Les médecins turcs organisent une grève nationale alors que les prix explosent

Hekimsen, un syndicat turc de médecins qui compte près de 20.000 membres, a entamé jeudi et vendredi une grève nationale pour réclamer de meilleurs salaires et avantages. Cette grève s’est déroulée dans tous les services «à l’exception des services d’urgence et des polycliniques, des salles d’accouchement, du traitement de la COVID, de l’oncologie, des polycliniques d’hématologie et de tous les services aux patients hospitalisés», elle sera suivie par de grèves les 17-18 mai et les 26-27 mai.

Largement ignorée dans les médias grand public, même dans la presse de pseudogauche, cette importante grève fait partie d’un mouvement international plus large qui émerge dans la classe ouvrière et en particulier parmi les travailleurs de la santé.

Des médecins en grève dans les cliniques de santé bucco-dentaire Topraklık, à Ankara, en Turquie, les 5 et 6 mai [Photo: @hekimsen sur Twitter]

La vague de grèves contre le refus du président Recep Tayyip Erdoğan de satisfaire les revendications des médecins et des travailleurs de la santé en Turquie continue de prendre de l’ampleur. Des grèves nationales avaient déjà eu lieu en décembre, janvier, février et mars. La grève des médecins intervient également après une vague de grèves sauvages menées par diverses sections de travailleurs en janvier et février 2022. Au moins 106 grèves sauvages ont eu lieu au cours de ces deux seuls mois.

Le coût de la vie qui augmente en raison de la pandémie, de la guerre en Ukraine et des sanctions contre la Russie pousse de plus en plus les travailleurs à la lutte en Turquie et dans le monde. Selon l’Institut turc de la statistique, l’inflation annuelle officielle en Turquie a atteint 70 pour cent en avril, tandis que le taux d’inflation était de 105 pour cent pour les transports et de 89 pour cent pour les aliments et les boissons non alcoolisées. Toutefois, le taux d’inflation réel est passé à 156 pour cent, selon un rapport du groupe de recherche sur l’inflation, composé d’économistes et d’universitaires indépendants.

Selon la confédération syndicale progouvernementale Türk-İş, le seuil de pauvreté pour une famille de quatre personnes en Turquie a atteint 17,340 livres turques (actuellement 1.165 dollars) en avril. La «limite de la faim» (dépenses alimentaires mensuelles nécessaires pour qu’une famille de quatre personnes ait une alimentation saine, équilibrée et adéquate) est passée à 5.323 livres turques (360 dollars), soit 1.070 livres de plus que le salaire minimum (4.250 TL, soit 285 dollars).

Néanmoins, «les médecins spécialistes reçoivent un salaire de 12.000-13.000 TL et les autres médecins 9.500-10.000 TL avec un paiement supplémentaire fixe», selon Hekimsen. Les médecins protestent contre le fait que le gouvernement n’a pas tenu sa promesse de leur verser des primes pendant la pandémie.

Les médecins demandent que la COVID-19 soit considérée comme une «maladie professionnelle», étant donné que les travailleurs de la santé sont tombés malades dix fois plus souvent que la population générale et les médecins ont perdu la vie quatre fois plus souvent que la moyenne. À ce jour, plus de 500 travailleurs de la santé en Turquie sont morts de la COVID-19.

Cependant, le gouvernement Erdoğan a levé les dernières mesures visant à atténuer la propagation de la pandémie. Fin avril, l’obligation de porter des masques dans tous les lieux intérieurs, à l’exception des véhicules de transport public et des établissements de santé, a été supprimée.

Le gouvernement, qui a réduit le nombre de tests quotidiens à 100.000, cite le nombre quotidien officiel de cas qui tombent sous la barre des 2.000 comme preuve que la «pandémie est terminée». Cependant, la progression de la pandémie aux États-Unis et dans les pays européens, qui lèvent les restrictions comme le gouvernement turc, montre qu’une progression similaire est pratiquement inévitable en Turquie.

Les médecins demandent également que les décisions de «faute professionnelle» soient arrêtées à leur encontre, déclarant: «Faites en sorte que les pénalités de compensation ne soient plus une préoccupation des médecins. Dans le comité qui sera formé pour les décisions de faute professionnelle, il devrait y avoir un nombre suffisant de médecins qui ont des connaissances médicales pour prendre des décisions dans le domaine concerné et qui sont compétents en matière de droit de la santé».

En outre, les médecins sont contre le fait de travailler plus de 36 heures sans interruption. Hekimsen a souligné que le nombre de médecins en Turquie est un tiers de la moyenne des pays de l’OCDE. Par ailleurs, les médecins sont également opposés à la réduction du temps d’examen d’un patient à cinq minutes.

Outre l’amélioration des avantages sociaux, des pensions et des conditions de travail, les médecins réclament des mesures juridiques pour dissuader les agressions dont ils sont victimes dans les établissements de santé. Chaque jour, on dénombre 40 actes de violence à l’encontre des travailleurs de la santé en Turquie.

Les médecins qui se sont mis en grève appellent au soutien de la population, déclarant: «Soutenez-nous pour votre santé. Dites: “Les auteurs [des violences] interfèrent avec mes soins de santé, punissez-les”. Dites: “Je ne veux pas me faire opérer par un médecin qui a travaillé pendant des heures et n’a pas dormi jusqu’au matin”. Dites: “Donnez aux personnes les plus éminentes du pays, qui ont des décennies de travail, d’expérience et de connaissances, le salaire qu’elles méritent”. Dites: “Augmentez notre temps d’examen”».

La lutte des médecins s’inscrit dans le cadre de l’agitation croissante de tous les travailleurs due à des conditions de vie de plus en plus insupportables dans un contexte d’inflation croissante. Selon le quotidien Karar, un sondage Ipsos a révélé que 82 pour cent des Turcs estiment que l’économie turque est «mauvaise».

On a interrogé un total de 19.000 personnes dans 27 pays du 25 mars au 3 avril, et 78 pour cent des participants turcs ont déclaré que «le pays va dans la mauvaise direction». En outre, 58 pour cent des participants turcs ont déclaré que le problème le plus important était l’inflation.

Le mécontentement croissant de larges pans de la population et le mouvement de grève qui s’amplifie inquiètent de plus en plus les chefs d’entreprise, qui ont amassé de vastes richesses au cours des dernières décennies, notamment pendant la pandémie. Cette situation alimente les tensions au sein même de l’élite dirigeante.

Orhan Turan, président de l’Association turque de l’industrie et des affaires (TÜSİAD), qui représente les sections dominantes de la bourgeoisie turque, a critiqué le gouvernement pour «ne pas lutter contre l’inflation» à la fin du mois d’avril. «Il y a de l’inflation dans le monde, mais elle se situe autour de 9-10 pour cent. L’inflation à la consommation en Turquie dépasse 60 pour cent», a-t-il déclaré.

Turan a également donné son feu vert à l’augmentation du salaire minimum cette année encore afin d’empêcher la croissance d’un mouvement de la classe ouvrière contre une inflation sans cesse croissante. Reflétant la crainte de la bourgeoisie d’une explosion sociale dans la classe ouvrière, il a déclaré: «Nous devons réfléchir à cela [l’augmentation des salaires] pour la paix sociale, et si possible, pour passer ce processus sans les écraser [les travailleurs] avec l’inflation».

Le président Erdogan a réagi vivement à ces propos: «Le TÜSİAD ne se soucie pas de “Comment pouvons-nous contribuer à l’avenir du pays?”. Au contraire, il se soucie de “Comment pouvons-nous destituer le gouvernement actuel? Et comment pouvons-nous amener un gouvernement que nous pouvons utiliser confortablement? » Erdoğan a aussi effectivement admis qu’il était au service de la bourgeoisie pendant près de 20 ans: «Au cours des 20 dernières années en Turquie, ils [TÜSİAD] ont gagné de l’argent avec nous, ils ont gagné de la croissance avec nous».

L’Agence de régulation et de supervision des banques (BDDK) a témoigné des propos d’Erdoğan sur l’enrichissement de l’élite patronale et financière. Elle a annoncé que le bénéfice net du secteur bancaire avait augmenté de 295,1 pour cent par rapport à l’année précédente, pour atteindre 63,25 milliards de TL à la fin du mois de mars. En 2021, le bénéfice pour la même période était de 16,01 milliards de TL.

Ces énormes profits sont le produit de la politique du «profit avant les vies» mise en œuvre conjointement par le gouvernement, les partis d’opposition bourgeois et les syndicats pendant la pandémie. Alors que des centaines de milliers de personnes sont mortes en Turquie d’une maladie qui aurait pu être évitée par des mesures scientifiques de santé publique, des dizaines de millions de personnes ont été infectées et doivent maintenant faire face aux effets à long terme de la maladie. Cette politique criminelle a conduit à près de 20 millions de morts dans le monde.

Pour défendre la santé, la vie et les intérêts sociaux des travailleurs de la santé et de l’ensemble de la classe ouvrière, une attaque frontale doit être lancée contre la richesse et le pouvoir de l’oligarchie financière qui s’enrichit aux dépens de l’écrasante majorité de la population mondiale. Cela signifie développer un mouvement au sein de la classe ouvrière internationale contre le capitalisme et pour le socialisme.

(Article paru en anglais le 7 mai 2022)

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