Un entretien avec l’historien Christian Gerlach sur la guerre d’anéantissement menée par les nazis contre l’Union soviétique

Christian Gerlach, professeur d’histoire moderne à l’université de Berne, en Suisse, est l’un des plus grands spécialistes mondiaux de l’histoire de l’Holocauste et de la guerre d’anéantissement menée par les nazis contre l’Union soviétique. En 1998, il a soutenu sa thèse sur l’occupation nazie de la Biélorussie à l’Université technique de Berlin, où il avait étudié avec Wolfgang Scheffler, un pionnier de la recherche sur l’Holocauste en Allemagne. Publiée en 1999 en allemand sous le titre «Kalkulierte Morde» (Meurtres calculés), cette étude pionnière compte à ce jour parmi les ouvrages les plus importants sur la guerre d’anéantissement nazie.

Parmi les autres ouvrages majeurs de Gerlach figurent les deux volumes en langue anglaise «Sociétés extrêmement violentes: La violence de masse dans le monde du XXe siècle» (Extremely Violent Societies: Mass Violence in the Twentieth-Century World, Cambridge University Press, 2010) et «L'extermination des Juifs d'Europe» (The Extermination of the European Jews, Cambridge University Press, 2016). Avec Clemens Six (Université de Groningue, Pays-Bas), Gerlach a également codirigé «Le Manuel Palgrave sur les persécutions anticommunistes» (The Palgrave Handbook of Anti-Communist Persecutions, Palgrave Macmillan, 2020).

Christian Gerlach [Photo autorisée] [Photo by permission]

Dans son travail, Gerlach a documenté de manière exhaustive les origines et la logique économique du plan de famine des nazis, qui visait à affamer 30 millions de Slaves; les plans et la mise en œuvre du meurtre de jusqu’à 3,5 millions de prisonniers de guerre soviétique; et la guerre antipartisane brutale de la Wehrmacht allemande dans la Biélorussie occupée. Il a également révélé que les principaux dirigeants de la résistance nationaliste bourgeoise à Hitler, qui ont contribué à l’organisation de la tentative d’assassinat ratée du 20 juillet 1944, étaient en fait des criminels de guerre.

Les découvertes de Gerlach ont suscité une profonde hostilité politique et des attaques virulentes de la part d’une grande partie de l’establishment politique et universitaire allemand. Gerlach n’a jamais pu obtenir de poste permanent dans une université allemande.

Par des dizaines de références aux travaux de Gerlach dans Bloodlands, Timothy Snyder, de l’université de Yale, crée la fausse impression qu’il s’appuie sur Gerlach dans sa discussion de la guerre d’anéantissement nazie contre l’Union soviétique et, en particulier, de la guerre brutale menée par la Wehrmacht allemande contre les partisans soviétiques et la population civile du Belarus. En réalité, Snyder cherche à ressusciter le mythe d’une Wehrmacht allemande qui devait «répondre» à la violence des Soviétiques – des affirmations qui ont été démenties de manière concluante, notamment grâce aux recherches de Gerlach.

Voici un entretien avec Christian Gerlach, qui a lui-même écrit une critique sévère de Bloodlands pour l’American Historical Reviewen 2011.   

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Clara Weiss: Pourriez-vous décrire à la fois la perception publique de la Seconde Guerre mondiale et l’état de la recherche sur la guerre d’anéantissement au moment où vous avez commencé vos recherches? Quelles étaient les questions qui vous préoccupaient, et comment le climat politique et social de l’époque a-t-il influencé votre travail?

Christian Gerlach: Au début et au milieu des années 1990, une partie de la population allemande vivait encore dans le déni ou l’ignorance de toute l’ampleur de la violence de masse allemande pendant la Seconde Guerre mondiale et de l’étendue de la participation de masse à celle-ci. Une autre partie de la population la reconnaissait. Les élites politiques avaient déjà adopté la tactique qui consistait à reconnaître (apparemment) presque tout, à en faire une marque de fabrique de leur pouvoir et à en tirer une haute valeur morale sur laquelle, dans leur esprit, toute forme d’impérialisme allemand était possible. Ils ont commencé à envoyer des troupes militaires à l’étranger et ont adopté des «sanctions» pour assumer, comme ils le disaient, leur «responsabilité». Ainsi, aucun courage n’était nécessaire pour faire des recherches sur les crimes nazis.

Parmi les universitaires, il n’y avait guère de négation pure et simple de la violence nazie, mais certains défendaient encore divers aspects de cette dernière, et de grandes lacunes existaient dans les connaissances. L’un des problèmes les plus importants était la croyance infondée selon laquelle les meurtres de masse commis par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale étaient irrationnels et contredisaient toute logique économique. Nombreux chercheurs en dehors de l’Allemagne partageaient cette opinion, y compris beaucoup de ceux qui se considéraient comme des radicaux de gauche. J’ai entrepris d’explorer l’économie politique de la violence de masse et de montrer qu’il n’y avait pas de contradictions majeures entre le meurtre et les intérêts économiques collectifs (et privés). Dans la perspective des persécuteurs, les motifs économiques et idéologiques de la violence étaient souvent en phase, même si leurs motifs étaient, bien sûr, complexes et parfois contradictoires. J’ai également tenu à analyser les politiques de violence à l’encontre de tous les principaux groupes de non-combattants concernés plutôt que d’un seul, car toutes les vies ont la même valeur.

CW: Dans votre travail, la responsabilité de tout l’appareil d’État allemand, de la Wehrmacht et aussi des grandes entreprises, pour les crimes du national-socialisme apparaît très clairement. Vous avez également documenté le fait que les principaux membres de la résistance contre Hitler, qui était centrée sur les cercles militaires et nationalistes, étaient en fait impliqués dans les crimes de guerre de la Wehrmacht. Quelle a été la réaction à vos recherches à l’époque?

CG: Mon travail n’a pas seulement montré la responsabilité de différentes parties de l’État allemand et de ses élites dans la violence de masse, mais aussi la participation enthousiaste et les initiatives de violence des fonctionnaires de niveau moyen et inférieur (et des grandes, mais aussi de petites entreprises, en fait). Et j’ai découvert – comme d’autres chercheurs l’ont fait dans les années 1990 – que de nombreux non-nazis faisaient partie des persécuteurs. L’armée allemande, par exemple, reflétait les structures de classe de l’Allemagne nazie. Elle n’était pas entièrement «nazifiée», mais elle offrait une certaine liberté d’initiative et d’action aux échelons inférieurs, qui, pour la plupart, œuvraient en faveur de la violence, c’est-à-dire contre une position plus douce. Un aspect des activités des non-nazis était l’implication active des opposants et des conspirateurs contre Hitler en tant qu’officiers militaires de niveau moyen et supérieur dans diverses politiques et actes de violence. En particulier dans le ciblage des civils soviétiques pendant la guerre antiguérilla et dans le meurtre de certains types de prisonniers de guerre. Ils ont agi de la sorte par chauvinisme national et anticommunisme, entre autres raisons.

Le fait de publier sur ce sujet a immédiatement bloqué toute possibilité d’embauche dans de nombreuses universités allemandes. Mes conclusions ont suscité une controverse dans les milieux universitaires (j’ai également bénéficié d’un certain soutien). J’ai été notamment attaqué dans les médias et par des hommes politiques au parlement, dont un ancien président allemand. D’anciens ministres fédéraux m’ont accusé de gâcher la jeunesse et de «salir la résistance». Selon eux, ces opposants à Hitler symbolisaient «l’autre» Allemagne, une Allemagne conservatrice immaculée – qui, pourtant, n’existait pas.

CW: Vous avez effectué d’importantes recherches sur les origines et la mise en œuvre du Plan Famine, en particulier. Quels étaient les principaux objectifs du Plan Famine? Qui était à l’origine de ce plan et comment a-t-il été élaboré? Comment était-il lié aux politiques du régime nazi envers la population juive et la population civile soviétique?

CG: En raison du blocus naval britannique pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne ne pouvait plus compter sur les livraisons de nourriture, d’huile comestible et d’huile minérale en provenance d’outre-mer. Ses réserves se sont trouvées rapidement épuisées. Du point de vue des dirigeants nazis et des chefs militaires, un tel manque de ressources pouvait conduire à une défaite militaire et à une révolution, comme cela avait été le cas lors de la Première Guerre mondiale. Pour éviter cela, les politiciens allemands chargés de l’alimentation et de l’agriculture, ainsi que les stratèges militaires et économiques, ont élaboré un plan dans les mois qui précédaient l’attaque allemande contre l’Union soviétique. Le plan consistait à extraire ces ressources de force dans les territoires soviétiques à occuper. L’idée était de faire mourir de faim des dizaines de millions de citoyens soviétiques en les coupant des livraisons de nourriture, à savoir la population urbaine de l’ouest de l’Union soviétique et certaines régions dites «déficitaires». (Il s’agissait du nord de la Russie, d’une grande partie de la Russie centrale et, dans une certaine mesure, de la Biélorussie).

La nourriture ainsi acquise n’était pas destinée en premier lieu à être envoyée en Allemagne. Elle devait plutôt servir à nourrir les armées allemandes au front qui attaquaient l’URSS, dont les lignes de ravitaillement arrière (chemins de fer) en provenance d’Allemagne seraient faibles et devraient donc transporter le plus possible de fournitures sous forme de troupes, d’armes et de munitions, plutôt que de la nourriture. La politique de la famine semblait cruellement nécessaire pour gagner la dure bataille contre les Soviétiques. Cet aspect a conduit à un soutien important du plan de famine dans les forces armées, jusqu’aux rangs inférieurs. En outre, cibler les villes signifiait également frapper deux groupes ennemis susceptibles de mener toute résistance anti-allemande: le mouvement communiste et les Juifs qui étaient concentrés dans les zones urbaines. Ces arguments trouvèrent un écho auprès des nazis et des officiers militaires.

Pour relativement simple qu’il soit, le plan de famine n’a pas pu être entièrement mis en œuvre. Avec leurs faibles forces arrière, les Allemands ne purent empêcher les citadins de se procurer de la nourriture et de s’échapper vers la campagne. Et les Allemands avaient besoin d’une main-d’œuvre urbaine résiduelle dans le territoire occupé à des fins militaires. Lorsque l’armée allemande est entrée en crise sur le front à l’automne de 1941, le plan de famine générale fut abandonné et une politique plus spécifique de violence à l’encontre de certains groupes fut adoptée sous strict contrôle allemand. Il s’agissait, en clair, d’affamer les prisonniers de guerre soviétiques et de fusiller les Juifs, en particulier dans les régions sous administration militaire.

L’Europe de l’Est sous l’occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. (c) WSWS Media [Photo: WSWS]

CW: L’une des caractéristiques de vos livres sur les crimes du nazisme a été l’accent mis sur le meurtre de masse des prisonniers de guerre soviétiques, dont jusqu’à 3,5 millions ont été assassinés en captivité allemande, principalement par famine et pour la plupart au printemps 1942. À ce jour, c’est un aspect peu connu des crimes du national-socialisme. Pourriez-vous décrire les politiques et les plans de guerre qui sous-tendent le traitement des prisonniers de guerre soviétiques?

CG: Avant l’invasion allemande de l’URSS et dans ses premiers jours, les plans de l’armée allemande comprenaient un sous-approvisionnement général des prisonniers de guerre soviétiques en nourriture, bâtiments et chauffage, ainsi que l’assassinat de certaines catégories de prisonniers de guerre, en particulier les officiers politiques. En fait, les Allemands ont abattu un grand nombre de soldats et d’officiers soviétiques lors de leur reddition. Après tout, les prisonniers de guerre étaient presque les seuls représentants évidents de l’État soviétique qui tombaient entre les mains des Allemands. On a sous-alimenté les prisonniers de guerre soviétiques dès le début. Mais, la politique de famine à leur encontre s’est aggravée à l’automne 1941, en fait avec le début de la saison froide. Leurs rations ont été considérablement réduites, en particulier pour les prisonniers de guerre qui ne travaillaient pas. En conséquence, environ 2 millions d’entre eux sont morts en février 1942. Ils sont morts de faim, d’épuisement ou de froid. Beaucoup ont également été abattus parce qu’ils étaient incapables de continuer à marcher pendant les marches forcées. Ils sont morts sous les «soins» de l’armée allemande, et non des SS, dans le cadre de la politique de destruction radicalisée. Elle visait certains groupes que j’ai décrits précédemment. Les gardes des camps allemands ont adopté une attitude «on ne peut rien faire». Après le printemps 1942, les prisonniers de guerre soviétiques devinrent plus importants pour les Allemands en tant que main-d’œuvre, et un million d’autres périrent (soit près d’un tiers de ceux qui restaient) jusqu’à la fin de la guerre.

La destruction des prisonniers de guerre soviétiques aux mains des Allemands a été systématiquement marginalisée dans la mémoire publique et dans les études. Elle a été souvent minimisée ou niée. Quelques études existent en russe et en allemand. Mais, à ma connaissance, à ce jour aucune monographie en anglais n’existe qui est exclusivement consacrée à ce sujet. Aucune. Cela montre le caractère humaniste et universel de la recherche anglo-américaine sur la Seconde Guerre mondiale.

Distribution de nourriture dans un camp aux prisonniers de guerre soviétiques affamés près de Vinnytsia, en Ukraine (juillet 1941). [Photo par Bundesarchiv, Bild 146-1979-113-04 / Hübner / CC BY-NC-SA 3.0] [Photo by Bundesarchiv, Bild 146-1979-113-04 / Hübner / CC BY-NC-SA 3.0]

CW: Dans Bloodlands, mais aussi dans le discours politique général – que ce soit par les politiciens ou les médias – il y a une tendance marquée à minimiser les souffrances de la population civile russe pendant la Seconde Guerre mondiale. Pourriez-vous nous parler plus en détail de l’impact de la guerre d’anéantissement sur la population civile?

CG: Dans son livre défectueux et tendancieux intitulé «Terres de sang de 2010» (Bloodlands of 2010), Timothy Snyder minimise les souffrances de la Russie, et pas seulement en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, il minimise le nombre de Russes (c’est-à-dire les habitants de la RSFSR [République socialiste fédérative de Russie], et non les citoyens soviétiques en général) qui sont morts à la suite des politiques soviétiques de collectivisation forcée de l’agriculture au début des années 1930. En outre, il suggère que même un grand nombre de ceux qui sont morts de faim en Russie étaient ukrainiens (pp. 48, 53; c’était vrai pour de nombreux déportés, mais, en fait, beaucoup de ceux qui ont péri dans cette famine en Ukraine étaient probablement russophones, quoi que cela signifie). Tout son argument selon lequel l’État soviétique a ciblé les Ukrainiens de manière sélective en leur infligeant une famine mortelle ne fonctionnerait pas s’il incluait la famine soviétique de 1920-1922. Cette famine était en partie liée à la politique soviétique, elle a probablement fait encore plus de victimes que celle de 1930-1933 et était centrée sur la Russie. Mais, Snyder la passe sous silence en quelques lignes, sans mentionner les Russes (p. 11). En outre, il minimise le nombre de Juifs assassinés par les Allemands en Russie. Il sous-estime le nombre de Russes qui ont péri aux mains des Allemands en tant que prisonniers de guerre soviétiques (p. 505, note 15). Enfin, il omet que la politique allemande de la faim visait la Russie centrale (p. 162). Le livre de Snyder est, bien sûr, antisoviétique, mais aussi nettement anti-russe.

En ce qui concerne les faits, les civils de la Biélorussie et de l’Ukraine soviétiques ont subi des pertes disproportionnellement plus importantes dans la guerre germano-soviétique parce que l’ensemble de leur territoire était sous occupation allemande alors que pour la Russie, il ne s’agissait que de parties. D’autre part, les Russes ont subi des pertes militaires plus importantes que les habitants des autres républiques soviétiques, car ils représentaient la majeure partie du bassin de recrutement restant, surtout à partir de 1942. De nombreux Soviétiques tombés en captivité en Allemagne étaient originaires de Russie. Parmi les pertes civiles russes (et non soviétiques), 600.000 à 1 million de personnes ont péri dans Leningrad assiégée par les Allemands. Ils mouraient de faim et de froid; les Juifs qui n’avaient pas réussi à fuir vers l’est ont été tués; la guerre anti-partisane allemande a tué de nombreux civils non armés dans le nord-ouest de la Russie, dans le centre ouest de la Russie et en Crimée (qui faisait alors partie de la Russie); la famine organisée par les Allemands a fait de nombreuses victimes en Crimée et dans les villes et villages autour de Leningrad, dans le centre ouest de la Russie et ailleurs; les troupes allemandes ont fait de nombreuses victimes et tué de nombreuses personnes par le travail forcé, la déportation forcée et la destruction délibérée de villes, en particulier lorsqu’elles battaient en retraite, notamment dans le centre ouest de la Russie et à Stalingrad. Un grand nombre de Russes (et de personnes évacuées) ont péri dans le territoire non occupé en 1942-1943 dans une famine principalement causée par l’effort de guerre (nécessaire mais irréfléchi) et la perte d’importantes zones agricoles au profit des Allemands.

Victimes du siège de Leningrad

CW: Dans votre critique de Bloodlands pour l’American Historical Review, vous avez noté que le livre minimise le rôle de la collaboration locale et de l’antisémitisme et ignore les conflits sociaux dans les territoires occupés. En conséquence, il en ressort un récit qui recoupe largement les mythes historiques des nationalistes en Biélorussie, en Ukraine et en Pologne. Comment décririez-vous la dynamique sociale et politique qui a été déclenchée par l’invasion nazie dans les territoires occupés de l’Union soviétique?

CG: L’occupation allemande a entraîné une grande mobilité géographique, mais aussi sociale. Elle a entraîné l’appauvrissement des masses, mais a également créé des opportunités pour certains groupes de s’élever aux dépens d’autres. Les communistes et les fonctionnaires soviétiques s’enfuient, entrent dans la clandestinité ou se trouvent assassinés; les Juifs sont entassés dans des ghettos et tués; les Polonais sont systématiquement désavantagés. Il y a également des tensions entre les habitants des villes et des campagnes et entre les hommes et les femmes.

Ceux qui gravissaient les échelons de l’administration et de la police locales (sous le commandement ou la supervision des Allemands), formaient une nouvelle élite. Ils appartiennent généralement à l’ethnie majoritaire (Ukrainiens, Biélorusses, Lettons, etc., selon la région) et viennent de différents horizons. Certains étaient des exilés qui revenaient d’Allemagne et d’autres pays, d’autres étaient des bourgeois anciennement réprimés ou d’autres anciens ennemis du communisme. Mais la plupart n’appartenaient à aucun de ces groupes. Par exemple, on trouve parmi eux de nombreux jeunes hommes issus de familles de paysans ou de travailleurs agricoles collectifs et quelques intellectuels urbains. Certains pouvaient se faire qualifier de fascistes, mais la plupart pas tout à fait, mais presque tous étaient des nationalistes agressifs, qui n’aimaient pas nécessairement les Allemands. C’est pourquoi je ne parle pas de collaboration (un terme qui, en Europe, a l’air de trahir sa nation). Ces personnes ont participé, souvent activement, au meurtre, au vol et au mauvais traitement des Juifs, à la chasse aux communistes, à l’envoi en Allemagne de personnes issues de familles qu’elles n’aimaient pas pour le travail forcé et à l’attaque de civils dans le cadre de la guerre antipartisane.

Une guerre civile dans l’ouest de l’Ukraine et dans la région de Lublin, en Pologne, en 1943, illustre où ces tensions pouvaient mener. Sous l’occupation allemande, et les Allemands ne les appréciaient guère, ces groupes nationalistes ukrainiens et polonais ont attaqué des villages de l’autre ethnie. Cela a entraîné la mort d’au moins 50.000 personnes et des centaines de milliers de réfugiés, principalement des Polonais (et, en fait, un certain nombre de Juifs qui se cachaient). L’aile militaire de l’OUN ukrainienne (Bandera) et l’Armée de l’Intérieur polonaise s’affrontent. En été, des partisans pro-soviétiques sont également intervenus. Et de nombreux habitants des campagnes voulaient simplement qu’on les laisse en paix. L’existence de plusieurs partis met en évidence la fragmentation sociale qui était également typique des autres guerres civiles de la Seconde Guerre mondiale (par exemple, en Chine, aux Philippines, en Birmanie, en Yougoslavie, en Grèce et en Italie). En ce qui concerne l’Ukraine occidentale, les luttes intestines semblent insensées, mais elles répondent à des griefs passés et concernent des visions différentes de l’avenir politique et sociétal. Lorsque les Allemands seront partis, la région [la Volhynie, qui faisait partie de la Pologne entre 1919 et 1939] fera-t-elle partie d’une Ukraine indépendante et anticommuniste, d’une Pologne anticommuniste ou de l’Union soviétique? Qui dominerait la société: les paysans et les intellectuels ukrainiens? Les propriétaires terriens et les fonctionnaires polonais? Les cadres et les ouvriers soviétiques? Ou, comme beaucoup le croyaient et le craignaient alors, les «Juifs»? Ces points de vue déterminent qui est attaqué. Les habitants agissaient activement et n’étaient pas seulement des objets passifs de la domination et de la violence nazies (et soviétiques).

CW: Vous avez effectué des recherches approfondies sur les politiques génocidaires de l’Allemagne nazie, mais aussi sur d’autres génocides. Aujourd’hui, le terme «génocide» s’utilise régulièrement par les politiciens et les médias, mais avec peu ou pas de preuves fournies et aucune discussion sérieuse sur la signification réelle du terme. Pouvez-vous expliquer à un public profane les questions qu’un historien doit prendre en compte lorsqu’il s’agit d’évaluer si un événement historique donné constitue ou non un génocide?

CG: Le génocide est un concept sans valeur analytique créé à des fins politiques. Je ne l’utilise pas. Il sert à la condamnation et à l’intervention politiques. C’est-à-dire, comme prétexte à la guerre (que ce soit par des attaques aériennes, des forces terrestres ou des «sanctions» mortelles. Car, la guerre économique est une guerre). Elle sert également à poursuivre les auteurs de crimes dans des procès pour l’exemple, dans le cadre des deux principaux remèdes proposés par les régimes bourgeois: le changement de régime forcé et un peu de rééducation. Mais, comme les problèmes et conflits socio-économiques qui sous-tendent la violence de masse ne sont pas abordés de cette manière, ces interventions ne parviennent pas à mettre fin à la violence comme elles l’ont fait en Irak ou en Libye; souvent, elles l’aggravent.

Historiquement, le terme de génocide fut inventé en 1944 dans le contexte de l’impérialisme américain, et le domaine universitaire des études sur le génocide a pris de l’ampleur dans les années 1990 et 2000 en tant qu’instrument de l’impérialisme libéral, qui était en plein essor. Le domaine a atteint son apogée au début des années 2010, puis est entré dans une période de stagnation en même temps que la crise de l’impérialisme libéral.

En tant que concept orienté vers l’action, le «génocide» doit être simpliste. Il empêche les gens de comprendre les racines profondes et la complexité de la violence de masse. Les études sur le génocide ont tendance à se concentrer sur les questions ethniques ou raciales plutôt que sur la multicausalité; sur l’État plutôt que sur les acteurs sociaux; sur l’«intention» à long terme de la violence, sur la planification et la centralisation, plutôt que sur un processus et des groupes autonomes; et sur un groupe de victimes plutôt que sur plusieurs (voir Christian Gerlach, «Sociétés extrêmement violentes: une alternative au concept de génocide» [Extremely Violent Societies: An Alternative to the Concept of Genocide] in: Journal of Genocide Research, vol.  8, no.4, 2006, p.  466.). Ainsi, le concept de génocide produit également des hiérarchies de victimes de valeur différente, hiérarchies qui sont en réalité racistes.

Tout le monde sait que le terme «génocide» est utilisé abondamment et arbitrairement en public. Je n’ai pas besoin de l’expliquer à un public profane. Cet arbitraire est également répandu parmi les chercheurs, y compris les «experts», et le fait d’appeler quelque chose «génocide» (ou pas) n’est donc qu’une déclaration politique et ne dit rien de ce qui se passe dans le pays auquel on se réfère. Malheureusement, de nombreuses personnes qui se considèrent comme des radicaux de gauche utilisent également le terme «génocide» et pensent de la même manière. C’est un signe de l’état lamentable de la gauche dans les pays industriels (et dans beaucoup d’autres), de son réformisme et de ses faiblesses analytiques.

(Article paru en anglais le 6 janvier 2023)

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