Perspectives

Une lettre de 300  groupes d’entreprises demande à la Maison-Blanche d’intervenir contre le mouvement grandissant des cheminots

Le comité des cheminots de la base tient sa quatrième réunion publique ce dimanche 30 octobre, à 19 h, heure de l'Est. 'Les syndicats disent qu'ils ne 'sanctionneront' pas une grève. Cette décision appartient aux travailleurs, pas à la bureaucratie ! Inscrivez-vous à l'événement ici (la réunion est uniquement en anglais).

Un train de marchandises de Norfolk Southern circule sur des voies surélevées à Philadelphie, en Pennsylvanie, le mercredi  27  octobre 2021. [AP Photo/Matt Rourke] [AP Photo/Matt Rourke]

Mercredi, les aiguilleurs du rail ont été le troisième des 12  métiers du secteur ferroviaire américain à rejeter un contrat national, négocié par le gouvernement Biden et les responsables syndicaux, qui visait à empêcher une grève tout en ne répondant à aucune des demandes des travailleurs.

Cet accord est en passe de subir un échec total et humiliant. Les responsables de la Maison-Blanche, après avoir conclu en septembre un accord avec quelques dizaines de bureaucrates syndicaux à huis clos, ont cru que tout était réglé. Mais c’était sans compter avec une chose : 120.000 cheminots déterminés à se battre pour ce à quoi ils ont droit. Lundi, le scrutin doit commencer pour 60.000  mécaniciens et chefs de train. Le vote des aiguilleurs a créé une dynamique pour le rejet de ces contrats aussi.

Les cheminots qui, plus tôt cette année, ont voté à la quasi-unanimité pour autoriser la grève, font pression pour une grève nationale. Ce serait le mouvement de grève le plus puissant depuis des décennies aux États-Unis. Il entraînerait la fermeture immédiate de 40  pour cent du transport marchandises du pays. Plus important encore, il encouragerait les travailleurs d’autres secteurs – comme les docks de l’Ouest, où syndicat et Maison-Blanche laissent travailler sans contrat – à vouloir faire gagner leurs propres revendications. Cela montrerait aux travailleurs du monde entier qu’ils peuvent tenir tête aux trusts, aux bureaucraties syndicales corrompues et même au gouvernement.

La grande entreprise américaine est maintenant montée sur le ring pour donner des ordres de marche à toutes les parties concernées. Jeudi, plus de 300  groupes d’entreprises ont publié une lettre ouverte appelant le gouvernement Biden à intervenir pour empêcher une grève. «Il est primordial qu’on ratifie ces contrats maintenant», indique la lettre, «car un arrêt des chemins de fer aurait un impact significatif sur l’économie américaine et entraînerait de nouvelles pressions inflationnistes».

Elle poursuit ainsi: «La Maison-Blanche ayant joué un rôle central dans le processus [qui a conduit au contrat], nous pensons qu’elle peut être utile en continuant à faire avancer le processus dans une direction positive. Dans le cas contraire, le Congrès sera appelé à agir».

Dans cette lettre, c'est pratiquement toute l'Amérique des entreprises qui s'exprime d'une seule voix, depuis la Chambre de commerce jusqu'à l'Association du soja de l'Ohio. Malgré une crise politique sans précédent à Washington et une atmosphère violente entre les deux partis, la classe dirigeante se ressaisit face à la menace d’en bas, émanant de la classe ouvrière.

Le fait que la ligne de séparation fondamentale dans la société est la classe, et non pas la race, le genre ou toute autre catégorie d’identité personnelle, est mis en évidence par le mouvement grandissant de la classe ouvrière même.

L’avertissement sur l’impact d’une grève « sur l’économie» sue l’hypocrisie. Il vient d’une classe de pyromanes économiques qui, par le biais de la politique monétaire de Washington, fabriquent délibérément une récession pour se servir du chômage contre les revendications salariales. On n’a jamais entendu de soucis de ce genre pour l’«économie» quand il s’est agi du coût social désastreux de la guerre impopulaire de l’OTAN en Ukraine, qui a contribué à la montée en flèche des prix de l’énergie.

La solution à ce problème, en tout cas, est simple: accepter les demandes raisonnables des travailleurs, comme les congés de maladie payés, les ajustements au coût de la vie et la fin de politiques d’assiduité brutales ayant poussé des dizaines de milliers de salariés à quitter le secteur. Mais même si les chemins de fer sont le secteur le plus rentable d’Amérique, ils refusent de l’envisager.

Exiger que Biden intervienne pour garantir que le contrat «soit ratifié» – avec ou sans le consentement des travailleurs – est l’attitude d’une dictature corporatiste. Pour ce qui est des signataires de la lettre, les travailleurs non seulement n’ont pas le droit de faire grève, mais ils n’ont pas même le droit de décider sur leur propre contrat. Si les travailleurs ne votent pas dans le bon sens, eh bien la Maison-Blanche ou le Congrès interviendront pour imposer la «bonne» décision. «En voilà assez de l’ingérence des travailleurs», dit en substance la lettre. «Nos profits sont en jeu!»

Le gouvernement Biden a tenté d’imposer ces contrats à travers une bureaucratie syndicale pro-patronat qui a œuvré sans relâche à saboter la force des travailleurs et à saper leur initiative. Au moyen d’incessantes extensions du délai de grève, d’ajournements jusqu’après les élections de mi-mandat pour faciliter une intervention du Congrès et même par la fraude électorale tout court, le gouvernement Biden tente, à travers l’appareil syndical, d’imposer une interdiction de fait des grèves.

Mais les travailleurs en ont de plus en plus assez et l’appareil se retrouve discrédité et isolé. C’est ce qui a motivé mercredi une lettre du président du syndicat BMWED, Tony Cardwell, qui s’en prenait à des «groupes marginaux» prônant des «grèves illégales non sanctionnées». En fait, à ce stade, une grève ne serait pas illégale. Elle ne serait d’ailleurs «non sanctionnée» que parce que Cardwell et d’autres responsables syndicaux refuseraient de la sanctionner.

La cible immédiate de la lettre était le Comité des cheminots de la base (RWRFC), un groupe de cheminots qui se sont organisés pour lutter contre les trahisons et mettre les travailleurs aux commandes. Mais Cardwell s’en prenait en réalité à l’écrasant sentiment pour une grève que les travailleurs ont «sanctionnée» à maintes reprises.

Cardwell a admis dans sa lettre l’existence d’un accord secret avec les transporteurs pour prolonger le «statu quo» si les travailleurs rejetaient le contrat BMWED (ce qu’ils ont fait il y a deux semaines). Selon Cardwell, les travailleurs qui demandent que la volonté de l’écrasante majorité soit respectée sont «marginaux», alors que les responsables syndicaux qui agissent contre la volonté des travailleurs, eux, ne le sont pas. Il n’y a aucune raison de s’attendre de la part de Cardwell à une lettre furieuse du même type contre les exigences des trusts américains que l’État intervienne plus directement pour garantir que les contrats «soient ratifiés».

Le RWRFC a publié une réponse à Cardwell jeudi soir. «Qui vous a donné le droit de réclamer pour vous seul l’autorité de “sanctionner” une grève?», y demande le comité. «Ce n’est pas à vous et à vos collègues bureaucrates de nous supplanter et de nous dire ce que nous devons faire». Elle concluait en disant: «Au nom de nos 120.000  collègues, nous vous donnons l’instruction suivante: si vous n’êtes pas prêts à vous conformer à la volonté des membres, alors dégagez le chemin».

En 1937, Léon Trotsky observe que le caractère d’un syndicat «est déterminé par sa relation avec la distribution du revenu national». Si l’appareil syndical «défendait le revenu de la bourgeoisie contre les attaques des travailleurs; s’il menait une lutte contre les grèves, contre l’augmentation des salaires, contre l’aide aux chômeurs, disait-il, alors nous aurions une organisation de briseurs de grève, et non un syndicat».

Cette définition, qui généralement ne s’appliquait même pas aux syndicats les plus conservateurs de l’époque de Trotsky, décrit parfaitement les activités des syndicats contrôlés aujourd’hui par la bureaucratie. Ceux-ci agissent délibérément pour le compte de l’élite patronale contre les travailleurs qu’ils prétendent représenter.

Mais alors que la pire crise économique et sociale depuis des générations pousse la classe ouvrière à la lutte, l’autorité de l’appareil se désagrège. Alors même que les cheminots envoient leurs contrats à la poubelle, un soutien puissant se développe dans l’industrie automobile pour Will Lehman, un ouvrier candidat à la présidence du syndicat de l’automobile UAW sur un programme d’abolition de la bureaucratie et de transfert du pouvoir à la base.

Partout dans le monde, on assiste à l’émergence d’un mouvement de grève qui se transforme en un conflit politique ouvert avec les gouvernements capitalistes. En Grande-Bretagne, les grèves des cheminots et des dockers ont joué un rôle important dans la chute, après juste six semaines en fonction, de la Première ministre Liz Truss. En France, une grève nationale des raffineries et des actions de sympathie de masse mobilisant de centaines de milliers de travailleurs se sont vu confrontés à une répression policière brutale de la part du président multimillionnaire Emmanuel Macron. Plus tôt, des manifestations de masse contre la hausse vertigineuse des prix au Sri Lanka avaient contraint son président à démissionner et à fuir le pays.

Les travailleurs doivent considérer la lettre de jeudi comme un avertissement. Si l’on ne peut compter sur les syndicats pour s’occuper de l’opposition de la base, alors l’oligarchie d’entreprise est prête à la renforcer par des mesures de répression étatique plus ouvertes, plus évidentes. En effet, la Cour suprême a récemment accepté d’entendre une affaire qui accroîtrait fortement la capacité des trusts à intenter des procès pour «dommages» économiques causés par des grèves.

Toute cette expérience contient un certain nombre de leçons fondamentales, pour les travailleurs du rail et pour l’ensemble de la classe ouvrière.

Premièrement, l’opposition des travailleurs ne peut s’exprimer de façon organisée que par la création d’organisations de la base, comme des comités d’usine et de lieu de travail, pour mobiliser les travailleurs indépendamment de l’appareil syndical et en opposition à celui-ci, et pour unifier toutes les sections de la classe ouvrière en une lutte commune.

Deuxièmement, cela met les travailleurs sur un plan de lutte politique contre tout le réseau corporatiste – gouvernement, entreprises et bureaucrates syndicaux. Pour les travailleurs du rail, le rôle de l’État comme instrument de domination de classe est directement révélé, sous la forme des menaces d’intervention du Congrès (démocrates et républicains confondus) et de la Maison-Blanche dans la négociation du contrat de concession. Mais c’est là la nature fondamentale de l’État, qui n’est pas un corps neutre, mais le bras d’une dictature d’entreprise.

Troisièmement, l’intervention unie de toutes les entreprises américaines contre les travailleurs du rail dévoile ce problème fondamental: tant que le pouvoir économique, et donc politique, reste entre les mains de l’élite capitaliste dirigeante, les intérêts de la classe ouvrière ne peuvent être garantis.

La logique de la lutte des classes soulève la nécessité pour la classe ouvrière de prendre le pouvoir elle-même. Elle doit restructurer la vie économique sur la base des besoins de la société, et non du profit privé, y compris par la transformation des chemins de fer et d’autres grandes industries en services publics. Tel est le programme du socialisme.

(Article paru d’abord en anglais le 29  octobre 2022)

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