«L’aboutissement de 25 ans de mauvaise sécurité et de cupidité patronale»

Témoignage de la mère d’un chef de train tué dans un déraillement du Canadien Pacifique en 2019 prend la parole

Le WSWS encourage les travailleurs du rail, les parents et les experts en sécurité ayant des informations à partager à contacter le Comité des travailleurs de la base du CP à l’adresse cpworkersrfc@gmail.com.

Le Bureau de la sécurité des transports (BST) du Canada doit publier aujourd’hui [jeudi] son rapport d’enquête tant attendu sur le déraillement mortel d’un train à Field, en Colombie-Britannique, en février 2019. Le déraillement du train 301 du Canadien Pacifique (CP) a tué trois travailleurs ferroviaires: le chef de train Dylan Paradis, le mécanicien Andrew Dockrell et le chef de train stagiaire Daniel Waldenberger-Bulmer.

Des travailleurs de CP Rail sur la ligne de piquetage à Moose Jaw, en Saskatchewan (Photo: Teamsters Division 510)

Le déraillement s’est produit alors que le train était en situation d’urgence. Des constatations antérieures publiées par le BST ont confirmé qu’il n’était pas «immobilisé», c’est-à-dire que les freins à main sont appliqués pour assurer une sécurité supplémentaire. Lorsque l’équipe de remplacement est montée à bord du train, qui était stationné sur une pente abrupte par temps extrêmement froid, la pression d’air dans les freins à air avait chuté à un point tel que l’équipe n’a pas pu contrôler le train lorsqu’il a commencé à se déplacer.

Les familles et amis des cheminots décédés attendent depuis plus de trois ans des réponses sur ce qui s’est précisément passé près de Field aux premières heures du 4 février 2019. Pam Fraser, la mère de Dylan, a récemment parlé au World Socialist Web Site du combat de sa famille pour découvrir la vérité sur la mort de son fils.

«Toute notre famille a été dévastée par la mort de Dylan. Nous sommes tous tourmentés par des questions qui restent sans réponse», a-t-elle déclaré. «Mon père était lui aussi cheminot, mais il n’arrive pas à concilier les différents faits concernant le déraillement. Je souffre aujourd’hui d’un syndrome de stress post-traumatique dû à la façon dont Dylan a été tué, à l’état de son corps et à la manière dont il est mort.

«Trois êtres humains merveilleux, fiers, sincères et dévoués ont été tués inutilement ce jour-là, à cause de la cupidité de leur employeur. Ce qui est arrivé à mon fils et à ses coéquipiers n’aurait jamais dû arriver».

Pam se souvient de l’épreuve vécue immédiatement après le déraillement: «C’est Keith Creel [le PDG du Canadien Pacifique] qui m’a appris la façon dont Dylan est mort. Il est venu chez Dylan lors de la cérémonie commémorative et a dit qu’il s’était rendu sur le lieu de l’accident. Il y a ce lien et cette fierté dans la famille des cheminots, alors quand il se présente après un événement aussi horrible et tragique, notre première pensée a été de savoir à quel point il devait se sentir concerné. Nous nous en sommes remis à lui, mais il nous a donné des informations incorrectes que le coroner a clarifiées avec moi plus tard dans la nuit. Il était en colère que Creel nous ait donné de fausses informations. Ce n’était pas correct, et jamais il n’aurait dû nous dire cela.

«La CBC a rapporté que Dylan avait été écrasé à mort. Une autre fois, j’ai appris que le train avait dévalé la montagne, s’était retourné et avait atterri le nez en bas. CP Rail a dit une chose, puis Transports Canada en a dit une autre. Il y a donc des divergences entre les diverses agences.

«Une partie de mon désarroi est d’apprendre que Dylan a pu mourir de quatre façons différentes. Mais comment peut-on ne pas avoir une confiance absolue dans ce qui est arrivé à mon fils? C’est un problème incroyable. À ce jour, nous ne savons toujours pas ce qui s’est réellement passé.»

Pam a comparé l’enquête qui a suivi à une dissimulation et a évoqué un incident qui l’a remplie de rage à l’égard du Chemin de fer Canadien Pacifique, le deuxième plus grand chemin de fer du Canada. «Un mois après l’accident, Keith Creel a été interviewé à Bloomberg», se souvient-elle. «Jusque-là, j’étais encore dans un profond chagrin et un grand désarroi. Il raconte comment l’entreprise se porte bien et comment elle travaille avec les employés. Puis il dit quelque chose comme “Je dois dire que nous n’avons pas tout fait correctement, nous avons peut-être cassé quelques œufs”et j’ai immédiatement vu la tête écrasée de mon fils. C’était la première fois que je me sentais vraiment en colère.

«En tant que PDG, Creel est personnellement chargé d’abroger les règles relatives aux freins à main qui ont conduit à l’accident. Je pense à l’insensibilité et à l’arrogance venant de ce type, rôdant autour d’une scène de crime où il n’aurait jamais dû se trouver, et se présentant chez mon fils pour nous désinformer. L’inhumanité de la chose.»

Pam a expliqué en détail comment le CP Rail a constamment fait obstruction aux efforts d’enquête sur le déraillement. «Il est facile de voir l’insensibilité flagrante de CP Rail», a-t-elle dit. «Même après l’accident, lorsque Transports Canada a recommandé l’utilisation des freins à main, le CP a immédiatement fait appel de l’ordonnance.»

Le BST est un organisme fédéral formellement indépendant qui rend compte au Parlement par l’intermédiaire du président du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Cependant, le comportement de l’agence depuis le déraillement de Field a soulevé de sérieuses questions sur son rôle. Fin 2019, Don Crawford, l’enquêteur initial du BST sur l’affaire, a déclaré qu’il soupçonnait une négligence et a demandé que la GRC, la police fédérale du Canada, prenne en charge l’enquête.

Bien qu’une enquête de la GRC puisse donner lieu à des poursuites criminelles, le BST n’a pas le pouvoir de déposer des accusations civiles ou criminelles. Comme l’indique son site Web, «le Bureau n’a pas pour fonction d’attribuer une faute ou de déterminer la responsabilité civile ou criminelle». De plus, «les conclusions du Bureau ne lient pas les parties à une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre».

CP Rail a répondu à l’appel de Crawford demandant à la GRC d’intervenir en menaçant le BST d’une poursuite judiciaire. L’organisme fédéral «indépendant» a réagi à cette menace en retirant Crawford de l’enquête, en rejetant ses propres conclusions et en présentant des excuses privées au CP Rail, qui ont été remises par la présidente du BST, Kathy Fox, en janvier 2020.

Le Canadien Pacifique a également réussi à écarter Mark Tataryn, un enquêteur principal du Service de police du Canadien Pacifique (SPCP), après qu’il ait demandé à voir des preuves essentielles liées au déraillement. Le SPPC est un service de police d’entreprise chargé de faire respecter la loi sur l’ensemble du réseau ferroviaire du CP au Canada et aux États-Unis.

Pam a commenté: «L’enquête ressemble à une conspiration visant à dissimuler la vérité. Une semaine à peine après l’accident, les faits qui nous ont été communiqués n’ont cessé de changer. Quand le train a été mis en état d’urgence; quand l’équipe a été appelée à sortir; quand le train s’est emballé; quand l’équipe est morte. Toutes ces heures ne sont pas cohérentes ou synchronisées. Plusieurs organisations différentes ont des chronologies différentes pour les mêmes événements.»

Elle poursuit: «La seule entité qui peut enquêter sur le déraillement du train 301, qui est classé comme un événement de classe 2, est le BST. Il a donc beaucoup de pouvoir et d’autonomie. Mais il a été constaté que le BST a cédé aux pressions du CP.

«Comment est-il possible que le CP ait une quelconque influence sur le BST, qui, de par son propre mandat, déclare clairement et bruyamment qu’il n’est responsable que devant le Conseil privé du Canada ? C’est comme si ces gens agissaient au-dessus de la loi et n’avaient pas de comptes à rendre aux personnes qui les paient.

«Nous sommes très impatients de voir le rapport final du BST sur le déraillement du train 301, surtout compte tenu de leurs antécédents en matière de suivi des instructions du CP.»

Pam a longuement discuté de la façon dont elle et ses proches se sont battus, en grande partie seuls, pour faire toute la lumière sur ce qui s’est passé. «Avant de mourir, ma mère a écrit au premier ministre Justin Trudeau, le suppliant de l’aider à faire des changements», a-t-elle déclaré. «Elle a dit: “Il ne me reste pas beaucoup de temps sur cette terre, mais avant de partir, je rendrais un mauvais service à Dylan si je ne faisais pas quelque chose pour provoquer un changement.”

«Si l’héritage de mon fils peut être le changement des choses mêmes qui ont conduit à son meurtre, alors je peux vivre avec ça. Je peux mettre cela de côté et finir de faire mon deuil. Je peux regarder à nouveau les albums de photos. Je voudrais juste voir mon fils sur la photo de son autel et la regarder avec tendresse et amour. Je pourrais donner un sens à l’accident. La mort de Dylan devrait être l’impulsion d’un changement. Quelque chose pour le bien de tous.»

Avec l’aide d’une équipe juridique, elle a cherché à faire pression sur CN Rail, le plus grand chemin de fer du Canada, pour qu’il améliore son bilan en matière de santé et de sécurité. Elle a choisi le CN parce qu’elle est actionnaire.

«J’ai fait une proposition d’actionnaire au CN: se débarrasser de la police ferroviaire privée, et protéger les dénonciateurs qui s’élèvent contre les chemins de fer», dit-elle. «Mon avocat a dû pousser contre leur conseiller juridique parce qu’ils ont essayé de refuser que je présente la proposition. Dans sa circulaire, la compagnie a voté pour que mes propositions soient rejetées. Parce que j’avais une représentation juridique, j’ai pu présenter et ma proposition a reçu environ 2 % des voix. Nous avons montré dans notre pétition que nous avions des remèdes, des politiques qui servaient mieux l’entreprise, mais ils ont refusé d’écouter.

«Je pense que si les primes de la direction et de l’entreprise étaient liées aux blessures et aux décès, cela pourrait inciter à adopter des pratiques plus sûres. Il doit y avoir un moyen de rappeler aux entreprises que les travailleurs sont des êtres humains.

«La députée néo-démocrate Nicki Ashton a parrainé nos deux pétitions avec les mêmes demandes auprès du gouvernement: nous avions espoir et ça semblait prometteur. Nous avons recueilli le minimum de 5000 signatures nécessaires pour la présenter au gouvernement, et nous avons suivi les étapes à la lettre et selon la loi. Mais au moment de la présentation, le gouvernement ne l’a pas reconnue et elle n’a jamais été présentée à la Chambre des communes. Elle est restée en suspens pendant 10 jours avant d’être entendue. Puis des élections ont été déclenchées et le projet est parti en fumée.

«Les poursuites que nous avons intentées ne concernent pas l’argent. Il n’y a pas d’autre moyen de demander des comptes à ces élites. Nous ne pouvons pas laisser ces barons du rail se contrôler eux-mêmes. Nous ne pouvons tout simplement pas l’ignorer plus longtemps. La mort horrible et macabre de ces cheminots ne doit pas être vaine. Ils doivent payer pour ce qu’ils ont fait».

Les syndicats se sont montrés tout aussi désintéressés de l’amélioration des conditions de sécurité que l’establishment patronal et politique. «Nous pensions que le syndicat des Teamsters serait un partenaire de soutien dans nos initiatives visant à apporter des changements, mais ils nous ont abandonnés», a noté Pam.

«Les syndicats ne semblent plus avoir aucun pouvoir. Les travailleurs ne peuvent même pas faire grève. Au début, les syndicats avaient des dents et les cheminots négociaient des contrats et faisaient des grèves du zèle. Ce n’est plus possible aujourd’hui. Hunter Harrison a tout changé avec son terme fantaisiste “Chemin de fer de précision”. Keith Creel était son prodige. Les travailleurs ne peuvent donc plus faire de grèves du zèle, car ils ont trouvé des moyens douteux de se débarrasser d’eux à la place. Tout le monde a peur de perdre son emploi, car il est tout à fait clair que l’entreprise ne les considère pas personnellement comme des êtres humains, comme des membres appréciés de la société.

«Les jeunes arrivent tout frais dans la culture du rail de précision. Les anciens avaient des années d’expérience avant les années Hunter Harrison. Mais le CP veut une main-d’œuvre entière qui ne sait pas ce qu’étaient les conditions précédentes, parce que le travail était bien meilleur à l’époque.»

Pam a souligné que la découverte de la vérité sur la façon dont Dylan et ses deux collègues sont morts n’est pas seulement une préoccupation urgente pour leurs proches, mais une question essentielle pour les travailleurs partout dans le monde.

«Si seulement les travailleurs savaient qu’ils ne sont pas seuls», a-t-elle déclaré. «S’ils savaient que des milliers et des milliers de travailleurs comme eux ressentent la même chose. Des milliers d’entre eux ont peur pour leurs moyens de subsistance, un toit sur leur tête et un emploi rémunéré. Malheureusement, ils ne connaissent que les équipes avec lesquelles ils travaillent, et il n’existe pas de grands rassemblements ou de forums publics où ils peuvent s’exprimer en toute sécurité.

«Il existe une petite armée qui croit aussi sincèrement que moi que ces changements sont impératifs. Nous sommes les petites fourmis qui font tourner ce pays, mais notre gouvernement et des sociétés extrêmement puissantes nous marchent dessus. Mais nous comptons. Nous, les employés, les cheminots, nous comptons.

«Le public doit savoir que si le chemin de fer traverse votre ville, votre famille et votre communauté sont toujours en danger. Ce n’est pas une entité inoffensive. Nous devenons complaisants dans les villes ferroviaires. On s’y habitue. Mais avec Lac-Mégantic, au Québec, d’un côté et Field, en Colombie-Britannique, de l’autre, il y a constamment des déraillements, des déversements et des accidents, des blessures et des décès dont le public est peu au courant. Le train 301 n’était pas un événement isolé. C’était l’aboutissement de 25 ans de mauvaise sécurité et de cupidité patronale.»

(Article paru en anglais le 31 mars 2022)

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