Introduction
«En effet, ce n’est pas du jour au lendemain, mais après des décennies de nuits et de travaux acharnés que – moi, Drew Weissman [collègue et proche collaborateur] et Pieter Cullis – on y est arrivé [au développement des vaccins à ARNm], ainsi que grâce aux travaux de milliers d’autres scientifiques, je dois le dire. La science est une activité de groupe où il n’y a pas de «je», mais bien «nous, nous, nous». Et même les personnes qui nous ont précédés et qui ne sont plus là, nous avons appris d’elles au fil des décennies» – Katalin Karikó, première vice-présidente de BioNTech en Allemagne.
«Le nombre d’applications de l’ARNm (ARN messager) et de l’ARNsi (ARN silencieux) que diverses entreprises exploitent... nous n’avons fait qu’effleurer le sujet... C’est une révolution en profondeur. Nous entrons dans l’ère des thérapies personnalisées» – Dr Pieter Cullis, professeur de biochimie et de biologie moléculaire à l’université de la Colombie-Britannique.
Le 26 août, la société pharmaceutique et biotechnologique Moderna déposait une plainte pour violation de brevet, affirmant que ses concurrents Pfizer et BioNTech avaient illégalement copié la technologie ARNm «fondamentale» qu’elle avait développée pour les vaccins contre la COVID-19 administrés à des milliards de personnes dans le monde. Selon Our World in Data, 5,3 milliards de personnes ont reçu au moins une dose et 4,9 milliards au moins deux doses du vaccin contre la COVID-19. Les deux sociétés ont généré des milliards de dollars de revenus, rendant leurs actionnaires immensément riches.
Dans un communiqué de presse, Moderna a déclaré avoir déposé des plaintes aux États-Unis et en Allemagne contre le produit vaccinal Comirnaty de Pfizer et BioNTech pour violation de brevets déposés entre 2010 et 2016 «couvrant la technologie ARNm fondamentale de Moderna» utilisée dans son produit appelé Spikevax.
Moderna a clairement indiqué qu’elle ne cherchait pas à faire retirer le produit Pfizer-BioNTech du marché ni à obtenir une injonction contre les ventes futures du vaccin concurrent. Elle ne cherche pas non plus à obtenir des dommages-intérêts dans «les 92 pays à revenu faible ou intermédiaire» où les vaccins ont été administrés.
Même si un tiers de la population mondiale – 2,7 milliards de personnes – n’a pas encore reçu de vaccin contre la COVID-19 et que le virus continue de frapper d'incapacitéet de tuer, Moderna prétend cyniquement être motivée par un «engagement en faveur d’un accès mondial équitable». La société de biotechnologie, dont le chiffre d’affaires s’élève à 54 milliards de dollars, aimerait également être considérée comme magnanime car elle «ne demande pas non plus de dommages et intérêts pour des activités survenues avant le 8 mars 2022.»
Selon la déclaration de l’entreprise, «Moderna s’attendait à ce que des sociétés telles que Pfizer et BioNTech respectent ses droits de propriété intellectuelle et envisagerait une licence commercialement raisonnable si elles en demandaient une pour d’autres marchés. Pfizer et BioNTech ne l’ont pas fait». L’action en justice vise à obtenir un jugement du tribunal qui obligera Pfizer et BioNTech à indemniser Moderna pour «l’utilisation continue des technologies brevetées de Moderna».
Stéphane Bancel, PDG de la société, a déclaré que des poursuites étaient engagées «pour protéger la plateforme technologique innovante d’ARNm que nous avons développée, pour laquelle nous avons investi des milliards de dollars et que nous avons brevetée au cours de la décennie précédant la pandémie de la COVID-19».
Cependant, comme l’explique Bancel, les poursuites visent à garantir la propriété exclusive de Moderna sur la technologie révolutionnaire de l’ARN. La société est à la poursuite des profits massifs qui seront tirés de ce qu’elle prévoit être une série d’applications de santé publique sans fin. «Alors que nous nous efforçons de lutter contre les défis sanitaires à venir, Moderna utilise notre plateforme technologique ARNm pour développer des médicaments qui pourraient traiter et prévenir des maladies infectieuses comme la grippe et le VIH, ainsi que des maladies auto-immunes et cardiovasculaires et des formes rares de cancer», a-t-il déclaré.
Un représentant de Pfizer a déclaré que la société était «surprise par le litige mais qu’elle restait confiante dans la propriété intellectuelle soutenant son vaccin». Dans une déclaration, BioNTech a affirmé que son «travail est original et, nous nous défendrons vigoureusement contre toute allégation de violation de brevet.»
Moderna est le prototype même de l’entreprise capitaliste profiteuse de pandémie, qui n’est égalée à tous égards, et éclipsée en taille, que par son gargantuesque concurrent Pfizer. Le cours de l’action Moderna au NASDAQ est passé d’environ 20 dollars en janvier 2020 à un pic de 484 dollars en août 2021, soit une multiplication par 24.
Trois responsables chez Moderna – Noubar Afeyan, président et cofondateur, Robert Langer, professeur au Massachusetts Institute of Technology et cofondateur de l’entreprise, de même que Timothy Springer, professeur à la faculté de médecine de Harvard et l’un des premiers investisseurs dans la société – se sont vus propulsés dans la liste Forbes des 400 personnes les plus riches aux États-Unis en octobre 2021. Ils y figurent tous avec une valeur nette personnelle supérieure à 3,5 milliards de dollars.
L’ascension rapide de la fortune des dirigeants et des investisseurs de Moderna est directement liée aux ressources financières massives contenues dans la loi CARESadoptée par le Congrès et promulguée par le président de l’époque, Donald Trump, au printemps 2020.
Après avoir nié la nécessité d’une réponse à la crise de santé publique dans les premiers mois de 2020, la Maison-Blanche de Trump, sous la direction de l’assistant du président, directeur de la politique commerciale et manufacturière Peter Navarro, a commencé à distribuer 18 milliards de dollars à des sociétés privées pour le développement d’un vaccin appelé Opération Warp Speed.
Bien que la société de biotechnologie Moderna surnageait déjà dans les liquidités et qu’elle avait un vaccin de prêt en date du 24 février 2020, le gouvernement américain lui a accordé tout de même 483 millions de dollars à la mi-avril. Cette première injection de liquidités a déclenché une hausse rapide de la valeur des actions de Moderna.
De façon significative, selon les détails publiés par l’auteur J. David McSwane dans son récent livre Pandemic Inc, Chasing the Capitalists and Thieves Who Got Rich While We Got Sick, deux semaines après l’octroi de la subvention gouvernementale, Moncef Slaoui, membre du conseil d’administration de Moderna et cadre pharmaceutique de longue date, s’est vu attribuer par la société des options lui permettant d’acheter plus de 18.000 actions avec une remise non accessible au public.
Entre-temps, McSwane écrit: «Le 15 mai, Trump a annoncé que Slaoui serait l’un des deux tsars chargés de l’Opération Warp Speed; devant l’examen public, Slaoui a dû démissionner du conseil d’administration de Moderna, perdant ainsi ses dernières options pas encore acquises. Mais parce que l’administration Trump a qualifié Slaoui d’entrepreneur, il a pu conserver sa participation existante et ses options acquises au moment même où il aidait à diriger des milliards allant à cette même société.»
Lorsque Moderna a annoncé les résultats positifs de ses premiers essais cliniques du vaccin, le prix de l’action de la société a grimpé en flèche, et la participation de Slaoui dans la société a grimpé à 9,1 millions de dollars.
Entre le 1erjanvier et mai 2020, dit McSwane, «les dirigeants de Moderna ont fait fortune en vendant pour 89 millions de dollars d’actions». Le PDG de Moderna, Stéphane Bancel, a empoché 13,6 millions de dollars en ne vendant qu’une infime partie de sa participation de 9 % dans la société. Le directeur financier de la société, Lorence Kim, a réalisé un bénéfice de 37 millions de dollars dans le même laps de temps.»
Le 18 décembre 2020, la FDA a autorisé le vaccin Moderna, et le gouvernement américain a commandé 300 millions de doses pour près de 5 milliards de dollars. McSwane écrit: «En février 2021, soit environ un an après le début de la pandémie, les dirigeants de Moderna avaient vendu pour plus de 321 millions de dollars d’actions dans des centaines de transactions, pour un montant supérieur à celui de toute autre entreprise associée à l’Opération Warp Speed.»
Bien que les dirigeants et les investisseurs de Moderna n’aient pas été les seuls à profiter de l’opportunité sans précédent d’encaisser l’argent du gouvernement sans aucune condition, il s’agit d’un exemple particulièrement frappant de ce qui s’est passé dans les premiers mois de la pandémie, alors que des centaines de milliers d’Américains et des millions de personnes dans le monde tombaient malades et mouraient de la COVID-19. Ce sont ces intérêts financiers qui sont à l’origine de la démarche juridique réactionnaire de Moderna visant à établir la propriété capitaliste privée de la percée scientifique qu’est la technologie ARNm.
Litiges juridiques et subventions gouvernementales généreuses
Il n’est pas rare que des litiges portant sur des brevets relatifs à des technologies pharmaceutiques révolutionnaires soient portés devant les tribunaux, en particulier lorsqu’ils sont liés à d’éventuels bonus financiers sur de nouveaux médicaments. Le procès intenté par Moderna à Pfizer n’est que l’un de ces nombreux litiges.
En février 2022, Arbutus et Genevant Sciences, filiale de Roivant, ont intenté une action en justice contre Moderna devant le tribunal fédéral du district du Delaware, pour dommages et intérêts suite à violation de six brevets relatifs à la technologie des nanoparticules lipidiques (systèmes d’administration de médicaments liposomaux), une technologie qui permet de créer une enveloppe protégeant contre la dégradation le vaccin à ARNm lorsque injecté à une personne et qui permet à celui-ci de pénétrer dans les cellules où se construit le pic du SRAS-CoV-2, permettant ainsi au système immunitaire de développer des anticorps spécifiques contre le coronavirus.
Il y a également un différend entre Moderna et les National Institutes of Health (NIH) sur la question de savoir qui doit recevoir le crédit pour l’invention des composants centraux de leur vaccin contre la COVID-19, un sous-produit d’une collaboration de quatre ans entre les scientifiques des NIH et la société pharmaceutique.
Par ailleurs, Moderna a reçu environ 20 millions de dollars en subventions du gouvernement fédéral plusieurs années avant la pandémie pour développer des vaccins contre divers virus, ce qui l’a aidé dans ses travaux sur les vaccins contre la COVID-19. Mais lors de l’examen de 126 brevets attribués à Moderna, la société a omis de mentionner tout financement du gouvernement fédéral américain.
Pendant la pandémie, 10 milliards de dollars de financement du gouvernement fédéral ont fourni à la société pharmaceutique le capital nécessaire pour augmenter sa capacité de production, mener des essais cliniques à grande échelle et livrer des millions de doses de vaccins contre la COVID-19. En outre, Moderna a obtenu un contrat lucratif de plusieurs milliards de dollars pour fournir au gouvernement américain des centaines de millions de doses avec des options sur tous les vaccins expérimentaux en cours de développement.
Le financement de la lutte contre la COVID-19 s’étant complètement tari, les derniers rappels de vaccins bivalents sont les dernières dépenses gouvernementales pour ces traitements qui sauvent des vies. La réponse de Bancel à ces développements est révélatrice. Il a déclaré: «Soit le gouvernement trouve l’argent, soit nous nous adressons au marché privé. Il est hors de question que Moderna ne soit pas là pour la campagne de vaccination de la nouvelle dose américaine cet automne.» Bien que presque tous les responsables de la santé publique s’attendent à ce que moins de vaccins soient administrés, à 60 dollars la dose, soit plus de trois fois ce que le gouvernement paie, cela compensera suffisamment la différence.
Sur le plan conceptuel, les vaccins à ARNm sont d’une simplicité bien pratique. En utilisant la machinerie cellulaire comme des usines moléculaires efficaces, les instructions fournies dans les brins d’ARNm sont utilisées pour construire des répliques de la protéine de pointe du coronavirus, qui sont ensuite présentées au système immunitaire pour générer la réponse appropriée contre toute infection future.
Auparavant, les vaccins devaient être fabriqués sous forme de produits finis et prêts à être administrés, ce qui signifiait que les nouveaux vaccins contre des agents pathogènes similaires devaient subir les mêmes processus laborieux, compliquant le développement et la fabrication des vaccins en général. Avec la technologie de l’ARNm, les modifications peuvent maintenant être apportées presque instantanément, comme on le voit avec les vaccins bivalents.
Par exemple, le prototype du vaccin Moderna à ARNm a été fabriqué quelques jours après le séquençage du virus SAR-CoV-2, au début de janvier 2020. Et lorsque l’administration Biden a exigé la version BA.4/BA.5, Pfizer et Moderna n’ont eu à faire que de simples ajustements. En quelques mois, les produits étaient prêts à être distribués aux pharmacies et aux centres de soins de tout le pays.
En bref, en ce qui concerne l’objectif et la fonction de l’ARNm, tel que le montre la figure, l’ADN d’une cellule se trouve dans son noyau. Lorsqu’un signal pour la construction d’une protéine est reçu, une petite portion de l’ADN contenant toutes les instructions nécessaires de cette protéine particulière se défait, et un modèle de pré-ARNm à simple brin sous la forme d’un acide ribonucléique messager (ARNm) est transcrit, puis épissé en ARNm et transporté hors du noyau dans le cytoplasme de la cellule où les ribosomes traduisent les instructions en une chaîne polypeptidique qui est finalement transformée en une protéine finie.
Toutefois, les prouesses technologiques qui permettent de concevoir un vaccin en un clin d’œil ne sont pas la seule réalisation exclusive de Moderna. Un triomphe aussi stupéfiant est le fruit d’un effort collectif d’expérimentation ingénieuse et d’analyse théorique de la part de milliers de scientifiques répartis sur plusieurs siècles à travers le monde. Leur travail minutieux a comporté beaucoup plus d’échecs que de réussites, et il était motivé par le désir d’accumuler des connaissances, de comprendre les processus fondamentaux de la nature et d’apporter des solutions désespérément nécessaires à des problèmes médicaux concrets, et non par les hauts et les bas des moyennes du Dow Jones.
L’utilisation de l’ARNm en tant que thérapie potentielle aurait été conceptualisée par Robert Malone à la fin des années 1980, alors qu’il travaillait comme chercheur postdoctoral au Salk Institute for Biological Studies de La Jolla, en Californie, après une expérience au cours de laquelle il utilisa des brins d’ARNm mélangés à des gouttelettes de graisse et incubés avec des cellules obtenues à partir de drosophiles. Rapidement, les cellules ont commencé à traduire l’ARNm et à produire des protéines. Le 11 janvier 1988, il écrivait dans son cahier de laboratoire qu’il était potentiellement possible de «traiter l’ARN comme un médicament». Les brins d’ARNm sont notoirement instables et difficiles à travailler, ce qui fait de ce succès précoce une percée significative et son appréciation comme traitement rien de moins qu’une révolution.
Comme le notaient Ugur Sahin et Özlem Türeci, équipe mari et femme de BioNTech responsable du vaccin à ARNm de Pfizer, dans un rapport publié dans Nature Reviews: drug discoveryen 2014, «Le concept de médicaments codés par acides nucléiques a été conçu il y a plus de deux décennies lorsque Wolff et al.ont démontré que l’injection directe d’ARNm transcription in vitro(TIV) ou de plasmide (ADNp) dans le muscle squelettique de souris conduisait à l’expression de la protéine codée dans le muscle injecté.» Robert Malone était le deuxième auteur de cet article.
Malone a quitté Salk avant d’obtenir son diplôme pour rejoindre Vical, une start-up, afin de travailler avec Philip Felgner, un biochimiste travaillant sur les liposomes chargés positivement, de minuscules gouttelettes de graisse sphériques qui pourraient transporter les squelettes chargés négativement de l’ARN. Mais à la suite de litiges relatifs aux brevets entre Salk et Vical, le nom de Malone a été écarté des accords de licence et de toute revendication sur les bénéfices. Malone, qui s’est joint à la campagne médiatique de droite pour nier l’impact de la COVID-19, continue d’affirmer avec amertume qu’«ils [Pfizer et Moderna] se sont enrichis grâce aux produits de mes travaux».
Tel est le monde désordonné du sale business féroce qui se cache derrière les découvertes de médicaments. Cependant, aucune personne ou société ne peut à elle seule faire de telles réalisations ou les revendiquer. Le mécontentement rancunier de Malone n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan des réalisations et des percées de nombreuses personnes dont les noms ont été oubliés depuis longtemps.
En tant que discipline en évolution, la science est un sous-produit d’une relation sociale hautement développée qui accumule l’étendue historique des connaissances au cours de siècles de travail assidu pour rendre possibles les avancées actuelles dans divers domaines. De ce point de vue, le procès Moderna doit être considéré comme la forme la plus flagrante d’exploitation du travail humain. À cet égard, l’entreprise s’efforce de supprimer tout lien historique avec cette réalité sociale en recourant au système juridique de l’État pour l’acquisition de brevets et en monétisant ces réalisations pour enrichir les parties prenantes financières.
Deux spécificités notables du procès Moderna méritent d’être mentionnées. Selon l’une des allégations de violation dans le procès de Moderna, Pfizer «a décidé de procéder avec un vaccin ayant la même modification chimique exacte de l’ARNm que le Spikevax». L’autre allégation porte sur l’utilisation d’une enveloppe de nanoparticules lipidiques pour loger le modèle intégral du péplomère.
Moderna affirme que cette approche a été développée dans le cadre de ses travaux sur un vaccin contre le coronavirus responsable du syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS), quelques années avant la pandémie de la COVID-19. Si l’on se réfère à ces détails, il convient de revenir sur l’histoire de ces percées technologiques.
L’histoire de l’ADN
Avant même la reconnaissance officielle de l’ARNm en 1961 et la découverte révolutionnaire par James Watson et Francis Crick, en 1953, de la forme tridimensionnelle en double hélice de l’ADN, près de cent ans de travaux ont été réalisés pour percer les mystères de l’intérieur des cellules.
Après les travaux révolutionnaires de Charles Darwin (1859) sur l’origine des espèces et ceux du frère augustin Gregor Johann Mendel sur la transmission des caractères chez les plantes au milieu du XIXe siècle, un chimiste suisse du nom de Friedrich Mieschera été le premier scientifique à isoler l’acide nucléique du noyau de globules blancs en 1869. Contrairement aux protéines, la «nucléine» (devenue plus tard «acide nucléique») qu’il a découverte ne ressemblait à aucune des protéines qu’il avait vues.
Ce matériau, riche en phosphore et résistant à la dégradation, était le premier ADN transformé. Sans bien comprendre sa découverte, Miescher écrit à l’époque: «Il me semble probable que toute une famille de cette substance phosphorée légèrement variable apparaîtra, en tant que groupe de nucléines, équivalente aux protéines.»
Au cours des deux décennies suivantes et jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’intérêt pour le noyau et la possibilité de caractères héréditaires en son sein ont donné lieu à des recherches approfondies sur la nature de ces molécules complexes. En 1910, le biochimiste allemand Albrecht Kossel a reçu le prix Nobel de médecine pour avoir isolé et décrit les cinq composés organiques présents dans les acides nucléiques: l’adénine (A), la cytosine (C), la guanine (G), la thymine (T) et l’uracile (U) (le dernier se trouvant dans l’ARNm uniquement). Plus tard, on a compris que ces composés formaient l’«alphabet» génétique des cellules vivantes.
Le biochimiste d’origine lituanienne Phoebus Aaron Theodore Levene, qui étudia la médecine à l’Académie médicale militaire impériale et obtint son diplôme en 1891, émigra à New York en 1893 où il exerça la médecine. Son intérêt pour la biochimie l’amène à consacrer son temps libre à la recherche biochimique et à collaborer avec Kossel et Emil Fischer, pour finalement être nommé chef du laboratoire de biochimie de l’Institut Rockefeller de recherche médicale en 1905.
Il consacre le reste de son temps à l’identification des différents composants de l’ADN. Il est le premier à découvrir l’ordre des trois composants des nucléotides – l’arrangement phosphate-sucre-base – les composants glucidiques de l’ARN et de l’ADN, et la façon dont ces molécules sont assemblées. Nombre de ses hypothèses sur la nature de ces molécules se sont certes révélées erronées, mais ses découvertes fondamentales se sont néanmoins avérées essentielles pour les travaux qui ont suivi.
Le biochimiste d’origine austro-hongroise Erwin Chargaff, qui émigra aux États-Unis pendant l’ère nazie, a poursuivi les travaux pendant son mandat à l’université Columbia. Il a été profondément influencé par un article transformateur rédigé en 1944 par Oswald Avery et ses collègues, démontrant que l’ADN était le contenant des unités héréditaires, ou gènes.
Averyécrivait en 1943 à propos de ses travaux sur les bactéries pneumocoques: «Si nous avons raison, et bien sûr ce n’est pas encore prouvé, cela signifie que les acides nucléiques ne sont pas simplement des substances structurellement importantes mais fonctionnellement actives dans la détermination des activités biochimiques et des caractéristiques spécifiques des cellules et qu’au moyen d’une substance chimique connue, il est possible d’induire des changements prévisibles et héréditaires dans les cellules. C’est ce dont rêvent depuis longtemps les généticiens».
L’expérience, simple et pratique, a été de prendre des bactéries de type II cultivées et atténuées et d’y ajouter de l’ADN hautement purifié extrait du type III. Le processus donna naissance à une nouvelle colonie de bactéries de type III. En bref, il prouva que l’ADN était la source des instructions héréditaires pour la croissance de toutes les espèces vivantes et démontra du coup que l’essence de la vie dépend des instructions fournies par ces molécules complexes.
Chargaff écrivait en 1971 à propos des travaux d’Avery: «Cette découverte, presque abrupte, semblait préfigurer une chimie de l’hérédité et, de plus, rendait probable le caractère d’acide nucléique du gène... Avery nous a donné le premier texte d’un nouveau langage, ou plutôt nous a montré où le chercher. J’ai résolu de rechercher ce texte».
Au cours des années d’après-guerre, il a établi que la composition nucléotidique de l’ADN variait selon les espèces, mais que, quelle que soit l’espèce, certaines propriétés étaient maintenues. La quantité de A était toujours similaire à celle de T et de G à celle de C, ou encore le total des purines était égal au total des pyrimidines dans l’ADN. L’alphabet et la grammaire de base de l’ADN ont ainsi été déduits.
Entre-temps, influencés par les découvertes de Chargaff et les travaux de Linus Pauling sur les structures des protéines, James Watson, Francis Crick et Rosalind Franklin tentaient d’élucider la forme de l’ADN. Franklin, chimiste et cristallographe aux rayons X, détermina en 1951 que l’ADN pouvait exister sous deux formes, et que le squelette phosphate de l’ADN se trouvait à l’extérieur. Par ailleurs, des études de diffraction des rayons X indiquaient que l’ADN avait la forme d’une hélice.
Sur le plan conceptuel, Watson et Crick ont franchi une étape cruciale en théorisant que l’ADN était constitué de deux chaînes de nucléotides, mais allant dans des directions opposées. Puis, au cours de l’été 1952, ayant entendu parler des découvertes de Chargaff, ils ont créé un modèle dans lequel les paires de bases correspondantes étaient imbriquées au milieu de leur double hélice, ce qui maintenait une distance uniforme entre les chaînes. Ils ont compris que chaque brin était un modèle de l’autre et que, pendant la division cellulaire, les modèles étaient divisés et utilisés pour se reproduire. En 1962, Watson et Crick ont reçu le prix Nobel de médecine, Rosalind Franklin étant morte en 1958 à l’âge de 37 ans d’un cancer des ovaires.
À suivre
(Article paru en anglais le 27 septembre 2022)
