Pérou: le régime putschiste soutenu par les États-Unis prolonge l’état d’urgence et la répression militaire

Le régime péruvien mis en place avec la complicité de l’impérialisme américain dans un coup d’État parlementaire contre le président Pedro Castillo s’emploie à consolider des formes de pouvoir dictatorial derrière la façade «constitutionnelle» du Congrès et de l’ancienne vice-présidente de Castillo, Dina Boluarte.

Les couvre-feux ont expiré, mais l’état d’urgence national est maintenu ; des droits démocratiques fondamentaux comme le droit de réunion sont suspendus et les militaires sont autorisés à rester déployés dans tout le pays.

L’unité des forces spéciales de la police nationale du Pérou, qui a joué un rôle majeur dans la répression sous la loi martiale. (Photo: @PoliciaPeru) [Photo: @PoliciaPeru] [Photo: @PoliciaPeru]

Malgré la répression et l'approbation par le Congrès d'un projet de loi promettant de nouvelles élections en avril 2024, les manifestations se sont poursuivies à Lima, Cusco et dans tout le sud du Pérou pour dénoncer le coup d'État du 7 décembre et exiger la démission de Boluarte.

Selon le ministère de la Santé, à la date du 22  décembre au moins 27  manifestants – tous civils – avaient été tués et 367  autres hospitalisés.

Si le ministère de l’Intérieur affirme que ce bain de sang était une réaction à des «actes de guerre», c’est le déploiement par le régime de milliers de soldats défilant en formation et en chantant dans les centres-villes qui a transformé rues et aéroports en champs de bataille et en camps armés. Ces forces ont tiré à balles réelles sur des jeunes, des ouvriers et des paysans non armés.

Dans le département d’Ayacucho, dans le sud du pays, tous les dix morts confirmés, sauf un, étaient des adolescents. Huit autopsies ont confirmé qu’ils avaient été tués par balle. Au fur et à mesure que les détails continuent d’apparaître sur les victimes, il devient clair que la plupart étaient des jeunes vivant dans la pauvreté et des conditions précaires, issus de petites communautés agricoles et tirant de quoi survivre du secteur informel.

Sur la base d’entretiens avec des proches, le site web d’investigation Ojo Públicorapporte par exemple que D.A.Q., 15  ans, tué pendant l’occupation de l’aéroport d’Andahuaylas, était élève dans une école ; il était la principale source de revenus de sa famille, faisant de petits boulots dans les fermes locales ou dans la construction. Wilfredo Lizarme Barboza, 18  ans, occupait des emplois similaires et économisait de l’argent pour étudier la médecine.

Beckham Quispe Garfias, 18  ans, était lycéen et une star montante du football. Son père est un petit cultivateur de racines et sa mère vend du maïs en épi. Carlos Huamán Cabrera, 26  ans, père de famille et ancien chanteur était venu à Lima depuis l’Amazone à la recherche d’un emploi, puis à La Libertad, où il s’était installé et travaillait dans une entreprise d’agro-exportation.

Les occupations des aéroports internationaux d’Arequipa, de Cuzco et de Juliaca, et des aéroports locaux d’Ayacucho et d’Andahuaylas, comme les barrages sur la route panaméricaine et la voie ferrée menant à Machu Picchu ont été écrasées par l’armée et la police.

En outre, ces derniers jours, le régime a lancé une série de poursuites judiciaires contre des dirigeants étudiants et effectué des raids contre des universités, la Confédération paysanne du Pérou et le parti pseudo-de gauche Nouveau Parti.

Dimanche, le Commandement spécial «antiterroriste» de la région de la vallée des fleuves Apurímac, Ene et Mantaro (VRAEM), et la police ont utilisé la force brutale, y compris l’usage de balles réelles, pour mettre fin à une occupation de 12  jours d’une usine de gaz naturel par des habitants de la ville de Kepashiato, dans le département méridional de Cusco. Les occupants exigeaient la fermeture du Congrès et la démission de Boluarte.

La population rurale pauvre des jungles du VRAEM, dans le sud-est du Pérou, est constamment harcelée par l’armée, qui a décrété à plusieurs reprises l’état d’urgence, prétendument pour détruire les vastes plantations de feuilles de coca. L’armée et la police péruviennes reçoivent non seulement en permanence du Pentagone formation et renseignements, mais des responsables américains sont régulièrement intégrés à l’armée péruvienne.

Entre-temps, de nouvelles informations sont apparues qui confirment que Washington a travaillé dans les coulisses pour évincer Castillo et installer un gouvernement de ‘loi et d’ordre’ encore plus soumis aux intérêts américains. Cela a finalement conduit à la tentative ratée de Castillo de dissoudre le Congrès de façon préventive avant un vote de destitution le 7  décembre.

L’ambassadrice américaine Lisa Kenna rencontre le ministre péruvien de la Défense Gustavo Bobbio, la veille de l’éviction et de l’arrestation du président Pedro Castillo (Photo: mindef-Peru) [Photo: mindef-Peru]. [Photo: mindef-Peru]

La veille, l’ambassadrice américaine Lisa Kenna, qui a travaillé pendant neuf ans pour la CIA et été secrétaire exécutive du secrétaire d’État de Trump, Mike Pompeo, a rencontré Gustavo Bobbio, qu’on avait nommé secrétaire à la Défense un jour plus tôt. Bobbio, comme décrit dans une interview avec RPP Noticia, a donné «l’indication» au commandement militaire de désobéir aux ordres de Castillo le 7  décembre et de garder les troupes dans les casernes ce jour-là. Le prédécesseur de Bobbio avait démissionné en début de semaine, et le commandant en chef des forces armées quelques heures avant le discours de Castillo visant à dissoudre le Congrès.

Presque immédiatement après le discours de Castillo, Kenna a tweeté pour condamner l’action ; cela fut suivi peu après d’une déclaration commune de l’armée et de la police péruviennes jurant de défendre «l’ordre constitutionnel», la destitution accélérée de Castillo par le Congrès et son arrestation sur ordre du haut commandement. Ensuite, le Département d’État et l’Union européenne ont rapidement reconnu l'ex-vice presidente Boluarte comme nouveau chef d’État.

Le 13  décembre, un jour avant la déclaration de l’état d’urgence et le déploiement des troupes contre les manifestants, Boluarte a rencontré Kenna qui a, selon un tweet du compte officiel du régime péruvien, «réaffirmé le soutien total de son pays aux institutions démocratiques du Pérou et aux actes du gouvernement constitutionnel pour stabiliser la situation sociale».

Un article publié lundi dans La Jornada rapporte que l’attaché militaire de l’ambassade des États-Unis, Mariano Alvarado, a joué un rôle clé dans la coordination du coup d’État avec le haut commandement péruvien. Le quotidien mexicain cite des sources liées aux sociétés transnationales à Lima faisant état d’une «opération de renseignement sophistiquée» depuis septembre pour convaincre Castillo qu’il avait le soutien des forces armées pour dissoudre le Congrès afin de faciliter sa destitution.

Aujourd’hui, le régime de Boluarte est contrôlé par des personnalités issues des milieux militaires et ayant des liens évidents avec Washington:

• Le Premier ministre Alberto Otárola, qui a été le visage de la répression, était vice-ministre de la Défense dans le gouvernement d’Alejandro Toledo et conseiller spécial d’une commission de réforme visant à donner aux militaires la couverture d’un contrôle civil, comme préconisé par les États-Unis. À l’époque, l’[agence de développement international] USAID a financé d’innombrables programmes de formation du Congrès et de la «société civile» afin de promouvoir et redorer l’image de l’armée après la démission du président autoritaire Alberto Fujimori. On a utilisé les fonds pour former plus de 7.000  civils aux questions de sécurité.

• Le nouveau chef du renseignement, le colonel à la retraite Juan Carlos Liendo O’Connor, a travaillé à la Direction de la stratégie, de la politique et des plans du Commandement sud des États-Unis. Il était la liaison du ministère péruvien de la Défense et des chefs d’état-major conjoints.

• Le nouveau ministre de la Défense, le général Jorge Chávez Cresta (retraité), est diplômé de la West Virginia National Guard et du William Perry Center de Washington. Il a travaillé à plusieurs reprises comme agent de liaison avec les armées américaine et européennes.

L’éviction du Castillo est le dernier des innombrables coups d’État en Amérique latine orchestrés par Washington pour garantir les intérêts commerciaux et géopolitiques des États-Unis – le plus récent est le coup d’État militaire bolivien ayant évincé Evo Morales en 2019. Le Pérou a pour plus grand partenaire d’exportation et d’importation la Chine, ouvertement considérée par l’impérialisme américain comme la principale menace à son hégémonie mondiale.

Les classes dirigeantes américaines et péruviennes cherchent maintenant désespérément à mettre fin à l’instabilité politique incessante du Pérou, un pays qui a remplacé cinq présidents en un peu plus de deux ans, renversé 80  ministres sous Castillo et connu des vagues de barrages routiers et de manifestations qui ont duré des semaines. Au milieu des nombreuses crises des chaînes mondiales d’approvisionnement, le Pérou, deuxième producteur mondial de cuivre, d’argent et de zinc a connu d’importantes perturbations dans le secteur minier,.

Le déploiement de l’armée par Castillo même contre des manifestants ruraux ayant fermé la grande mine de Las Bambas (qui appartient à la société chinoise MMG Ltd) tout comme la répression policière de grèves à Cusco, Lima et dans d’autres villes, dues à la flambée des prix alimentaires et des carburants plus tôt cette année, ont joué un rôle énorme dans le discrédit de l’ex-instituteur rural et dirigeant syndical. Cela a joué un rôle important d’aliénation, limitant l’ampleur des manifestations actuelles, la classe ouvrière n’était pas encore intervenue en masse.

L’objectif de l’impérialisme américain et de l’oligarchie péruvienne d’établir une période de stabilité sous un régime militaire autoritaire est cependant plus facile à dire qu’à faire. Les contradictions sociales sont si immenses qu’une autre éruption sociale se profile à l’horizon dans le contexte de la montée des luttes de classes dans toutes les Amériques.

(Article paru d’abord en anglais le 28  décembre2022)

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