Des dizaines de millions de travailleurs indiens se joignent à la grève générale contre l’offensive guerrière de classe de Modi

Lundi et mardi, des dizaines de millions de travailleurs indiens ont participé à une grève générale de deux jours contre la politique de guerre de classe, «pro-investisseurs», menée par le gouvernement d’extrême droite du BJP (Bharatiya Janata Party) dirigé par Narendra Modi.

De nombreux travailleurs ont fait grève malgré les menaces de mesures disciplinaires et même de licenciement proférées par le gouvernement et les directions d’entreprises.

La grève a touché toutes les régions de l’Inde, depuis l’Assam et le Pendjab dans le nord jusqu’au Telangana et à l’Andhra Pradesh dans le sud. Elle a mobilisé des millions de travailleurs de nombreux secteurs: transports routiers, sidérurgie, pétrole, charbon, production d’électricité, services postaux, télécommunications et santé publique.

Des manifestants en soutien à la grève nationale de deux jours à New Delhi, en Inde, le mardi  29  mars 2022. (AP Photo/Altaf Qadri)

Dans plusieurs États et territoires dirigés par l’opposition, dont le Kerala et Pondichéry, la grève a entraîné un «bandh» (fermeture générale de tous les magasins, entreprises et écoles). Au Bengale occidental et au Tamil Nadu, les partisans de la grève générale ont bloqué les lignes ferroviaires, perturbant le transport des passagers.

Dix centrales syndicales avaient appelé à cette grève, dont la CITU et l’AITUC, dirigées par les staliniens, et l’INTUC, affiliée au Parti du Congrès. Les syndicats demandent au gouvernement Modi d’abandonner sa politique «anti-populaire, anti-travailleur et anti-nationale» et de mettre en œuvre leur charte de revendications en 12  points.

Ceux-ci comprennent: l’abrogation de la «réforme» gouvernementale du droit du travail, qui est hostile aux travailleurs, et celle d’une loi interdisant les grèves dans les industries de défense. Ils demandent l’arrêt de toutes les privatisations; l’abandon du National Monetisation Pipeline (un projet du gouvernement BJP visant à confier à la grande entreprise la gestion d’une grande partie du réseau ferroviaire et autoroutier du pays comme d’autres infrastructures). Ils exigent également la régularisation des travailleurs sous contrat; et des salaires plus élevés pour les dizaines de millions de chômeurs qui se voient confier des travaux subalternes dans le cadre de la «garantie d’emploi rural» du gouvernement (MNREGA).

Le soutien à la grève a été particulièrement fort parmi les travailleurs des nombreuses entreprises publiques visées par la privatisation. L’un des éléments clés du «programme de redressement économique» (COVID-19) du gouvernement BJP est la vente à prix cassés des actifs publics au capital national et international. La nouvelle politique de privatisation prévoit la vente de toutes les entreprises du secteur public, sauf une poignée d’entre elles dans des «secteurs stratégiques».

La grève a paralysé les activités de l’entreprise publique «Coal India». Selon les responsables syndicaux, les mineurs de charbon et les travailleurs auxiliaires ont rejoint la grève en masse dans la ceinture du charbon qui traverse le Jharkhand, le Chhattisgarh et le Madhya Pradesh.

Ont également débrayé les travailleurs des raffineries de pétrole et de l’électricité, comme ceux de nombreux ports. Le port de Tuticorin, dans le Tamil Nadu, par exemple, a été paralysé pendant deux jours par les 500  travailleurs permanents et les 750  travailleurs contractuels directement employés par le port, auxquels s’est joint un millier de travailleurs des compagnies maritimes privées.

Quelque 15.000  travailleurs de la SAIL (Steel Authority of India) ont fait grève dans les aciéries du Chhattisgarh, d’Odisha et du Bengale occidental. Dans une autre aciérie publique à Visakhapatnam, dans l’Andhra Pradesh, qui a été le théâtre d’une longue agitation contre la privatisation, 8.000 des 11.000  travailleurs ont déposé les outils pendant les deux jours.

La grève a fortement perturbé le service des banques d’État dans tout le pays. De nombreux travailleurs des compagnies d’assurance publiques ont également débrayé. Le gouvernement BJP prévoit de privatiser deux banques cette année et espère lever 800  milliards de roupies (8  milliards de dollars américains) dans le cadre de la plus grande privatisation jamais réalisée à ce jour en Inde, la vente partielle de la «Société d'assurance-vie de l'Inde».

Des millions d’ASHA (services de santé communautaires en milieu rural), d’Anganwadi (services de garde d’enfants en milieu rural) et de travailleurs des cantines scolaires ont rejoint la grève. Ces travailleurs, principalement des femmes, ne sont même pas payés au salaire minimum. Bien que nombre d’entre eux sont en première ligne dans la lutte contre la COVID-19.

Le secteur privé a également fait grève. Dans le Tamil Nadu, les travailleurs de Ashok Leyland, Hinduja Foundries, Madras Rubber Factory Tyres, Balmer Lawrie et Tablets India Ltd se sont mis en grève totale. En Assam et au Bengale occidental, la production a été paralysée dans les plantations de thé.

Mais dans de nombreuses grandes zones industrielles, comme la vaste agglomération d’usines de Gurgaon-Manesar, dans la banlieue de Delhi, les syndicats ont cédé aux menaces des employeurs. Ils ont demandé aux travailleurs de se présenter au travail lundi et mardi, au nom de la «paix industrielle», selon eux.

Dans de nombreuses usines de la ceinture industrielle d’Oragadam-Sriperumbudur, près de Chennai, de nombreux travailleurs des usines automobiles — notamment Hyundai, K Tyres, Apollo Tyres, Yamaha et Cosmos — ont néanmoins fait grève et ont participé à des manifestations et à des blocages de routes. On a également rapporté que les travailleurs des usines automobiles et d’autres entreprises industrielles d’envergure mondiale avaient largement participé aux manifestations organisées à l’heure du déjeuner et après le travail, que les syndicats avaient approuvées.

Un travailleur de Hyundai qui a pris part à un rassemblement de protestation à Sriperumbudur a déclaré au World Socialist Web Site: «De nos jours, les entreprises s’endurcissent de plus en plus contre les travailleurs. Nous devons nous battre pour chaque droit. La situation à laquelle sont confrontés les travailleurs est épouvantable, en particulier dans le secteur informel» (les journaliers et autres travailleurs « employés occasionnellement»).

Les organisations d’agriculteurs se sont jointes aux manifestations des travailleurs dans de nombreuses régions du pays. Après une très importante agitation agricole d’un an, au cours de laquelle des dizaines, voire des centaines de milliers d’agriculteurs ont campé aux abords de la capitale indienne, le gouvernement Modi a fait, en décembre, une retraite tactique et a abrogé trois lois favorables à la grande entreprise agricole.

Les lois de «réforme» du travail que le gouvernement a fait adopter à la hâte par le Parlement au cours d’une même session, en septembre 2020, restent cependant en vigueur. Elles donnent aux employeurs une marge de manœuvre encore plus grande pour utiliser des travailleurs contractuels et les licencier à volonté; elles éliminent les contraintes qui empêchent les grandes entreprises de procéder rapidement à des licenciements massifs et de fermer des usines; elles rendent illégales la plupart des actions syndicales.

Parmi les gouvernements d’État dirigés par l’opposition qui ont menacé les employés du secteur public participant à la grève de leur retirer leur salaire et d’autres représailles figuraient le Trinamool Congress (TMC) du Bengale occidental, le Dravida Munnetra Kazhagam (DMK) du Tamil Nadu et la coalition Shiv Sena-Congress-Parti du Congrès nationaliste du Maharashtra.

Dans l’État du Kerala, dans le sud de l’Inde, où le gouvernement dirigé par le Parti communiste indien-marxiste (CPM) et le Parti du Congrès qui est l’opposition officielle ont tous deux soutenu la grève, la Haute Cour a ordonné au gouvernement de l’État d’interdire aux fonctionnaires de se joindre à la grève et de prendre des mesures disciplinaires contre ceux qui le faisaient. La Cour s’est appuyée sur une pétition de «litige d’intérêt public» déposée par un activiste de droite comme prétexte pour attaquer la grève.

Le CPM stalinien et son gouvernement du Front démocratique de gauche se sont rapidement conformés à la décision du tribunal. Ils ont ordonné aux employés de l’État de se présenter au travail mardi, promettant d’imposer des sanctions à ceux qui ne le feraient pas. Le secrétaire général du gouvernement a annoncé que les «employés provisoires» nouvellement embauchés qui ne se présenteraient pas au travail seraient licenciés.

Mais la plupart des travailleurs ont défié à la fois le gouvernement et le tribunal. Sur les 4.824  employés du Secrétariat d’État, seuls 176 se sont présentés au travail mardi. D’autres ministères ont fait état de chiffres similaires.

Dans de nombreuses régions de l’Inde, les travailleurs du transport public par bus constituaient un bataillon clé de la grève. Avec l’encouragement actif du gouvernement national BJP, les gouvernements des États, y compris ceux dirigés par des partis d’opposition, s’apprêtent à privatiser les services de bus interurbains. Ces derniers constituent un moyen de transport essentiel, en particulier pour les pauvres des zones rurales.

Des responsables de la Société de transport routier de l’État du Tamil Nadu (TNSRTC) ont déclaré que seul un tiers des plus de 15.000  autobus qu’elle et ses filiales municipales déploient quotidiennement circulaient. À Chennai, la quatrième plus grande métropole de l’Inde, ce n’étaient que 10  pour cent.

S.  Vasan, un conducteur de la TNSRTC, a déclaré au WSWS qu’il était furieux que la CITU ait mis fin à la grève après une journée. Il a expliqué que les travailleurs avaient débrayé en «grand nombre» lundi parce qu’ils reconnaissent que le gouvernement de l’État se servait des pertes financières dues la pandémie et son refus d’investir dans le service pour préparer des suppressions d’emplois massives et la privatisation.

Dans l’Haryana, le service de bus a été paralysé dans tout l’État, quelque 15.000  travailleurs des transports en commun ont fait grève. Le gouvernement de l’État, dirigé par le BJP, aurait l’intention de confier 50  pour cent des lignes de bus interdistricts et 20  pour cent des lignes de bus inter-États à des entreprises privées.

Les syndicats qui ont appelé à la grève générale de cette semaine prétendent s’opposer au programme de privatisation de la classe dirigeante, mais ils sont tous alignés sur des partis comme le Congrès, le DMK, le CPM et le Parti communiste indien (CPI) qui ont soutenu une suite de gouvernements nationaux et régionaux ayant mis en œuvre des politiques favorables aux investisseurs, y compris les privatisations.

L’attitude des syndicats à l’égard d’une véritable lutte contre la privatisation est illustrée par le fait qu’ils ont isolé et abandonné les 75.000  travailleurs de la Maharashtra State Road Transport Corporation (MSRTC) qui sont en grève depuis cinq mois. Grève dirigée contre les plans de la direction de société et du gouvernement régional pour privatiser les lignes et les dépôts de bus. Les travailleurs de la MSRTC ont courageusement défié les brutales représailles de la direction et les menaces du gouvernement de les faire arrêter. Ils ont également été confrontés au sabotage direct organisé par la vingtaine de syndicats qui prétendent les représenter. Dès le début de la grève, les syndicats s’y sont opposés et ont ordonné aux travailleurs de se plier à une décision de justice qui déclarait la grève illégale.

Dans leurs appels à la grève générale de lundi et mardi et lors des rassemblements organisés pour la soutenir, les dirigeants des centrales syndicales et des partis staliniens n’ont fait aucune mention des travailleurs de la MSRTC. Ils ont encore moins appelé la classe ouvrière à prendre leur défense.

Dans toute l’Inde se développe une colère de masse face à l’assaut incessant contre les droits sociaux et démocratiques des travailleurs et à la fatale politique des «profits avant les vies» de l’élite dirigeante, qui a conduit aux morts en masse et, parallèlement, à une catastrophe sociale du chômage, de la faim et des privations. Cette crise sociale est à présent exacerbée par la guerre par procuration que les puissances impérialistes, États-Unis en tête, mènent contre la Russie, après avoir poussée celle-ci dans une attaque militaire réactionnaire contre l’Ukraine.

Cette colère sociale et la montée du militantisme ouvrier qui l’accompagne doivent cependant encore trouver une expression politique positive dans le développement d’une contre-offensive sociale et politique de la classe ouvrière.

Les principaux obstacles à ce développement nécessaire et urgent sont les syndicats pro-capitalistes et les partis staliniens qui, pendant des décennies, ont systématiquement réprimé la lutte des classes. Pour eux, la grève de protestation de cette semaine est comme celles auxquelles ils ont appelé quasi chaque année durant la dernière décennie, une manœuvre visant à garder le contrôle politique sur la classe ouvrière et pour lui faire prendre le chemin des protestations futiles auprès de l’establishment indien et celui de la politique parlementaire. Leur objectif déclaré est d’amener au pouvoir un gouvernement capitaliste droitier d’alternative à la prochaine élection nationale, en 2024, qu’il soit dirigé par le Parti du Congrès, jusqu’à récemment le parti de gouvernement national préféré de la classe dirigeante indienne, ou par un assemblage de partis régionaux chauvins et de castes, favorables à la grande entreprise.

Les staliniens dénoncent le BJP comme «fasciste hindou». Mais ils ne le font pas pour appeler la classe ouvrière à la lutte, ils le font comme partie de leurs efforts pour la lier à l’État indien et aux partis de droite «laïques» du grand capital. En effet, plus la crise capitaliste s’aggrave, plus les staliniens vont à droite. Le gouvernement de l’État du Kerala dirigé par le CPM vient de dévoiler un plan de développement intitulé «Nouveau Kerala» qui appelle à favoriser les investissements étrangers et à ouvrir les secteurs de la santé et de l’enseignement universitaire au capital privé.

Les conditions — comme l’indique la puissante réaction à la grève de protestation nationale de cette semaine — sont mûres pour unifier la myriade de luttes de la classe ouvrière et rallier les pauvres ruraux et urbains derrière celle-ci dans la lutte contre le gouvernement Modi et le capitalisme indien.

Cela nécessite la construction de nouvelles organisations de lutte à travers une rupture organisationnelle et politique d’avec les syndicats pro-patronat et les partis staliniens. La classe ouvrière doit former des comités de la base sur les lieux de travail et, surtout, construire un parti révolutionnaire de masse basé sur le programme du socialisme international.

(Article paru d’abord en anglais le 30 mars 2022)

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