L’Amérique de Diego Rivera: une exposition captivante au musée d’art moderne de San Francisco

L’Amérique de Diego Rivera, San Francisco Museum of Modern Art : 16 juillet 2022 – 1er janvier 2023, Crystal Bridges Museum of American Art, Bentonville, Arkansas : 11 mars – 31 juillet 2023

Le porteur de fleurs (1935) [Photo: SFMOMA]

« Par l’Amérique, j’entends le territoire inclus entre les deux barrières de glace des deux pôles. Je m’en fiche de vos barrières de fil de fer et vos gardes-frontière. »

Ce commentaire fait en 1931 par le grand peintre et artiste muraliste Diego Rivera (1886-1957) était niché dans une carte montrant l’étendue géographique de ses créations d’art présentée dans la première des nombreuses salles de l’exposition récente du San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA), L’Amérique de Diego Rivera (Diego Rivera’s America).

Rivera est célèbre comme le maître peintre muraliste du 20e siècle dont des centaines de fresques parent les espaces publics au Mexique et dont quelques-uns ont été commandées aux Etats-Unis et y restent accessibles au public. San Francisco peut se targuer de posséder trois fresques de Rivera, dont l’une est la pièce maîtresse de la récente exposition, aux côtés de 150 autres œuvres prêtées à l’exposition ou assemblées en puisant dans l’importante collection propre du musée.

Riveravoyait la Californie comme l’« unité » géographique du Nord et du Sud « entre les deux barrières de glace » et les commissaires de l’exposition nous rappellent l’affection particulière que Rivera éprouvait pour la Californie du Nord.

Pan-American Unity (unité panaméricaine), la fresque imposante exposéeau rez-de-chaussée du musée (formellement intitulé par Rivera The Marriage of the Artistic Expression of the North and of the South on This Continent [Le mariage de l’expression artistique du Nord et du sud de ce continent ]) illustre combien Rivera « s’en fich[ait] de vos barrières de fil de fer et vos gardes-frontière », comme l’implique ce titre. En 1940, lorsque Rivera créa ce grand complexe, ode fervente à la créativité passée, présente et future de l’humanité, l’Europe endurait les affres de la Deuxième Guerre mondiale.

Pan-American Unity (1940) (Unité panaméricaine)

La fresque montre au centre une immense déesse aztèque stylisée, d’une grande force naturelle, faite de terre et de serpents tressés, entrelacée et se fondant dans une énorme presse de l’industrie automobile de Detroit. Elle est fermement enracinée et entourée de personnages représentant les arts et les sciences, l’ingénierie et le travail nécessaire à leur création.

Cette fresque fut minutieusement planifiée puis créée devant un public en direct lors de l’exposition universelle de San Francisco en 1940 – l’Exposition internationale du Golden Gate. Alors que l’exposition L’Amérique de Diego Rivera est maintenant terminée dans cette ville, cette œuvre d’art monumentalerestera au SFMOMA jusqu’à ce que son domicile, reconstruit au City College de San Francisco, soit prêt cette année encore.

Les fresques de Rivera, les œuvres qui l’on rendu célèbre dans le monde entier, contiennent des éléments d’allégorie et de réalisme concret et sont toujours complexes. L’exposition récente au SFMOMA présenta plusieurs d’entre elles dans des projections presque grandeur nature, avec des gens ordinaires qui vaquent à leurs occupations devant une caméra fixe, de manière à ce que le visiteur puisse en apprécier la taille et l’étendue. C’est une projection de la première fresque peinte par Rivera en 1922, lors de son retour d’Europe au Mexique, qui accueille les visiteurs dans les dix salles de l’exposition. Le titre de l’œuvre est Creation (création).

Rivera avait passé plus d’une décennie à Paris et en Italie, étudiant les œuvres des maîtres, et fut clairement influencé dans son œuvre par l’iconographie qu’il avait vu lors de ses voyages, certainement par Michelangelo et la Chapelle Sixtine. Rivera était un athée déclaré, mais représenta sa vue matérialiste de la « création » – l’art, la musique, la science – entourant le symbole de la vie, les semences et le sol de la terre, comme des icônes religieuses. L’œuvre avait été commandée par le nouveau Ministère de l’éducation, mis en place par le gouvernement nationaliste mexicain d’Álvaro Obregón.

L’Amérique de Diego Rivera se concentre sur des œuvres datant de cette époque jusqu’à la fin des années 1940. Les œuvres exposées comprennent des portraits commandés, des dessins et de nombreuses esquisses et travaux préparatoires pour ses fresques. Parmi elles, se trouvent des œuvres vraiment remarquables, dont Le porteur de fleurs de 1935, à l’origine commandé par ce qui était alors le San Francisco Museum of Art (maintenant le SFMOMA et une partie de sa collection permanente), qui représente une paysanne aidant un homme plié en deux et appuyé sur les mains et les genoux sous le poids d’un énorme panier rempli de fleurs d’un rose et bleu lumineux. Les formes sont simplifiées, les couleurs et les silhouettes harmonieuses. D’autres toiles bien connues comprennent la Femme aux arums (1945), et le Nu aux arums (1944).

Reconnu comme un pionnier influent du modernisme et ayant travaillé en Europe avec les cubistes, Rivera aplatit la perspective dans beaucoup de ses ouvres, les images du premier plan émergeant quasiment du plan du tableau lui-même.

Une salle entière est consacrée à quelques-unes de ses œuvres les plus fascinantes et éclatantes qui représentent toutes « le marché » (« The Market »). Les sentiments profonds de Rivera pour le Mexique, ses couleurs et ses gens se révèlent dans ces œuvres.

L’homme, conception de costume pour le ballet “H.P.' [Photo: SFMOMA]

Parmi les œuvres moins connues de Rivera se trouvent des esquisses de costumes conçus pour un ballet d’avant-garde mis en scène en 1927. Le SFMOMA chargea l’artiste et créateur de marionnettes Toztli Abril de Dios de créer des personnage grandeur nature portant les costumes conçus par Rivera. Ceux-ci sont beaux et fantaisistes. Il y a aussi une proposition de 1930 pour la façade du Paramount Theatre à Oakland, qu’il projetait comme une mosaïque haute de cent pieds, une forme d’art qu’il considérait « supérieure à la fresque ». Mais ce dessin ne fut pas choisi et la mosaïque jamais produite.

Cette exposition, la collection la plus importante de l’œuvre de Rivera depuis 1999, inclut une large gamme d’œuvres et ceci pourrait aussi être son point faible. Elle est organisée autour de thèmes plutôt que sous l’angle chronologique et n’aspire pas à être une rétrospective.

Comme la carrière de Rivera s’étend sur les années les plus tumultueuses du 20e siècle, les accents thématiques de l’exposition éludent le développement et le changement de sa vue du monde et de sa vision artistique.

Rivera fut probablement l’artiste le mieux connu de son temps ayant une conscience politique, et la fresque était son meilleur médium. Pendant la période couverte par les œuvres présentées à cette exposition, il peignit des tableaux incorporant la révolution mexicaine, la révolution russe et ses chefs de file, Vladimir Lénine et Léon Trotski, la guerre mondiale, le fascisme, Hitler, le stalinisme, la Quatrième internationale, le rôle du travail dans la société (un thème qui apparaît dans la plupart de ses fresques), les fresques thématisant l’industrie de Detroit qui forment la pièce maîtresse du Detroit Institute of Arts, et la célèbre fresque de l’Homme à la croisée des chemins, détruite par la famille Rockefeller parce que Rivera refusa d’en éliminer une image de Lénine.

Saisir entièrement les œuvres les plus mémorables de Rivera, exige de l’observateur qu’il s’occupe de l’histoire et du parcours personnel politique propre de Rivera, celui d’un homme d’une profonde sensibilité artistique et sociale – ou qu’il encourage une telle préoccupation. Sa perspective politique fut forgée par la période historique exceptionnelle pendant laquelle il arrivait à maturité. Il avait 19 ans en 1905, l’annus mirabilis d’Einstein et l’année de la première Révolution russe. Envoyé en Europe pour étudier l’art au moment de l’éruption de la révolution mexicaine, il retourna dans la patrie en 1921 en communiste autoproclamé et engagé et partisan fervent du nouveau gouvernement mexicain révolutionnaire et nationaliste.

En 1927, Rivera fut invité à Moscou pour le 10e anniversaire de la Révolution d’octobre. En 1928, il fut expulsé de Russie à cause de sa prétendue sympathie pour Trotski. En 1936, il joua un rôle clé dans l’obtention de l’asile pour Trotski et sa femme. En 1938, il collabora avec Trotski et André Breton à la rédaction du Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant. Mais au moment où, perché sur l’échafaudage à San Francisco, il créait l’Unité panaméricaine, à l’été 1940, il avait rompu avec Trotski et embrassé la ligne stalinienne de la collaboration de classe. Ceci est évident dans le panneau inférieur central de la fresque l’Unité panaméricaine, où un drapeau américain forme l’arrière-plan des forces combattant Hitler.

Suite à son expérience en Europe, qui incluait une collaboration étroite avec les artistes de l’avant-garde parisienne et un travail extensif dans les mouvements cubiste et moderniste européens, Rivera rejeta toute association avec « l’art pour l’art ». En témoignent les thèmes de ses fresques et la position centrale des opprimés dans la plus grande partie de son œuvre. Cependant, il était en premier lieu un artiste passionné et brillant. Trotski, qui vécut pendant un certain temps dans la maison de Coyoacán que lui avaient procurée Rivera et Frida Kahlo, était un grand admirateur de Rivera.

C’est à cet égard que l’exposition du SFMOMA déçoit.A part une appréciation générale et une explication sommaire du radicalisme de Rivera et de sa sympathie pour la classe ouvrière, les organisateurs de l’exposition ne semblent pas avoir d’intérêt à fournir aux visiteurs beaucoup de contexte historique (ou peut-être l’ignorent-ils simplement) ou une vision approfondie du développement personnel idéologique de Rivera. Le catalogue de l’exposition inclut néanmoins des essais et des représentations supplémentaires d’œuvres qui ne sont pas incluses dans celle-ci et qui abordent ces thèmes de manière plus détaillée.

Le commissaire, James Oles, qualifie l’œuvre de Rivera influencée par la politique, y compris les fresques, de « réalisme social ». Cette étiquette est souvent et à tort utilisée de façon interchangeable avec celle de « réalisme socialiste, « l’école » d’art officielle et abrutissante approuvée et imposée par la bureaucratie stalinienne en Union soviétique. Rivera était hostile à la subordination des artistes à une idéologie d’État, qu’elle soit stalinienne ou fasciste.

En juin 1938, Trotski écrivit une attaque cinglante contre les diktats du « réalisme socialiste » stalinien, dans son essai « L’art et la révolution». Trotski écrit: « Le style actuel de la peinture officielle soviétique porte le nom de ‘réalisme socialiste’. Ce nom même a certainement été donné par quelque chef de bureau des affaires artistiques. Le ‘réalisme’ consiste à imiter les daguerréotypes qu’on faisait dans les provinces pendant le dernier quart du XIXe siècle; le caractère ‘socialiste’ à coup sûr dans la manière de montrer les événements, avec les procédés des photographies guindées – c’est à dire qu’on ne sait jamais où ils ont lieu . … »

Plus loin, Trotski explique pourquoi les fresques de Rivera étaient un exemple parfait de l’art vraiment révolutionnaire : « Dans le domaine de la peinture, la Révolution d’octobre a trouvé son meilleur interprète non en USSR, mais dans le lointain Mexique, non au milieu des « amis » officiels mais en la personne d’un ‘ennemi du peuple’ notoire que la Quatrième internationale est fière de compter dans ses rangs. Imprégné de la culture artistique de tous les peuples et de toutes les époques, Diego Rivera a su demeurer mexicain dans les fibres les plus profondes de son génie. »

Ce qui inspirait Rivera dans ces fresques grandioses, continue Trotski, « ce qui l’a transporté au-dessus de la tradition artistique, au-dessus de l’art contemporain et, d’une certaine façon, au-dessus de lui-même, c’est le souffle puissant de la révolution prolétarienne. Sans Octobre, sa capacité créatrice à comprendre l’épopée du travail, son asservissement et sa révolte, n’aurait jamais pu atteindre pareille puissance et pareille profondeur. Voulez-vous voir de vos propres yeux les ressorts secrets de la révolution sociale ? Regardez les fresques de Rivera. Vous voulez savoir ce que c’est qu’un art révolutionnaire? Regardez les fresques de Rivera ! »

Dans la fresque Unité panaméricaine, Rivera inclut un panneau dépeignant les horreurs de la guerre et de la dictature. Mettant en évidence son opinion que l’artiste peut et doit aborder des thèmes politiques urgents, les personnages de Hitler, Himmler et Joseph Staline se dressent en arrière-plan, tandis qu’Edward G. Robinson dans Confessions d’un espion nazi et Charlie Chaplin dans des scènes du film  Le dictateur  captent l’attention du spectateur. Comme c’est le cas de toutes les fresques de Rivera, les thèmes sont représentés de manière dense, entrelacée comme le sont les images, et ne sont pas faciles à expliquer. Mais l’imagerie puissante de l’histoire, du travail et de l’art frappe le public avec une force viscérale.

Femme aux arums (1945) [Photo: SFMOMA]

La contradiction surprenante dans l’œuvre de Rivera est qu’à la différence des fresques, beaucoup de ses peintures et dessins antérieurs représentant des personnes nous laissent un peu indifférents. C’était son choix délibéré de représenter ses modèles comme des « types » plutôt que comme des individus. L’auteur du présent article trouva ses études d’enfants particulièrement stéréotypées. Il y a bien entendu de nombreuses exceptions. Les images composées avec plus de considération, telles que Le porteur de fleurs ou La brodeuse transmettent le vécu du sujet, pas nécessairement ses sentiments, et elles nous atteignent à ce niveau-là.

Plus tard, durant sa relation très houleuse avec le mouvement trotskiste, et même après sa rupture avec Trotski en 1939, les portraits de Rivera devenaient plus émouvants et établissent une connexion émotionnelle plus profonde avec le public. Le portrait de son ex-femme Lupe Marin, peint en 1938, et son autoportrait de 1941 sont frappants par leur réalisme et leur impact émotionnel.

Portrait de Lupe Marin (1938) [Photo: SFMOMA]

L'exposition anime le visiteur à en apprendre plus sur l’art de Rivera et sa place dans l’histoire. Les œuvres les plus captivantes de cette exposition sont les projections de fresques, l’Unité panaméricaine et les grandes esquisses préliminaires pour plusieurs autres œuvres, dont les fresques monumentales extraordinaires consacrées à l’Industrie de Detroit dans la cour du Detroit Institute of Arts. L’exposition sera reprise au Crystal Bridges Museum of American Art à Bentonville, Arkansas, le 11 mars 2023.

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