Allemagne : la ministre de la Défense démissionne alors que le gouvernement s’apprête à tripler le fonds spécial pour l’armée

La ministre allemande de la défense Christine Lambrecht a officiellement démissionné lundi. Le chancelier Olaf Scholz (tous deux SPD) a nommé à sa place mardi l’ex-ministre de l’Intérieur du Land de Basse Saxe, Boris Pistorius (SPD).

La ministre allemande de la Défense, Christine Lambrecht, rencontre son homologue américain Lloyd Austin au siège de l’OTAN en Belgique [Photo par le secrétaire américain à la défense / CC BY 2.0]. [Photo by US Secretary of Defense / CC BY 2.0]

La raison de la démission de Lambrecht ne sont pas les broutilles dont on l’accuse publiquement depuis des semaines – une vidéo de réveillon bâclée, le fait d’emmener son fils sur un vol gouvernemental, etc. La vraie raison est que malgré ses meilleures intentions la politicienne sociale-démocrate n’a pas assez résolument ni avec la rapidité voulue fait avancer la militarisation de l’Allemagne. De plus, elle n’a pas pu garantir que les généraux obtiennent tout ce qu’ils voulaient.

Dans son édition de samedi, le magazine Der Spiegel a publié un long article de couverture qui pourrait être qualifié de «manifeste des généraux». En partie anonyme, en partie avec des noms, il énumère les demandes successives qui reviennent à un réarmement et un renforcement massifs de l’armée. Le «changement d’époque» du chancelier Scholz, annoncé au printemps, est modeste en comparaison.

Sous une photo de couverture qui montre un soldat avec un fusil en bois assis sur une voiture verte équipée d’un canon de char d’assaut, l’article brosse le portrait d’une armée en difficulté qui a perdu «sa compétence principale: le combat».

Cette image est soulignée par de vulgaires plaisanteries de caserne, comme l’affirmation que le Bureau des achats du ministère de la Défense prescrit des valeurs de qualité de l’air pour les équipages de chars qui «excluent strictement la menace de “lésions du liquide amniotique parmi les équipages féminins des Puma”» et que les passages dans les frégates doivent être si larges que «deux personnes utilisant des déambulateurs peuvent facilement se croiser».

Cette propagande grossière sert à justifier une campagne de réarmement massif dans la tradition d’Hitler et des nazis. Les objectifs les plus importants évoqués dans Der Spiegel sont:

  • Tripler le fonds spécial pour la modernisation de la Bundeswehr [l’armée allemande] de 100 à 300  milliards d’euros.
  • Augmenter le budget annuel de l’armement de 2 à 3  pour cent du PIB, ce qui correspondrait à une augmentation du niveau actuel de 50 à 120  milliards d’euros.
  • L’introduction d’un état-major et la suppression du contrôle civil sur la Bundeswehr
  • L’augmentation des effectifs militaires et la réactivation de la conscription
  • Le renforcement de l’industrie de l’armement: cette dernière doit fournir des armes directement à la Bundeswehr sans appel d’offres, sans contrôle ministériel et sans approbation du Bundestag.

L’article du Spiegels’inscrit dans une vaste campagne. Ce week-end, le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) a publié une interview d’Eva Högl (social-démocrate, SPD), la déléguée parlementaire à la Défense, dont on parle comme successeur possible de Lambrecht, et qui formule des exigences similaires à celles du Spiegel.

Högl réclame elle aussi un triplement du fonds spécial pour le réarmement de la Bundeswehr: «On aurait besoin de 300  milliards d’euros pour apporter des changements significatifs à la Bundeswehr». Et d’ajouter: «Cela ne me semble pas dépourvu de raison. Rien que pour les munitions, il faut au moins 20  milliards d’euros. Les nouvelles frégates, les chars ou les avions de combat  F-35 coûtent également des milliards, et nous n’avons même pas parlé des frais de personnel ou de la rénovation énergétique des bâtiments, des 50  milliards d’euros d’investissements nécessaires dans les infrastructures, ni même de l’inflation».

Faisant référence à l’ancien président de la Conférence sur la sécurité de Munich, Wolfgang Ischinger, qui appelle à l’introduction d’une «économie de guerre» en Allemagne, Högl plaide pour «repenser fondamentalement les dispositions légales concernant la Bundeswehr».

«Nous avons besoin de droits spéciaux encore plus étendus pour la Bundeswehr», exige-t-elle. «Nous ne pouvons pas répondre de manière adéquate à la guerre et aux nouveaux défis de la politique de défense et de sécurité allemande sans modifier la base juridique, du moins temporairement». Le droit des achats doit être «rationalisé» et le processus de planification «raccourci» par un droit spécial, dit-elle.

Le général le plus haut gradé de la Bundeswehr s’est lui aussi exprimé. Der Spiegelcite le rapport de l’inspecteur général Eberhard Zorn sur l’état de préparation opérationnelle des forces armées, qui est classifié, mais qui a immédiatement circulé dans la capitale.

À l’exception des déploiements du Mali, du Kosovo et, dans certains cas, de la Lituanie, les signaux sont partout à l’orange ou au rouge, rapporte le Spiegel. Suit une longue liste de munitions, armes et pièces détachées dont la Bundeswehr a un besoin urgent. Le rapport ne mentionne que «les plus de 20.000  hommes et femmes actuellement prévus pour des missions et des engagements vis-à-vis de l’OTAN, de l’UE et de l’ONU.» La situation était bien pire pour les 163.000  soldats qui ne sont pas actuellement prévus pour des déploiements.

«Pour la mission centrale de la Bundeswehr “défense nationale et de l’alliance”, la disponibilité opérationnelle doit être rétablie pour l’ensemble des forces armées», indique le rapport de l’inspecteur général. Avant tout devait « être comblé le manque de matériel nécessaire (par exemple, des équipements modernes à grande échelle, des équipements de commandement et de contrôle, des munitions, des pièces de rechange et de remplacement).» Seules des forces entièrement équipées et dotées en personnel étaient «capables de démarrer à froid» et donc «essentielles à une dissuasion crédible de l’Alliance en raison de leur capacité de réaction à court terme».

L’«équipement matériel complet» de la troupe nécessite un financement énorme, conclut le Spiegel. «Les 100  milliards d’euros du fonds spécial ne seront pas suffisants pour cela. Si le “profil de capacité” de la Bundeswehr, qui est toujours valable mais date déjà de quatre ans, était pleinement réalisé, on aurait besoin d’environ trois fois de ce montant».

Der Spiegelconsidère que le manque d’influence des généraux au sein du ministère de la Défense est un problème central. «L’Allemagne est peut-être désormais le seul pays au monde où les forces armées ne sont pas dirigées par un état-major ou un organe militaire comparable», indique l’article.

Thomas de Maizière (chrétien-démocrate, CDU), ministre de la Défense de 2011 à 2013, avait dissous l’état-major de planification et de commandement des forces armées. Il avait «évincé» les inspecteurs (les commandants supérieurs des diverses armes) du ministère. Il avait créé «trois administrations centrales monstres». Pour le monde extérieur, l’inspecteur général restait « le visage de la force» mais son domaine ne comprenait plus que trois des dix départements du ministère, précise le magazine d’information.

Lambrecht refusait de changer cela. «Elle rejette catégoriquement les grandes réformes» se plaint le Spiegel. Elle préférait «tourner les “petites vis de réglage” plutôt que la grande roue». Même l’objectif, convenu en 2018, d’augmenter les effectifs des troupes de 183.000 actuellement à 203.000 d’ici 2031 ne serait pas atteint. «Car la Bundeswehr ne grandit pas, elle stagne».

Pour remplacer les 20.000  hommes et femmes quittant l’armée chaque année et augmenter les effectifs de 18.000 soldats, la Bundeswehr devrait engager 22.000  nouvelles recrues chaque année, une «mission impossible», selon leSpiegel. En outre, la Bundeswehr ne trouvait « aucun moyen de faire baisser un taux de départs obstinément élevé chez les soldats réguliers et les conscrits volontaires».

Même si le Spiegelne le mentionne pas explicitement, des préparatifs sont manifestement en cours pour réactiver le service militaire obligatoire, qui a été suspendu mais pas aboli en 2011

Ce sont là de toute évidence les véritables raisons pour lesquelles Lambrecht a dû partir. Sous elle, «le ministère de la Défense et la direction de la Bundeswehr sont tombés dans une profonde léthargie» se plaint leSpiegel. L’argent du «changement d’époque» arrivait lentement aux troupes, mais pas son esprit. À présent s’imposait «rien moins qu’une révolution».

Le changement au sommet du ministère de la Défense prépare une nouvelle étape dans l’intensification du militarisme allemand. Cela confirme l’avertissement du World Socialist Web Site et du Sozialistische Gleichheitspartei (Parti de l’égalité socialiste, SGP) que la guerre en Ukraine sert de prétexte à la classe dirigeante pour faire revivre ses vieilles traditions militaristes et mettre en route le réarmement militaire le plus massif depuis la dictature nazie.

Afin de redevenir première puissance militaire d’Europe, de soumettre la Russie et de poursuivre les visées mondiales de l’impérialisme allemand, elle renoue avec ses traditions militaristes criminelles et risque une guerre mondiale nucléaire.

Tous les partis représentés au Bundestag soutiennent cette politique, qui n’a guère de soutien dans la population. Le SGP est le seul parti à s’opposer à ce danger. Il participe aux élections du Land de Berlin et les transforme en référendum contre cette politique de guerre haïe. Avec ses partis frères du Comité international de la Quatrième Internationale, il construit un mouvement mondial qui unit la classe ouvrière sur la base d’un programme socialiste dans la lutte contre la guerre et le capitalisme.

(Article paru d’abord en anglais le 17  janvier2023)

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