Partout au Sri Lanka, la colère éclate alors que les prix de la nourriture et du carburant explosent hors de portée des masses. Les travailleurs, les jeunes et les pauvres de la campagne s’unissent au-delà des clivages ethniques et religieux dans des manifestations de masse exigeant le renversement du gouvernement sri-lankais au mépris des forces de sécurité du président Gotabhaya Rajapakse.
Pour la première fois dans l’histoire de l’Université de Jaffna, centre du nationalisme tamoul depuis des décennies au Sri Lanka, des étudiants tamouls, cinghalais et musulmans se sont unis dans des marches de protestation. L’administration de l’université, prise au dépourvu, a immédiatement suspendu tous les cours et fermé l’université. Pendant des semaines, l’Alliance nationale tamoule (TNA) et les tendances nationalistes tamoules alliées ont maintenu un silence assourdissant sur les manifestations.
Le 13 avril, le dirigeant de la TNA, M.A. Sumanthiran, a soudainement rompu le silence de la TNA pour annoncer que pendant des semaines, il négociait dans le dos des travailleurs avec le régime détesté de Rajapakse et d’autres politiciens sri-lankais de premier plan. Le but de ces pourparlers, a précisé Sumanthiran, était de créer une «stabilité» politique, de mettre fin aux protestations et d’imposer au Sri Lanka le diktat des banques et du Fonds monétaire international (FMI).
Sumanthiran a ouvertement expliqué: «L’ancien président Sirisena m’a parlé, et l’ancienne présidente Madame Chandrika [Bandaranaike Kumaratunga] m’a parlé ce matin. D’autres dirigeants me parlent. J’ai participé à de nombreuses négociations en cours pour tenter de stabiliser la situation politique. Le conseil que j’ai donné hier au premier ministre actuel, Mahinda Rajapakse, était que si le gouvernement lui-même prend des mesures pour abolir la présidence exécutive, nous pouvons passer à autre chose. Je lui ai fait part de mon avis en personne.
Quelle fraude cynique! Sumanthiran veut que les travailleurs et les jeunes croient que Rajapakse envisage volontairement d’abolir son propre régime autocratique par bonté de cœur, afin que le Sri Lanka puisse «passer à autre chose». C’est un dangereux mensonge politique. Les frères Rajapakse Gotabhaya et Mahinda sont des criminels politiques impitoyables, dont les mains sont tachées du sang de dizaines de milliers de personnes innocentes. Aux réactionnaires qui colportent l’illusion que les frères Rajapakse vont se réformer, on ne peut que répondre: aucun diable n’a jamais coupé ses propres griffes.
Deux jours seulement avant l’énoncé de Sumanthiran, le premier ministre Mahinda Rajapakse a directement menacé les manifestants. «Chaque seconde que vous passez à manifester dans la rue, notre pays perd des opportunités de recevoir des dollars potentiels», a déclaré Rajapakse, avertissant que le Sri Lanka pourrait «entrer dans une période aussi sombre que celle de notre histoire, à travers ces actions».
Compte tenu de l’histoire du Sri Lanka, remplie de massacres gouvernementaux de Cinghalais et de Tamouls, c’était une menace à peine voilée de noyer les protestations dans le sang. Rajapakse lui-même, en tant que président en 2009, a dirigé le massacre de dizaines de milliers de civils tamouls lors de la défaite des combattants séparatistes des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). Pourtant, Sumanthiran, dont le parti prétend hypocritement conduire le peuple tamoul à demander justice, s’est vanté sans vergogne de ses pourparlers en cachette avec le même Rajapakse.
Sumanthiran a clairement indiqué que la TNA visait à ce que Rajapakse reste au pouvoir pour «rectifier» la situation en imposant des mesures d’austérité dévastatrices du FMI à une population affamée et appauvrie. Après avoir dit à Rajapakse de «Parlez immédiatement au FMI. Parlez aux pays et aux organisations prêteuses», il a poursuivi: «Les gouvernements successifs ont été responsables de cette crise. Mais la dernière erreur a été commise durant cette présidence. Il leur incombe donc de rectifier cela.”
Dans ce contexte, l’invocation par Sumanthiran de la demande populaire d’abolir la présidence exécutive du Sri Lanka est une fraude politique monumentale.
Une semaine avant la déclaration de Sumanthiran, le Parti de l’égalité socialiste du Sri Lanka avait publié une déclaration politique faisant valoir cette revendication. Se basant sur la perspective de la révolution permanente, le PES a tracé une voie révolutionnaire pour les masses de travailleurs entrant en lutte. Il a expliqué que l’abolition de la présidence exécutive faisait partie intégrante de la mobilisation révolutionnaire des masses unifiées au-delà des lignes ethniques et religieuses, dirigées par la classe ouvrière. Il a appelé les travailleurs à former des comités d’action pour assurer l’approvisionnement de nourriture, de carburant, de médicaments et d’autres produits de première nécessité pour tous.
Sumanthiran fait de l’abolition de la présidence exécutive un slogan creux qu’il remplit d’un contenu de classe réactionnaire. La TNA cherche à soutenir Rajapakse, à renforcer les diktats des banques sur la population et à diviser les travailleurs et les opprimés selon des critères ethniques et religieux pour les empêcher de s’unir pour lutter pour leurs intérêts de classe communs. Des sections importantes de la TNA, en particulier au sein du Parti fédéral tamoul (ITAK), attisent les haines raciales contre les Cinghalais.
Le député parlementaire d’ITAK Sivagnanam Sreedharan joue un rôle de premier plan dans la sale propagande raciste des nationalistes tamouls. Dans un récent discours, il s’est réjoui de la souffrance actuelle des Cinghalais, en faisant référence à la guerre raciste anti-tamoule de l’armée sri-lankaise: «Dans les années 1990, ce sont les Tamouls qui ont fait face à l’embargo au Sri Lanka. Nous, les Tamouls, vivons ce qui se passe maintenant depuis plus de 20 ans. Ce n’est que maintenant que les Cinghalais se préparent à affronter cette misère dans ce pays. Ils font la queue maintenant.»
Sreedharan a salué les conditions pendant la guerre civile, lorsque le LTTE dirigé par Velupillai Prabhakaran avait le contrôle militaire du nord à majorité tamoule. Minimisant la souffrance des habitants du nord du Sri Lanka et les pénuries de nourriture et d’énergie auxquelles ils ont été confrontés pendant la guerre, il a déclaré: «Aviez-vous connaissance de quelqu’un mort de faim pendant l’ère Prabhakaran? Avez-vous déjà entendu parler de personnes faisant la queue pour du carburant pendant l’ère Prabhakaran?»
L’affirmation de Sreedharan est une escroquerie réactionnaire, surtout parce que la crise touche aujourd’hui les travailleurs de toutes les origines ethniques et religieuses. Cinghalais, Tamouls et musulmans manifestent à travers le Sri Lanka contre le manque de nourriture et de fournitures médicales essentielles, l’insupportable spirale des prix et la corruption de la cabale Rajapakse.
Sreedharan lance ses attaques racistes contre les Cinghalais parce qu’il est terrifié par la montée des masses et s’oppose à ce que représente le PES: lutter pour l’unité de la classe ouvrière.
Dans le même temps, Sreedharan dirige les efforts d’engagement la TNA avec le régime suprémaciste hindou couvert de sang du premier ministre indien Narendra Modi. Modi porte la responsabilité non seulement du massacre de musulmans du Gujarat en 2002, mais aussi de la mort évitable de plus de 5 millions de personnes lors de l’épidémie de COVID-19. Mais les responsables de la TNA, agents de la bourgeoisie indienne depuis des décennies, se sont précipités pour rencontrer le ministre indien des Affaires étrangères S. Jaishankar lorsqu’il a effectué une visite d’urgence au Sri Lanka pendant les manifestations de masse contre le gouvernement.
Jaishankar a conseillé à la TNA de ne pas essayer de modifier la constitution sri-lankaise ou de prendre le pouvoir, mais de manœuvrer avec le gouvernement méprisé du Sri Lanka. «Ne vous joignez pas à la rédaction d’une nouvelle constitution», a-t-il dit, ajoutant: «Le gouvernement prétend que le processus est en cours. Si les parties, y compris l’Inde, parlent au Sri Lanka, elles diront que la TNA travaille avec nous à la rédaction de la constitution […] Ne vous laissez pas piéger par la question de la nouvelle constitution, ne l’attendez pas et ne vous laissez pas distraire par d’autres questions, essayez de les régler rapidement».
Les négociations de la TNA avec le gouvernement réactionnaire Modi révèlent la fraude de leur promesse de mettre fin à la présidence exécutive au Sri Lanka. Ils n’ont pas essayé d’expliquer comment ils vont abolir la présidence exécutive par une action législative, tout en laissant intacte la constitution sur laquelle repose la présidence exécutive. Cependant, dans le cadre de l’alignement de longue date de la TNA avec le FMI, Washington et New Delhi et leur conflit croissant avec la Chine, la TNA cherche à préparer politiquement une certaine forme d’intervention indienne au Sri Lanka.
Dans une discussion en ligne avec le journal Malai Malar dans l’État indien du Tamil Nadu, Sreedharan a appelé l’élite dirigeante et les entreprises indiennes à intervenir au Sri Lanka, car «de nombreux pays, dont la Chine, peuvent aider dans le sud, mais le peuple tamoul est sans aucune aide». Pour sauver des vies dans la région majoritaire tamoule au nord du Sri Lanka, a-t-il déclaré, «le gouvernement du Tamil Nadu doit créer un mécanisme distinct. Je demande à Son Excellence, le ministre en chef [du Tamil Nadu] M.K. Stalin d’expédier immédiatement des secours et des vivres».
Expliquant la base sur laquelle l’Inde pourrait intervenir au Sri Lanka, il a déclaré: «L’Inde a signé en tant que représentant des Tamouls de l’Eelam en 1987. Il s’agit d’un accord international selon lequel le droit de protéger le peuple tamoul de l’Eelam appartient à l’Inde et au peuple du Tamil Nadu.»
L’accord indo-lankais de 1987, intitulé «Une vie prospère revient au peuple tamoul», s’est avéré être un piège sanglant pour les travailleurs. Il a été mis en œuvre par les gouvernements sri-lankais et indien, soutenus par les partis staliniens indiens. Les troupes d’occupation indiennes se sont ensuite retournées violemment contre la population civile dans les zones qu’elles contrôlaient, tuant plus de 6.000 personnes, violant des femmes et terrorisant la population.
Alors comme aujourd’hui, la bourgeoisie cinghalaise et tamoule tenta d’élaborer une division du travail contre le danger d’en bas. Alors que l’armée indienne et les milices nationalistes tamoules alliées comme l’Organisation de libération de l’Eelam tamoule (TELO) et le Front de libération révolutionnaire du peuple de l’Eelam (EPRLF) attaquaient la population du nord, le régime de Colombo a pu avoir les mains libres pour écraser les troubles sociaux de masse dans le sud, entraînant la tuerie de plus de 60.000 jeunes cinghalais.
Seul le PES s’est opposé à l’accord indo-lankais d’un point de vue socialiste et a proposé une solution progressiste pour la classe ouvrière et la minorité tamoule. Dans sa déclaration de 1987, la Ligue communiste révolutionnaire (RCL), le précurseur du PES, écrivait:
«Le pouvoir de la bourgeoisie au Sri Lanka repose désormais sur les deux piliers de l’occupation indienne du Nord et du racisme anti-tamoul dans le Sud. Cette situation illustre simplement le fait que l’égalité démocratique de tous les groupements nationaux, raciaux et religieux au sein d’un pays ne peut être réalisée que par la révolution socialiste menée par le prolétariat. Alors que les conspirations de Gandhi et de Jayewardene ont démasqué la nature brutale de la bourgeoisie nationale dans le sous-continent indien, cette dernière expérience historique a démontré la faillite du nationalisme petit-bourgeois…»
Ces lignes éclairent non seulement les événements qui ont eu lieu lors de l’intervention indienne au Sri Lanka il y a 35 ans, mais aussi les tâches politiques auxquelles sont confrontés les travailleurs au Sri Lanka et en Inde aujourd’hui. Les différentes factions ethniques de la bourgeoisie sri-lankaise n’ont pas de solution progressiste à la crise à laquelle sont confrontés les travailleurs au Sri Lanka: entraînée par la pandémie mondiale, la campagne de guerre de l’OTAN menée par les États-Unis contre la Russie en Ukraine et l’inflation mondiale croissante.
Le Parti de l’égalité socialiste insiste sur le fait qu’aucun parti nationaliste, et en particulier aucun des groupes nationalistes bourgeois tamouls, n’a de solution progressiste aux problèmes déclenchés par cette crise internationale. Le PES a donné un contenu de classe clair à sa demande d’abolition de la présidence exécutive, soulignant que cette tâche incombe aux comités de base des travailleurs, les unifiant au-delà des divisions ethniques, religieuses et nationales, y compris avec les travailleurs en Inde, dans une lutte pour le socialisme.
Sur cette base, le Parti est irréconciliablement hostile à la démagogie vide avec laquelle la TNA a tenté de soutenir la clique Rajapakse, tout en se faisant faussement passer pour un ami de la population.
(Article paru en anglais le 19 avril 2022)