitrage doit être modifié parce qu’il ne fonctionne pas. Mais cela est dû à l’arriéré qu’elle a créé en violant constamment la convention.

La position du syndicat est que même si la convention est violée, il faut quand même travailler. Si un article de la convention est violé, ils disent que cela ne vous donne pas de raison de refuser le travail sur le champ. La seule chose que vous pouvez refuser sur-le-champ, c’est un travail dangereux. Je ne peux donc pas refuser de travailler parce que je n’ai pas droit à ma pause repas.

Pour moi, l’aspect sécurité entre en jeu pendant l’été. Il fait 40 degrés Celsius (104 degrés Fahrenheit) dehors et le ballast des rails dégage de la chaleur. Il fait très chaud, je suis dehors depuis quatre heures à faire un travail physiquement actif en changeant les wagons, et je sens l’épuisement dû à la chaleur. Pour moi, c’est dangereux, mais je ne peux pas faire de pause pour me rafraîchir à l’intérieur. La position du syndicat est toujours de travailler maintenant et de faire un grief plus tard, mais rien n’en ressort jamais.

WSWS: Les cheminots de BNSF aux États-Unis se battent contre des conditions de travail tout aussi brutales. Ils ont créé un comité de la base pour faire avancer leur lutte de manière indépendante. Le comité de la base des travailleurs de BNSF a publié une déclaration[déclaration en anglais] de solidarité avec vous au CP et appelle à une lutte internationale pour l’amélioration des salaires et des conditions de travail. Que pensez-vous de cette initiative?

TF: Aux États-Unis, avec BNSF, le gouvernement les oblige à reprendre le travail. Chaque fois que le syndicat les poursuit en justice, l’entreprise gagne toujours.

La stratégie internationale pour les cheminots est critique en raison du PSR [precision-scheduled railways – système de planification de précision des chemins de fer], qui a été mis en œuvre sur tous les chemins de fer en Amérique du Nord. L’idée de base est qu’ils attendent la plus grande quantité de travail avec le moins de ressources humaines possible. Ils maximisent le fret et les profits, et réduisent le nombre de travailleurs. C’est le PSR qui a provoqué le déraillement d’un train en 2019 [article en anglais] à Field en Colombie-Britannique, où trois travailleurs sont morts.

Tous les cheminots font face à cette situation. L’objectif principal du PSR est de faire grimper le cours des actions boursières et les dividendes.

La grosse différence entre les chemins de fer et de nombreuses autres entreprises est qu’ils sont présents dans presque tous les quartiers. Dans quelle mesure vous sentez-vous en sécurité en dormant dans votre lit la nuit lorsque des marchandises dangereuses et du fret lourd sont transportés dans votre voisinage dans des conditions aussi dangereuses?

Il est bon de voir que les travailleurs de BNSF reconnaissent les mêmes problèmes que nous. C’est formidable d’avoir leur soutien. Nous menons tous le même combat.

Il est regrettable qu’une variante de la politique d’assiduité «Hi-Viz» ait déjà été mise en œuvre au CP. C’est bon de voir les travailleurs de BNSF se lever.

La politique d’assiduité a été introduite à la fin de 2017 ou au début de 2018. Ce n’est pas exactement le même système qu’à BNSF, mais si vous travaillez 28 jours d’affilée, vous avez droit à un jour de congé. Ce jour de congé ne peut être pris que dans une période de trois jours par mois. Si je travaille 28 jours sans prendre de congé maladie, je peux prendre un jour de congé entre le 20 et le 22 du mois. Ils n’ont pas encore de système de points, mais ils ont une matrice de facteurs qui n’est pas accessible aux employés, et ils l’utilisent pour décider si vous devez faire l’objet d’une enquête.

WSWS: La justification du CP pour le lock-out est que nous avons des prix de matières premières élevés en raison des sanctions contre la Russie. Le PDG a déclaré que les «ressources du Canada» sont plus que jamais nécessaires sur le «marché mondial», ce qui signifie le pétrole et d’autres produits énergétiques, qui sont très demandés et peuvent générer de gros profits en raison de l’exclusion du pétrole russe. L’establishment politique parle de démontrer une «unité nationale» et de défendre la «démocratie» contre l’«agression russe», mais vous êtes engagés dans une lutte où les droits des travailleurs sont totalement bafoués. Que pensez-vous de cette situation?

TF: L’entreprise vient et nous met en lock-out, en disant que nous ne pouvons pas nous permettre des arrêts de services. Mais il n’y a jamais de bon moment pour faire la grève. Si cela avait été l’année dernière ou l’année précédente, ils auraient dit «la pandémie n’est pas un bon moment». Si cela avait été à la fin d’une vague d’infections, ils auraient dit «l’économie se redresse». Il y aura donc toujours une raison pour l’entreprise.

Mais la sécurité doit passer en premier, et les gens doivent veiller les uns sur les autres. La question est, est-ce que quelqu’un rentre chez lui en toute sécurité avec sa famille le soir après le travail ou est-ce qu’un milliardaire en profite?

WSWS: Pour quelles revendications les cheminots devraient-ils se battre? De quoi les travailleurs auraient-ils réellement besoin pour garantir un environnement de travail sécuritaire?

TF: Il faut pouvoir s’attendre à quelque chose pour subvenir à ses besoins après la retraite. Il s’agit d’un travail très exigeant sur le plan physique et vous passez beaucoup de temps loin de chez vous, vous devriez donc être en mesure de prendre une retraite confortable.

On doit pouvoir aller travailler en étant reposé. Personne ne devrait avoir à réfléchir à deux fois avant de passer derrière les commandes d’un train. Le manque de repos ne devrait même pas avoir à être pris en compte dans la décision de prendre des congés.

Les employés ont besoin de ressources précises, en particulier d’horaires de train précis, pour pouvoir déterminer quand ils vont travailler et éviter l’épuisement.

Et il n’y a pas de meilleur moyen de déterminer les augmentations de salaire que de surveiller ce que l’entreprise facture pour le transport de marchandises sur son réseau. Combien facture-t-elle d’une année à l’autre le transport d’une tonne de marchandises sur un kilomètre? Un comité composé de travailleurs devrait suivre cela et les salaires devraient être ajustés à la hausse en conséquence.

WSWS: Le WSWS appelle à la création d’un comité de la base au CP afin de retirer le contrôle de la lutte des mains du syndicat, comme l’ont fait les travailleurs de BNSF. Que pensez-vous de cette perspective?

TF : Je pense que c’est génial ce que vous faites, le WSWS est le seul moyen pour les travailleurs de communiquer ce qu’ils pensent et ce pour quoi ils se battent.

Soixante-quinze pour cent de nos cotisations vont au syndicat national, et les gens en sont très mécontents. Le comité BNSF est un excellent exemple à suivre et une indication de ce qui peut arriver ici.

(Article paru en anglais le 19 mars 2022)

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