Critique de film

The Wobblies (1979): ce que l’IWW signifie pour la classe ouvrière aujourd'hui

Réalisé par Deborah Shaffer et Stewart Bird. Narration de Roger Baldwin.

« C'est le congrès continental de la classe ouvrière. Nous sommes ici pour confédérer les travailleurs de ce pays dans un mouvement de la classe ouvrière qui aura pour objectif l'émancipation de la classe ouvrière de la servitude esclavagiste du capitalisme […] Ce que nous voulons établir en ce moment, c'est une organisation du travail qui s'ouvrira largement ses portes à tout homme qui gagne sa vie soit par son cerveau, soit par ses muscles ». William 'Big Bill' Haywood, Remarques d'ouverture à la Convention de fondation de l'IWW, 1905.

L'Industrial Workers of the World, IWW( Les Travailleurs industriels du monde) a été fondé en 1905 à Chicago dans le but d'organiser tous les travailleurs, quels que soient leurs compétences, leur profession, origine nationale, ethnie ou sexe, en «Un seul grand syndicat » (One Big Union). Le capitalisme serait coulé lorsque les travailleurs prendraient finalement en main « le pouvoir économique, les moyens de vie […] le contrôle des machines de production et de distribution, sans égard pour les maîtres capitalistes », comme l’a exprimé le président du syndicat, « Big Bill » Haywood.

Affiche de l’IWW

Le message de l'IWW sur l'internationalisme ouvrier, la lutte des classes et la solidarité sans compromis a résonné dans les couches les plus opprimées de la classe ouvrière – celles que la Fédération américaine du travail (AFL) considérait comme les «ordures à la porte du travail» inorganisables, comme l'a décrit un bureaucrate en parlant des travailleurs de l'industrie. À quelques notables exceptions près, les syndicats qui composaient l'AFL refusèrent d'avoir quoi que ce soit à voir avec ces soi-disant travailleurs non qualifiés – ou travailleurs noirs, immigrés et femmes.

L'IWW a identifié et condamné tant le sectarisme de l'AFL que son organisation obsolète, fortement enracinée dans les métiers de l'artisanat en déclin. Il s'est concentré sur la grande masse non organisée de la classe ouvrière, menant donc certaines des luttes ouvrières les plus célèbres de la période – celles des ouvriers immigrés des usines, dont beaucoup étaient des adolescentes, à Lawrence, Massachusetts et Patterson (New Jersey); des mineurs de fer des Montagnes Mesabi (Minnesota) et des mineurs de cuivre de l'Arizona et du Montana ; des travailleurs agricoles saisonniers dans les Dakotas; des bûcherons dans le Nord-Ouest (Pacifique); et des débardeurs, noirs et blancs, à Philadelphie.

L'influence de l'IWW s’étendait bien au-delà du nombre de ses adhérents jamais très important. C'était l'ennemi numéro un des hommes d'affaires et des politiciens américains, et la bête noire de la bureaucratie de l'AFL – des bureaucrates que les IWW ridiculisaient de manière cinglante en les qualifiant de « lieutenants ouvriers du capital ». Ses partisans ouvriers ont attiré les hommes et les femmes les plus désintéressés, dévoués et physiquement courageux, parmi lesquels les futurs dirigeants du marxisme et du trotskysme américains, dont James P. Cannon, Arne Swabeck, Vincent R. Dunne et Carl Skoglund. Une liste très partielle des personnalités notoires du socialisme américain qui sont passées par ses rangs ou qui y ont été associées comprendrait les noms de Haywood, Cannon, Vincent St. John, Eugene Debs, Mary « Mother » Jones, Lucy Parsons, Daniel De Leon, Carlo Tresca , Elizabeth Gurley Flynn, John Reed, William Z. Foster, Ben Fletcher, Frank Little et Joe Hill.

The Wobblies (1979)

Aujourd'hui, alors que la classe ouvrière américaine entre dans sa première grande vague de grèves depuis des décennies, la réédition du documentaire The Wobblies, réalisé par Deborah Shaffer et Stewart Bird, est des plus opportunes. Le film a eu sa première diffusion en 1979 et 1980, pendant ce qui devait s’avérer être la fin de la dernière grande vague de grèves américaines, qui avait fait rage tout au long des années 1970 – et qui avait fortement posé la nécessité de rompre avec la direction syndicale conservatrice qui dominait l'AFL-CIO.

Le film semble alors avoir été largement oublié. On soupçonne que l'humeur militante des années 1970 a contribué à l'inspirer, et qu'ensuite, avec la trahison et la défaite de grève après grève dans les années 1980, The Wobblies esttombé dans l'obscurité. Mais en 2021, il a été intronisé au National Film Registry de la Bibliothèque du Congrès en reconnaissance de son importance artistique et historique, et le Museum of Modern Art (MoMA) a récemment achevé une restauration. Les droits de commercialisation desWobblies appartiennent au distributeur de films indépendant Kino Lorber, qui l'a sorti pour une diffusion en salles limitée ce printemps. On espère que le film sortira en streaming et sera largement disponible – le paywall élevé de Kino Lorber n'aurait certainement pas plu aux Wobblies!

L'aspect le plus remarquable et le plus émouvant du film est que son dialogue est porté presque entièrement par d'anciens membres de base des IWW. Ces travailleurs faisaient partie d'une génération, née dans les années 1890 et au début des années 1900, qui a atteint sa majorité dans une intense période de lutte des classes. Bien qu'ils parlent d'événements qui sont maintenant, pour nous, plus d'un siècle dans le passé, ce qu'ils ont à dire semble tellement contemporain, à une époque où il y a un besoin si pressant de faire revivre les vieilles traditions de la lutte des classes, traditions résumées dans les slogans mémorables des Wobblies, « Une blessure à l'un est une blessure à tous ! », et « Le travail ne connaît pas de frontières !

Parmi les personnes interrogées figurent les ouvrières de la filature de soie Sophia Cohen, Irma Lombardi et Dominick Mingone ; les travailleurs migrants Nels Peterson, Sam Krieger, Nicholas Steelink, Joe Murphy et Jack Miller ; l'ouvrier du textile Angelo Rocco ; les bûcherons Tom Scribner, Vaino Konga et Irv Hanson; la femme de mineur Katie Pintek ; et James Fair, un débardeur afro-américain. Tous sont décédés depuis longtemps.

On est frappé par leur éloquence et leur conviction. Compte tenu de leur âge avancé au moment des entretiens, il est remarquable de voir avec quelle clarté les travailleurs se souviennent de leurs luttes dans les IWW – et comment ils tiennent tous si fermement à leur colère de classe. Parmi les épisodes dont ils se souviennent figurent la grève de Lawrence en 1912, au cours de laquelle, de manière célèbre, les IWW ont réussi à fusionner une vingtaine de nationalités différentes ; la grève Patterson de 1914; le massacre de membres des IWW à Everett, Washington en 1916; et la déportation à Bisbee (Arizona) de 1 300 mineurs de cuivre en grève en plein désert du Nouveau-Mexique en 1917.

La narration principale est faite de manière clairsemée et discrète par Roger Baldwin (1884-1981), fondateur de l'American Civil Liberties Union, qui avait plus de 90 ans au moment du tournage et était lui-même un ancien Wobbly. Fred Thompson (1900-1987), rédacteur de longue date de The Industrial Worker et ancien travailleur migrant au Canada et aux États-Unis, ajoute quelques commentaires. Le célèbre chanteur folk Utah Phillips aide à donner vie au célèbre « Little Red Songbook » des Wobblies. Quelques acteurs, dont feu Rip Torn, fournissent des voix off.

La grève du textile à Lawrence, Massachusetts en 1912 dirigée par les Industrial Workers of the World

Le film traite également de la répression des IWW au moment de la Première Guerre mondiale. Contrairement à l'AFL, les IWW ont refusé de donner une quelconque « promesse de non-grève » pour la « guerre pour la démocratie »bidon du président Woodrow Wilson. En fait, les années 1917-1919 représentent peut-être le point culminant de l'influence des IWW. Les luttes ouvrières de l'époque, nota un jour l'historien David Montgomery, semblaient toutes avoir « respiré l'esprit de la One Big Union ». Pour cette raison, les IWW ont été soumis à ce qui pourrait être la répression étatique la plus impitoyable d'une organisation ouvrière de l'histoire américaine. On a infligé à la quasi-totalité de la direction des IWW des procès-spectacles et l’a jetée en prison en vertu de la Loi sur l'espionnage, la même législation anti-démocratique qui vise à présent Julian Assange. La littérature de l’IWW a été interdite ou soumise à la censure du courrier. Partout aux États-Unis, la police locale a détruit les bureaux et les imprimeries de l’IWW.

The Wobblies présente au public des films, des bandes de sons et même des animations historiques époustouflants, ces derniers sous forme de dessins animés de virulente propagande anti-IWW. En effet, tout le film est un assemblage de matériaux primaires, y compris les interviews, qui fournissent un témoignage direct sur la période. Contrairement à la plupart des documentaires historiques, et c’est cela qui est rafraîchissant, il n'y a pas d'historiens auxquels on demande d’interpréter les témoignages pour le public. En ce sens, les réalisateurs s'absentent du film. Ils laissent aux sources le soin de parler.

Mais bien sûr, les réalisateurs ne sont pas vraiment absents. Ils ont fait une sélection de ce qu'il fallait inclure ou omettre. Ce qui manque le plus, c'est une tentative quelconque de répondre à la question: Pourquoi les IWW sont-ils tombés dans l'oubli après la Première Guerre mondiale ? Les réalisateurs étaient conscients de cette lacune. Dans une interview de 1980, Byrd a reconnu que les personnes interrogées avaient « beaucoup de difficulté à parler de l’échec des IWW à faire une révolution ». Et son collègue réalisateur Shaffer (Witness to War , 1984) a ajouté : « Et notre objectif principal n'était pas de découvrir pourquoi les IWW avaient échoué, mais de faire connaître leurs réalisations à un public plus large. »

Des mineurs en grève et d'autres sont expulsés de Bisbee le matin du 12 juillet 1917. Les hommes montent à bord de wagons à bestiaux fournis par El Paso and Southwestern Railroad. Source-Université de l'Arizona

La raison la plus importante du déclin de l’IWW a été la Révolution russe de 1917, qui a ouvert une nouvelle voie pour la lutte des classes aux États-Unis et dans le monde entier. La plupart des travailleurs militants qui gravitaient autour des IWW, même s'ils n'étaient pas membres, ont déplacé leur allégeance vers ceux qui disaient qu'ils étaient les partisans américains de Lénine et Trotsky. Cela fut aussi le cas de nombreux dirigeants des IWW, dont Haywood, qui profita de sa liberté sous caution avant son procès, pour s’enfuir en Russie soviétique où son corps est enterré dans le mur du Kremlin.

En raison de l'importante lacune dans sa couverture, au moins de l'avis de ce critique, le contenu de The Wobblies devrait être complété par la lecture des écrits perspicaces de Cannon sur l’IWW, qui se trouvent dans le volume The First Ten Years of American Communism. Le film mérite le plus large public possible, en particulier parmi les travailleurs et les jeunes. Mais l'expérience de l’IWW doit être assimilée avec soin. Elle contient des leçons d’une profonde importance pour les travailleurs d'aujourd'hui en ce qui concerne son ascension et sa chute.

En 1905, comme aujourd'hui, seule une infime partie de la main-d'œuvre américaine était nominalement organisée dans des syndicats officiels, bien moins de 10 pour cent. À l'époque, comme aujourd'hui, les syndicats officiels s'étaient montrés impuissants face à l’assaut de la grande entreprise contre la classe ouvrière, qui avait commencé avec l'éruption de l'impérialisme américain suite à la guerre hispano-américaine de 1898. En fait, aujourd’hui, les syndicats sont plus ouvertement les instruments de l'État et de la grande entreprise que les «syndicats d'affaires» qui allaient chancelants sous la direction conservatrice de Samuel Gompers. Au moins à l'époque de Gompers, les syndicats négociaient au nom des travailleurs, contrairement à ceux d'aujourd'hui, dont c’est l’affaire d'imposer des baisses de salaire pour le compte des patrons au nom de la « compétitivité », des « budgets équilibrés » et autres boniments du grand patronat.

A écouter les commentateurs de la pseudo-gauche d'aujourd'hui – dont beaucoup sont comme par hasard directement ou indirectement à la solde des syndicats officiels! – on pourrait penser qu'aucune lutte contre les syndicats existants n'a jamais eu lieu. Ils aiment parler des syndicats comme des « unités de défense de base de la classe ouvrière », comme s'il s'agissait d'une sorte d'état permanent et immuable. The Wobblies démentde telles affirmations.

L’IWW ne s’est pas donné pour objectif de réformer l'AFL. Il visait à le détruire. Haywood et les autres savaient que tout développement pour la classe ouvrière devrait avoir lieu en dehors de ce que l'AFL aimait appeler sa « juridiction », et qu'au sein de la « juridiction » de l'AFL, il devrait y avoir une insurrection contre ce dernier. En ce sens, l’IWW a anticipé ce qui se passerait réellement avec l'éruption des grandes luttes sociales des années 1930 et la formation du CIO. Il a fallu chasser les vieux syndicats pourris de l'AFL des industries comme l'automobile et le caoutchouc et dans certains cas les expulser littéralement des usines. Les travailleurs ont besoin de connaître cette histoire.

Mais il y a une leçon encore plus importante à tirer de l'expérience de l’IWW. Le militantisme et la solidarité, aussi forts soient-ils, ne suffisent pas. Les travailleurs d'aujourd'hui ont besoin d'une théorie et d'une politique révolutionnaires pour mener leurs luttes. Ils ont besoin d’une compréhension de la nature de l'État capitaliste et des origines des diverses tendances politiques dans les classes sociales. L'absence d'une telle compréhension s'est avérée être la faiblesse fatale de l’IWW.

La comparaison avec l'histoire russe est des plus éclairantes. Il y avait – et il continue d’y avoir – un lien inéluctable saisissant entre les luttes de classe de l'Amérique et de la Russie. Comme le note Cannon, lorsque l’IWW a été fondé à Chicago en 1905, très loin de là, à Saint-Pétersbourg, la révolution russe de 1905 était en cours, qui allait faire de Trotsky son chef de file. Les Wobblies de Chicago ont célébré les événements de Russie. Haywood dit qu'il attendait avec impatience le jour où les travailleurs américains « se révolteront contre le système capitaliste comme le fait la classe ouvrière en Russie aujourd'hui ». Mais les Wobblies ne furent pas en mesure de comprendre le grand développement théorique que Trotsky tira de cette révolution, la théorie de la révolution permanente, ni l'anticipation théorique que Lénine en avait faite dans sa lutte acharnée contre l'opportunisme, annoncée dans son ouvrage phare Que faire ? de 1902 et dans la scission d’avec la faction menchevique réformiste de la social-démocratie russe en 1903.

Max Eastman, James P. Cannon et Bill Haywood à Moscow, 1922

Dans un certain sens, comme le note Cannon, l’IWW était le corollaire américain des développements russes. Il est vrai qu'en plus de reconnaître la faillite de l'AFL, les dirigeants de l’IWW ont condamné le réformisme parlementaire opportuniste du Socialist Party américain, dominé par le « socialiste des égouts »Victor Berger de Milwaukee et son allié Morris Hillquit de New York. Le paradoxe de l'histoire est que les grands développements théoriques de la lutte des classes ont eu lieu dans le pays le plus arriéré, la Russie, et que dans le plus avancé, les États-Unis, la compréhension politique était, du point de vue de la théorie marxiste, la plus primitive.

Les dirigeants de l’IWW étaient des hommes pratiques, formés aux combats sanglants des mineurs de roche dure de l'Ouest. Ils pensaient affronter la force par la force et rejeter simplement les « trouillards réformistes ». Plutôt que de faire campagne pour le développement d'une politique véritablement révolutionnaire, l’IWW a complètement rejeté la lutte politique, en faveur de ce qu'ils appelaient «l'action directe». Cela ne pouvait mener les Wobblies que jusqu’à un certain point.

Comme l'a expliqué Cannon, « Le tournant s’est produit avec l'entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale au printemps 1917 et la Révolution russe la même année. Alors ‘la politique’ que l’IWW avait désavouée et bannie, est revenue en défonçant la porte. » Il continua ainsi :

Ces deux événements – coïncidant à nouveau en Russie et en Amérique, comme en 1905 – ont démontré que « l'action politique » n'était pas seulement une affaire d'urnes, subordonnée au conflit direct des syndicats et du patronat sur le terrain économique, mais l'essence même de la lutte des classes. Dans les actions opposées de deux classes différentes, « l'État politique », que l’IWW avait cru ignorer, s'est révélé comme le pouvoir centralisé de la classe dirigeante; et la détention du pouvoir d'État montrait dans chaque cas quelle classe était réellement au pouvoir.

D'un côté, cela s'est manifesté lorsque le gouvernement fédéral des États-Unis est intervenu directement pour briser les points de concentration de l’IWW par l’arrestation massive de ses militants. L'« action politique » de l'État capitaliste a brisé la colonne vertébrale de l’IWW en tant que syndicat. L'IWW a été contraint de transformer ses principales activités en celles d'une organisation de défense, s'efforçant par des méthodes légales et de la propagande, de protéger les droits politiques et civiques de ses membres contre les déprédations du pouvoir d'État capitaliste.

De l'autre côté, le même rôle déterminant de l'action politique a été démontré positivement par la Révolution russe. Les travailleurs russes ont pris le pouvoir d'État entre leurs mains et ont utilisé ce pouvoir pour exproprier les capitalistes et réprimer toutes les tentatives de contre-révolution. C'était en effet la première étape de la Révolution, la condition préalable à tout ce qui allait suivre. De plus, le centre d'organisation et de direction de la Révolution victorieuse s'était avéré être, non pas un syndicat inclusif, mais un parti de révolutionnaires sélectionnés, unis par un programme et liés par la discipline.

Aucune de ces leçons vitales n'invalide l'étude et le respect de l'histoire et de l'héroïsme des militants de l’IWW, qui représentent une étape irremplaçable dans le développement de la classe ouvrière américaine et internationale.

(Article paru en anglais le 25 mai 2022)

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