Sri Lanka: Les questions politiques cruciales qui se posent aux manifestations antigouvernementales

Les manifestations de masse au Sri Lanka qui exigent la démission du président Gotabhaya Rajapakse et de son gouvernement entrent dans une phase cruciale. Depuis le 9 avril, des milliers de personnes participent quotidiennement à des manifestations continues à «Galle Face Green», dans le centre de Colombo, et restent jour et nuit sur le site principal de la manifestation.

Une partie de la manifestation à Galle Face, à Gogota, 9 avril 2022 (WSWS Media)

Les travailleurs, les jeunes, les professionnels, les pauvres des campagnes et les femmes au foyer participent à la manifestation au mépris de toutes les divisions ethniques et religieuses – Cinghalais, Tamouls, musulmans, chrétiens – que le gouvernement Rajapakse et ses partisans tentent brutalement d’attiser pour semer les divisions communautaires dans la classe ouvrière et les masses opprimées.

L’occupation du Galle Face Green s’inscrit dans le cadre de protestations bien plus larges des travailleurs de toute l’île, motivées par la montée en flèche des prix, les pénuries de produits de première nécessité – notamment de nourriture, de carburant et de médicaments – et les longues coupures de courant quotidiennes.

C’est toutefois d’un mouvement politiquement amorphe, unifié autour du slogan «Gota [le président] rentre chez toi» et de la nécessité de faire quelque chose pour remédier au désastre social et économique de l’île. De plus, l’entrée de la classe ouvrière dans ce mouvement, en tant que classe qui a ses propres revendications, est bloquée par les syndicats et limitée à des actions isolées.

Le Parti de l’égalité socialiste (PES) prévient que cette situation ne se poursuivra pas indéfiniment. La semaine dernière, le premier ministre Mahinda Rajapakse a proféré des menaces à peine voilées de répression sanglante du mouvement de protestation. Mardi, la police a tiré sur des manifestants à Rambukkana, tuant Chaminda Lakshan et blessant d’autres personnes.

Ces menaces vont de pair avec des tentatives de courtiser les leaders de la contestation. Le premier ministre a invité les personnes qui campent sur Galle Face Green à des discussions «pour entendre leurs pensées et leurs plaintes» et «pour discuter de tout plan d’action possible et plausible pour le bien du Lanka».

Les organisateurs de la manifestation de Galle Face ont rejeté l’offre de Rajapakse, mais leur liste de revendications, affichée en évidence sur le site de la manifestation et diffusée dans les médias sociaux, vise un remaniement du gouvernement, des réformes constitutionnelles mineures et la mise en œuvre de l’austérité du FMI qui imposera des difficultés encore plus grandes aux travailleurs.

Une partie du rassemblement à Galle Face, à Gogota, le 9 avril 2022 (WSWS Media)

Le même groupe insiste sur le fait qu’il ne doit y avoir «aucune politique» lors des manifestations de Galle Face. Ce slogan courtise l’hostilité généralisée des travailleurs et des jeunes envers l’ensemble de l’establishment politique, y compris l’opposition Samagi Jana Balavegaya (SJB) et le Janatha Vimukthi Peramuna (JVP). Cela se reflète dans le chant populaire: «Non aux 225 du Parlement»: c’est-à-dire tous les 225 parlementaires.

Cependant, les revendications défendues par les leaders de la manifestation de Galle Face ont un contenu politique certain. Tout en proclamant «pas de politique», leurs revendications sont pratiquement identiques à celles du SJB et du JVP et restent entièrement dans le cadre de l’organisation parlementaire et du système de profit. Le slogan «pas de politique» est avant tout dirigé contre la politique socialiste.

Quelles sont ces revendications?

La démission du Président et du premier ministre, qu’aucun membre de la famille Rajapakse n’occupe de siège parlementaire et qu’une action en justice soit menée pour récupérer les ressources «pillées par des membres corrompus de la famille Rajapakse, des politiciens et des fonctionnaires corrompus».

Les leaders de la protestation imputent la crise actuelle sans précédent à la corruption des politiciens, ignorant la tourmente économique qui secoue le capitalisme mondial et les pays du monde entier. La crise qui se développe dans l’économie capitaliste mondiale est accélérée par la pandémie mondiale de COVID-19, les politiques criminelles d’«immunité collective» des gouvernements, y compris au Sri Lanka, et la guerre par procuration des États-Unis et de l’OTAN contre la Russie en Ukraine.

L’ensemble de l’establishment politique est embourbé dans la corruption depuis l’indépendance en 1948. Intenter une action en justice contre des politiciens et des fonctionnaires corrompus pour récupérer une partie de leur butin ne fera rien pour résoudre le désastre économique et social auquel font face les travailleurs.

Un gouvernement intérimaire pendant six mois pour préparer les élections parlementaires et présidentielles.

Quels partis formeraient un tel gouvernement intérimaire? Il s’agirait principalement du SJB et du JVP ainsi que d’autres partis d’opposition. Mais les leaders de la protestation laissent la porte ouverte à l’entrée de politiciens du gouvernement, pourvu qu’ils ne soient pas des membres de la famille Rajapakse.

Un tel gouvernement mettrait en œuvre les mêmes politiques fondamentales que le gouvernement actuel: des mesures d’austérité drastiques qui s’aggraveront de façon spectaculaire à la suite de tout renflouement par le FMI. Le SJB et le Parti national uni (UNP) ont critiqué le gouvernement parce qu’il n’est pas allé assez tôt mendier auprès du FMI. Le JVP a gardé un silence coupable sur le sujet, indiquant son soutien.

Ce serait un gouvernement qui défend les intérêts des riches, des créanciers étrangers et de l’élite patronale aux dépens des travailleurs, des jeunes et des pauvres des villes et des campagnes. De plus, il s’agit d’une tentative désespérée de gagner du temps pour la classe dirigeante en orientant l’opposition vers des élections dans six mois.

La classe ouvrière ne peut pas se permettre d’attendre six mois. Elle a besoin des moyens organisationnels et politiques pour lutter afin de résoudre la catastrophe sociale à laquelle elle fait face. Cela implique nécessairement une lutte politique contre tous les partis de l’establishment – gouvernement et opposition – et le système de profit qu’ils défendent.

«Renforcement du 19e amendement» de la constitution.

Le 19e amendement constitutionnel, promulgué sous le gouvernement d’«unité» nationale dirigé par Maithripala Sirisena et Ranil Wickremesinghe en 2015 et annulé par l’actuel gouvernement Rajapakse, n’a pas aboli la présidence exécutive, comme on l’avait promis, mais il a placé plusieurs limites mineures aux pouvoirs du président.

Avec ou sans le 19e amendement, le président exécutif dispose de vastes pouvoirs autocratiques, y compris le pouvoir d’imposer l’état d’urgence et de mobiliser les forces de sécurité contre la classe ouvrière, comme Rajapakse l’a déjà fait.

Le PES demande que la présidence exécutive soit abolie, ainsi que l’ensemble des lois antidémocratiques qui ont été utilisées contre les travailleurs à plusieurs reprises dans le passé.

Le gouvernement intérimaire doit ramener «les services essentiels et autres secteurs spéciaux confrontés à la crise (santé, éducation, etc.) à des conditions correctes».

Suggérer qu’un gouvernement intérimaire va améliorer la crise sociale à laquelle font face des millions de personnes est mensonger. Un gouvernement intérimaire va mettre en œuvre les demandes du FMI, des créanciers étrangers et de l’élite patronale sri-lankaise pour plus d’austérité, pas moins.

Les demandes ne comprennent même pas une référence aux immenses difficultés des travailleurs qui luttent pour nourrir leurs familles et accéder aux nécessités de la vie quotidienne. Les hôpitaux sont confrontés à des pénuries cruciales de médicaments et d’équipements. Les agriculteurs ne peuvent pas obtenir d’engrais chimiques. Les transports et l’approvisionnement en électricité sont paralysés par les pénuries de carburant.

Nous avertissons qu’un gouvernement intérimaire ne sera pas moins impitoyable que le régime actuel pour imposer les diktats du FMI et qu’il n’hésitera pas à mobiliser les forces de sécurité contre le mouvement de protestation.

Les revendications avancées par les leaders de la protestation de Galle Face Green ne représentent pas les intérêts de la classe ouvrière et des pauvres. Elles représentent plutôt ceux d’une couche supérieure de la classe moyenne qui place ses espoirs dans le FMI et les partis d’opposition capitalistes pour améliorer sa position, déjà relativement confortable.

Leur orientation de classe ne va pas vers la classe ouvrière, mais vers les banques et les grandes entreprises. Le Daily FT.lk du Sri Lanka rapporte que les «défenseurs d’Occupy Galle Face (OGF)» ont demandé au secteur privé de soutenir leurs revendications. Ils demandent des déclarations de soutien à OGF, un engagement «à aider à la logistique à Galle Face où les marques seraient bien visibles», des visites sur le site de protestation «avec des bannières d’entreprise ou des visuels», et la possibilité pour les entreprises d’encourager et de donner l’opportunité aux «employés de protester en dehors des bureaux».

Contre l’orientation pro-affaires des partis d’opposition, le PES a élaboré un programme d’action socialiste pour la classe ouvrière. Dans sa déclaration du 7 avril, le PES a clairement indiqué qu’il se rangeait derrière les demandes des travailleurs pour la démission de Rajapakse et de son gouvernement, mais il a expliqué que ce n’était que la première étape. Il a appelé à «l’abolition immédiate de la présidence exécutive, qui, avec ses pouvoirs autocratiques étendus, tient un pistolet sur la tête de la classe ouvrière».

Le PES a déjà formé un certain nombre de comités d’action, indépendants de tous les partis de la bourgeoisie et des syndicats qui enferment la classe ouvrière dans une camisole de force et ont trahi les conflits les uns après les autres. Nous invitons les travailleurs à créer leurs propres comités d’action, élus démocratiquement, dans chaque usine, lieu de travail, plantation et quartier qui serviront de base organisationnelle d’une lutte politique de tous les travailleurs pour défendre leurs droits démocratiques et sociaux fondamentaux.

La déclaration du PES propose une série de politiques autour desquelles les comités d’action pourraient lutter, y compris la répudiation de la dette extérieure et le refus des exigences d’austérité du FMI et de la Banque mondiale. Pour répondre aux besoins pressants des masses, la classe ouvrière doit prendre le contrôle de la production et de la distribution des articles et ressources essentiels à la vie des travailleurs.

Un tel mouvement de la classe ouvrière gagnerait le soutien des masses opprimées, y compris les pauvres des zones rurales, et jetterait les bases d’une lutte pour un gouvernement des travailleurs et des paysans dédié à des politiques socialistes. Les alliés des travailleurs sri-lankais sont leurs frères et sœurs de classe dans toute l’Asie du Sud et dans le monde entier, qui font également face à une crise sociale qui s’aggrave. La lutte pour un avenir socialiste est nécessairement internationale.

Nous exhortons les travailleurs et les jeunes à rejoindre et à construire le PES en tant que direction révolutionnaire nécessaire à cette lutte.

(Article paru en anglais le 21 avril 2022)

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