La position précaire de la classe ouvrière et les perspectives de radicalisation des masses en Russie

Un certain nombre de prévisions économiques pour la Russie confirment qu’une attaque contre la position déjà précaire de la classe ouvrière russe est en cours pour les mois restants de 2022 et durant l’année 2023. Ces prévisions mettent l’accent sur la situation économique volatile du pays, qui accroît la pression sur le régime Poutine et prépare le terrain pour une mobilisation généralisée de la classe ouvrière russe.

Le mercredi 2 novembre, MBFinance, une plateforme d’analyse et de prévision du marché en ligne, a publié une courte prévision pour l’économie russe. Le tout début de l’article fait explicitement référence aux «prévisions décevantes des économistes et des analystes pour le reste de la période 2022-2023».

«De nombreux experts affirment que si la Russie ne présente pas un nouveau projet détaillé de réformes économiques dans un avenir très proche […], le pays sera confronté à des problèmes imminents. Les plus grands pessimistes prédisent une situation similaire à la sauvagerie des années 90 pour l’avenir prévisible: chômage et pauvreté généralisés», écrit l’auteur de l’article, Igor Kuznetsov.

L’article souligne le fait choquant que seulement 3 pour cent de la population n’a aucun problème financier ou matériel. Les 97 pour cent restants, soit 140 millions de personnes, en ont, et la plupart d’entre elles connaissent de graves difficultés financières. Cela résume l’essence même du capitalisme.

Seuls 12 pour cent des Russes ont les moyens de payer la plupart des produits de base, en dehors d’un appartement ou d’une maison. Trente-cinq pour cent sont incapables d’acheter des appareils électroménagers. Vingt-trois pour cent de la population peut se permettre d’acheter des produits alimentaires pour éviter la famine, mais est incapable d’acheter de nouveaux vêtements et chaussures.

Huit pour cent des Russes ne sont même pas en mesure d’acheter de la nourriture, ce qui les met en réel danger de mourir de faim sauf à pouvoir s’endetter. Pour eux, le seul choix est soit une lente et douloureuse vie d’endettement, soit la mort par la famine. Le nombre de Russes pauvres a augmenté de 3 millions en seulement trois mois cette année, et 60 pour cent de la population, soit environ 87 millions de personnes, sont au bord de la pauvreté.

L’article fait référence à l’expert économique Konstantin Selyanin. Selon lui, les prévisions les plus pessimistes ne suggèrent rien de moins que l’effondrement de l’économie russe dans un avenir très proche. Selon Selyanin, nous assistons en fait déjà au plus grand effondrement économique de toute l’histoire de la Russie depuis la dissolution stalinienne de l’Union soviétique en 1991.

C’est effectivement vrai. Alors que le monde s’enfonce dans la récession en raison des politiques restrictives des banques centrales, la Russie est déjà entrée dans sa propre récession, causée par la réaction des puissances impérialistes à l’invasion de l’Ukraine par Poutine. Il serait trop optimiste de croire que la Russie a déjà «survécu» à cette récession.

Malgré toutes les sanctions, la Russie était ― et est toujours ― un important fournisseur de matières premières pour le marché mondial. Les relations économiques directes entre les pays occidentaux et la Russie ont certes chuté d’un niveau record, mais, de nombreux intermédiaires existent sur la scène mondiale. Il existe également un vaste marché commercial non contrôlé à l’échelle mondiale, qui joue un rôle tout aussi important que le marché contrôlé, et dans lequel la Russie détient une part substantielle.

L’article de Kuznetsov évoque un rapport de Dmitry Belousov, chef du Centre d’analyse macroéconomique et de prévision à court terme (CMASTF). Le rapport évoque trois voies «possibles» pour le développement économique de la Russie:

La première voie est l’autarcie. Kuznetsov écrit: «Dans cette option, la Russie devra produire elle-même tout ce qui est nécessaire à son développement, même si cela signifie réduire la qualité des produits manufacturés, y compris les produits de consommation et ceux qui sont nécessaires au fonctionnement de l’industrie. Cela affectera le niveau de vie de la population du pays. Cette voie pourrait considérablement réduire son niveau de vie. Elle sera la seule voie possible si la Russie passe à une “économie de guerre” à la suite d’une nouvelle escalade du conflit avec les pays ennemis».

Ainsi, cette option est considérée comme possible dans le cas d’une extension du conflit en Ukraine entre la Russie et l’OTAN. En effet, il est fort probable que cela se produise, puisque les guerres capitalistes ont toujours été accompagnées d’une dissociation des pays du marché mondial, d’un déclin de la production industrielle et d’un grave effondrement du niveau de vie. Mais cette situation menace aussi sérieusement la position de la classe capitaliste.

Dans le cas de la voie de l'autarcie, le pays serait ramené des décennies en arrière. Un effondrement aussi radical ne peut que conduire à une explosion tout aussi radicale des luttes de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. La question principale ne sera pas de savoir si cette explosion aura lieu, mais quel sera le niveau de conscience de la classe ouvrière et dans quelle mesure le parti révolutionnaire du prolétariat réussira à l'influencer.

La deuxième voie est «l’inertie institutionnelle». Selon l’article, c’est la voie la plus probable du développement économique.

«C’est la situation qui s’est développée au cours des 15 dernières années. [L’objectif a été] de maintenir autant de stabilité macroéconomique que possible, de réaliser des projets d’investissement, de financer leurs obligations», écrit l’auteur de l’article. «Selon ce scénario, le chômage restera élevé jusqu’en 2030, dans les 6 pour cent, les salaires et la productivité du travail n’augmenteront pas. Avec une telle méthode, la Russie fera face à la situation et pour des indicateurs tels que la qualité de vie, la sécurité nationale et le développement technologique, le pays sera inévitablement à la traîne du reste du monde. Cela donnera naissance à une “économie grise” telle qu’existait dans les années 1980».

Le lecteur doit se rappeler que c’est cette «économie grise» des années 1980 qui a contribué à une grave crise politique et économique au milieu des années 1980. Elle a forcé la bureaucratie stalinienne à adopter les politiques de «perestroïka» de Gorbatchev. Ces dernières proposaient, en fait, une manière contre-révolutionnaire de résoudre la crise: la restauration du capitalisme en Union soviétique.

La restauration du capitalisme a abouti à la liquidation de l’Union soviétique et à l’établissement à sa place de 15 républiques capitalistes «indépendantes». Elles étaient ouvertes au «partenariat» avec le capital occidental et oriental par le biais du marché capitaliste mondial. Les conséquences de cette désintégration se font encore sentir aujourd’hui. La guerre par procuration des États-Unis et de l’OTAN contre la Russie en Ukraine en est une.

Par conséquent, si cette voie économique se réalise, on peut affirmer sans risque de se tromper qu’une grave crise politique attend la Russie capitaliste. Pour le régime de Poutine, cette crise pourrait être fatale. Une autre question se pose: qui remplacera le régime bourgeois de Poutine? D’autres défenseurs de la société bourgeoise ou des marxistes révolutionnaires qui s’appuient sur les principes de la révolution d’Octobre?

La troisième et dernière voie possible est la «lutte pour la croissance». L’article présente cette voie comme la deuxième plus susceptible de se réaliser après «l’inertie institutionnelle». Ces deux stratégies économiques font l’objet de débats au sein de l’élite dirigeante russe. Cette dernière tente de faire face, d’une manière ou d’une autre, à la tempête qui lui arrive de l’Ouest et de l’intérieur ― c’est-à-dire de la classe ouvrière russe.

«Les autorités et les entreprises agiront ensemble», écrit Kuznetsov, «le rôle de l’État dans l’économie augmentera, mais les entreprises privées conserveront les bénéfices. On doit emprunter des technologies et assurer une entrée active sur toutes sortes de marchés. Cette voie permettrait de maintenir le taux de chômage dans la fourchette naturelle de 4-5 pour cent, et les revenus de la population augmenteraient d’environ 2,5-3,7 pour cent chaque année. Les prévisions pour ce scénario sont plus positives ― en quelques années, le pays retrouverait son état d’avant la crise» ― un scénario très positif en effet.

Au vu de l’environnement mondial, rien ne garantit que le troisième scénario «optimiste» fonctionnera. Pour que la Russie puisse avoir accès à toutes sortes de marchés, la guerre doit prendre fin. Mais le fait est que la guerre ne va pas s’arrêter, son existence même témoigne de la crise de l’ensemble du système capitaliste mondial.

La classe ouvrière russe fait face aux mêmes menaces que la classe ouvrière des autres pays capitalistes. Le chômage en Russie devrait atteindre 6,5 pour cent l’année prochaine, mettant ainsi 1,6 million d’emplois en danger. L’inflation des denrées alimentaires se maintiendra à 9 pour cent, et le taux d’intérêt de la Banque centrale de Russie restera à 6 pour cent.

Pour la première fois depuis de nombreuses années, le budget de l’État sera déficitaire. Les dépenses de l’État seront réduites, tout d’abord dans le domaine social. La dette publique passera de 18 pour cent à 23 pour cent du PIB. La croissance du PIB sera négative tout au long de l’année 2023. L’évolution de la récession mondiale déterminera également la situation économique intérieure de la Russie.

«Tout pour le front, tout pour la victoire» sera le slogan qui justifiera les futures machinations financières et économiques du régime de Poutine. La première vague de mobilisation est arrivée à son terme. Mais, on parle déjà ouvertement de la deuxième vague. Quelle garantie a-t-on que cette deuxième vague sera au moins aussi bonne que la première? Le régime de Poutine ne peut donner aucune garantie, sinon celle d’une nouvelle détérioration de la situation.

Dans son rapport pour le premier semestre 2022, publié le 30 août, le Suivi des manifestations de travailleurs, qui analyse l’état fiévreux de la protestation ouvrière en Russie, note:

«Tout ceci suggère des fluctuations croissantes et, en même temps, une augmentation de la protestation. Les périodes de déclin relatif ne compensent pas la croissance [des activités de protestation]. Le pic des périodes de croissance [des protestations] et le point minimum atteint dans les périodes de croissance sont tous deux en constante augmentation. Cela signifie une augmentation générale de la protestation. En général, c’est une dynamique plutôt alarmante avec une tendance à l’augmentation malgré la grande variabilité des données».

Ceci n’était écrit qu’au sujet du premier semestre de 2022, lorsque la classe ouvrière russe était paralysée en février et mars par l’invasion de l’Ukraine par Poutine. Elle n’a commencé à s’engager dans une activité de protestation sérieuse que vers l’été. Le second semestre de l’année devrait non seulement poursuivre cette tendance à l’augmentation des protestations et des grèves, mais aussi l’intensifier.

En fin de compte, le sort de la classe ouvrière russe est étroitement lié à celui de la classe ouvrière internationale, qui se trouve actuellement à un tournant de la lutte des classes. Les travailleurs du monde entier défient les appareils syndicaux réactionnaires dans leur lutte contre la crise du coût de la vie, la guerre et la pandémie en cours. Les travailleurs russes font face aux mêmes problèmes que les travailleurs du monde entier.

C’est de la stupidité «optimiste» et de la myopie que d’espérer que les puissances capitalistes mettront fin rapidement à la guerre. La redivision du monde vient de commencer, et tous les grands dirigeants reconnaissent que la décennie décisive pour l’établissement d’un «nouvel ordre mondial» est maintenant en cours. La nécessité, telle qu’elle est perçue par les capitalistes, d’un «nouvel ordre mondial» et la volonté des puissances impérialistes de procéder à un nouveau partage du monde trouvent leur origine dans la crise et l’irrationalité du système capitaliste mondial, qui est en proie à des contradictions non résolues.

Certains dirigeants cherchent la réalisation finale d’un «moment unipolaire» (les États-Unis), d’autres essaient de sortir d’une «impasse» (l’Europe), d’autres pensent à établir un projet utopique de «multipolarité» (la Chine, la Russie et d’autres). En définitive, toutes ces méthodes reposent sur l’idée préconçue que le capitalisme doit être préservé. Nous n’avons rien en commun et aucune volonté de transiger avec ces méthodes et ces conceptions.

Le but principal de l’existence du Comité international de la Quatrième Internationale et de ses sections et sympathisants dans le monde est le renversement du système capitaliste. C’est un système devenu irrationnel qui conduit l’humanité à l’autodestruction. Nous ne concevons le renversement du capitalisme que sur la base d’une perspective socialiste internationaliste, développée au cours de toutes les expériences antérieures du mouvement ouvrier.

La seule force révolutionnaire capable de réaliser une alternative socialiste à la barbarie capitaliste est la classe ouvrière internationale, qui a été réunie objectivement par le développement de l’économie mondialisée.

Seule une mobilisation mondiale des travailleurs est capable de résoudre les contradictions du capitalisme, entre le caractère public de la production et la forme d’appropriation privée capitaliste, entre l’économie globale et la division du monde en États-nations.

Cette mobilisation est impossible sans la construction d’une direction marxiste-trotskyste consciente dans la classe ouvrière. Le Comité international cherche à résoudre la crise de la direction prolétarienne et à mener la classe ouvrière à la victoire sur une société d’exploitation de l’homme par l’homme.

Cela sera possible si une section du Comité international de la Quatrième Internationale est construite et renforcée dans chaque pays. La Jeune Garde des bolcheviks-léninistes se bat pour la construction de telles sections en Russie et dans toute l’ancienne Union soviétique.

(Article paru d’abord en anglais le 5 novembre 2022)

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