Le musée de Berlin-Karlshorst commémore le siège de Léningrad

Quelques jours seulement avant que tombe la nouvelle que le gouvernement allemand envoie à nouveau des chars d’assaut contre la Russie, le Musée de Berlin-Karlshorst commémore le blocus de la faim de Léningrad, aujourd’hui Saint Pétersbourg, qui a coûté environ 1,2 millions de vies humaines. Il prit fin il y a 79 ans. La plaquette que le musée propose dans ce cadre documente les témoignages de la famille russo-juive Mojshes et rappelle à la mémoire ce crime de guerre allemand.

Vingt-sept millions de citoyens soviétiques furent victimes de la guerre d’anéantissement menée par les nazis contre l’Union soviétique dont quatorze millions de civils, c.-à-d. presque la moitié du nombre total des victimes de la deuxième guerre mondiale. Le nombre des victimes du blocus était à lui seul environ 2,5 fois plus élevé que le nombre total des victimes déplorées par l’armée américaine.

Des citoyens de Léningrad quittent leurs maisons détruites par le bombardement nazi [Photo by RIA Novosti archive, image #2153 / Boris Kudoyarov / CC BY-SA 3.0]

Léningrad, Moscou et l’Ukraine avec les villes de Kiev et Odessa furent les premières cibles de l’attaque de la Wehrmacht, le 22 juin 1941. Lorsque, à la fin de l’été, la rapide victoire escomptée s’avéra être une illusion, Hitler et les chefs de la Wehrmacht décidèrent d’encercler Léningrad au lieu de l’envahir. Les trois millions d’habitants de la ville devaient être détruits par le pilonnage et la faim, ceci aussi en guise de vengeance sanguinaire contre le bolchévisme et la Révolution d’octobre partie de cette ville.

Pendant deux ans et demi, 872 jours exactement, les habitants de l’ancienne Pétrograd furent encerclés, jusqu’au 27 janvier 1944, jour où l’armée rouge réussit à briser le siège. Pendant l’hiver 1941/1942, il n’existait qu’une seule voie vers l’extérieur à travers le lac Ladoga gelé, appelée la « route de la vie », sur laquelle circulaient des camions sous les tirs incessants et s’enfonçant dans la glace. De nombreuses personnes devant être évacuées par cette voie perdaient la vie et les livraisons de nourriture désespérément nécessaires n’arrivaient pas à destination. C’est seulement dès le 18 janvier 1943 qu’il fut possible de transporter de la nourriture par une voie ferrée à travers un étroit couloir terrestre qui était également la cible de tirs incessants.

Au procès de Nuremberg en 1945, le siège de la faim fut considéré comme l’un des plus graves crimes de guerre allemands et fut qualifié de génocide. Parmi les preuves présentées au tribunal se trouvait le journal probablement le plus connu et le plus bouleversant dans lequel la jeune Tatjana Savitcheva, âgée de douze ans, avait noté le décès de ses proches avec la date et l’heure – en dernier « maman, le 13 mai à 7.30 h le matin, 1942 ».

Le journal de Lasar Mojshes et les mémoires de sa fille Anna étaient au centrede la discussion organisée dans l’ancien Musée germano-russe, appelé aussi le « Musée de la capitulation » car ce fut dans ses locaux que, pendant la nuit du 8 au 9 mai 1945, les généraux allemands Keitel, von Friedeburg et Stumpff signèrent la capitulation inconditionnelle de la Wehrmacht.

La famille Mojshes, originaire du rayon de Witebsk où s‘étaient installés de nombreux juifs pendant le règne des tsars, déménagea en 1913 à Jelez dans la région d’Orel puis, sous la pression des pogroms cruels commis par les troupes de la Garde blanche pendant la guerre civile, s’enfuit à Pétrograd, par la suite renommée Léningrad.

Le père Lasar, qui travaillait dans une usine produisant des fournitures scolaires, commença à tenir son journal le 9 septembre. La veille, l’étau du siège avait été bouclé autour de la ville et dans la nuit, des bombes allemandes tombèrent sur le centre d’approvisionnement central de la ville, les halles Badaiev, qui furent quasi totalement réduites en cendres.

« Les événements qui se sont déroulés ces derniers jours à Léningrad sont tellement graves que j’ai décidé de les confier à un journal », note Lasar Mojshes. Il se voit comme chroniqueur et essaie de rendre compte, de manière sobre mais précise et détaillée, en indiquant le noms des rues, le numéro des maisons affectées et même l’heure exacte, des impacts d’artillerie et de bombes, et en établissant la liste des morts. On apprend en passant combien d’institutions sociales et culturelles existaient dans la ville de la Révolution d’octobre – des cantines, plusieurs cliniques, le théâtre Mariinsky, un théâtre de la jeunesse, la « maison du paysan », le palais du travail, des blanchisseries communes.

Les nazis, que Lasar qualifie de fumiers et de scélérats, bombardèrent délibérément des objectifs civils causant beaucoup de victimes, comme le grand magasin le plus important de Léningrad, Gostinij Dwor, des arrêts de bus et de tram ou encore l’hôpital des évacués à la perspective Nevski. On apprend aussi qu’une bombe tua l’éléphante Betty qui vivait dans le zoo de la ville depuis 1911.

Lasar note en même temps comment les rations de pain sont réduites au fur et en mesure – lui-même fait partie des non-travaillants, après que son usine a été fermée au début de la guerre et à la fin, il doit se contenter de la moindre ration de 125 grammes par jour, ce qui équivaut à une mince tranche de pain. La faim se fait toujours plus désespérée, dans les cantines on ne sert que de la lavasse sans légumes, sans même parler de viande. « On ne peut même pas obtenir de la viande de cheval, les chats ont presque tous été mangés, même moi, je rêve d’attraper et de goûter un chat », écrit Lasar.

« On meurt de faim. Malgré tout, on ne bronche pas. C‘est mieux que de tomber dans les mains des hitlériens qui s’aiguisent les dents sur nous. Nous ne voyons notre délivrance que dans la défaite de ces salauds et bandits. Bonne chance à nous. » Sur ces paroles, le journal de Lasar Mojshes se termine le 30 novembre 1941.

Il mourut de faim un mois plus tard à l’âge de 59 ans. Son acte de décès, reproduit au musée, a été établi au 30 décembre 1941, indiquant comme cause de décès une dystrophie au IIIe degré. Son épouse Tatjana et ses quatre enfants furent évacués à temps et survécurent au blocus. Le frère de Tatjana et sa femme, qui habitaient avec eux, moururent également de faim.

Enterrement de victimes du siège au cimetière de Volkovo [Photo by RIA Novosti archive, image #216 / Boris Kudoyarov / CC BY-SA 3.0]

Les mémoires de sa fille Anna, journaliste et active dans les évacuations d’enfants de Léningrad, ont été enregistrées sur bande magnétique peu avant son 90e anniversaire, en 1999. Elle avait pris la responsabilité des enfants – ceux provenant notamment de familles de journalistes et d’autres familles de l’intelligentsia – évacués vers le Tatarstan à la fin de l’été 1941 et retourna à Léningrad en 1944. Son fils Wolodja en faisait également partie.

Lors de son introduction, Katja Makhotina, historienne de Bonn, née elle-même à Saint Pétersbourg, expliqua au sujet du document que l’intéressant était qu’Anna Mojshes, même dix ans après la fin de l’Union soviétique, adoptait un « récit communiste ». Avec son « narratif optimiste », son langage ressemblait à maints endroits à celui d’un « journal des pionniers ». On y ressentait la « fierté qu’elle ressent pour avoir réussi à transformer des enfants plutôt gâtés de l’intelligentsia en ‘ouvriers de choc’ … Mais ils ne travaillent pas simplement: en travaillant, ils ressentent du bonheur, une grande fierté et un grand enthousiasme ».

Elle expliqua ce « langage communiste » par la tentative des survivants de surmonter leurs traumatismes. Pourtant, l’enthousiasme et la fierté prévalant au temps du blocus de Léningrad ne sont ni inventés ni exagérés, pas plus que la combativité et le sens du sacrifice des soldats soviétiques sur les fronts. Les remarques d’introduction expriment l’attitude des universitaires d’après lachute du mur [de Berlin] qui interprètent l’esprit de combat de la population soviétique comme un soutien au régime stalinien, qu’ils assimilent au socialisme.

Cependant, en dépit des crimes staliniens, la population était fermement déterminée à défendre les acquis de la Révolution d’octobre – tels que la propriété nationalisée, l’économie planifiée et le progrès social et culturel qui y était lié – jusqu’au bout, contre l’invasion nazie. Il ne fait aucun doute que cela avait aussi un effet sur les enfants.

C’était la politique criminelle de la bureaucratie stalinienne qui avait livré l’Union soviétique sans défense aux fascistes. Pendant la Grande terreur, Staline avait non seulement assassiné la quasi-totalité de la direction de la Révolution d’octobre, de même que des centaines de milliers de communistes et d’intellectuels irréprochables, mais avait encore décapité l’Armée rouge. Comptant sur le pacte entre Hitler et Staline, il faisait fi des mises en garde contre l’agression des nazis.

Anna ne passe pas sous silence les difficultés rencontrées dans les villages, où la politique stalinienne de la collectivisation forcée avait provoqué des réactions hostiles. Elle parle aussi d’altercations entre les enfants et ceux qui les encadrent. Mais elle est animée par sa détermination d’intégrer les meilleurs éléments de la révolution dans sa prise en charge pédagogique des enfants, afin de leur remonter le moral en dépit de la séparation de leurs parents souffrant la faim à Léningrad et des nouvelles tristes, et de leur donner un sentiment de sécurité. « Les enfants aiment et apprécient qu’on les traite d’égal à égal … », dit Anna et raconte comment les éducateurs créaient avec eux des pièces de théâtre, des concours de littérature, des chansons et un journal mural.

A la fin, Anna Mojshes entreprend, contre les résistances bureaucratiques, de ramener les orphelins à Léningrad où ils seront aidés, au moyen d’une prise en charge et de cohésion sociale, à faire face à la perte de leurs parents.

A la fin de l’assemblée, le survivant russo-juif Leonid Berezin, âgé aujourd’hui de 94 ans, prit le microphone et remercia le musée en termes émouvants : « ce type de manifestation est très rare. A Berlin, en Allemagne, partout dans le monde, ils sont aujourd’hui contre la Russie. » Le blocus de la faim fut un génocide, continua-t-il. Mais : « nous sommes là ! », ajouta-t-il, parlant des survivants. Il souligna : « cette manifestation est particulièrement importante pour moi », puis lentement, d’une voix grave et âpre, bien distinctement : « car nous sommes là ! ».

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Leonid Berezin, né en 1929 en Sibérie, a survécu au blocus de Léningrad par les Allemands et à l’holocauste. En 1941, lorsque la Wehrmacht avança sur la métropole soviétique, il fut évacué avec un transport d’enfants. Mais le convoi fut attaqué par des bombardiers allemands et, enfant de douze ans, il retourna en une marche de trois jours à Léningrad, avec quelques autres enfants survivants. En février 1942, âgé de treize ans, il survécut à un transport d’enfants à travers le lac Ladoga gelé. Beaucoup de ses parents moururent à Léningrad ou furent victimes de l’holocauste en Biélorussie.

Après la dissolution de l’Union soviétique, il arriva en Allemagne comme partie de ce qu’on appelait les réfugiés contingentés. Parmi eux se trouvaient des victimes du blocus, dont environ trois cents sont encore en vie aujourd’hui. A Léningrad, Berezin avait fini par être professeur de technique des ondes radio ; aujourd’hui, il vit, comme de nombreux autres refugiés contingentés juifs, dans des conditions pauvres dans un studio à Berlin et ne reçoit qu’une retraite de base. Il dirige l’association berlinoise des victimes du blocus « Lebendige Erinnerung » (mémoire vivante), qui célèbre le 27 janvier, jour de la rupture de l’encerclement de Léningrad, comme « jour de notre victoire ».

Le 2 février, le musée de Berlin-Karlshorst, dont le nom originaire a été changé notamment sur l’insistance des Verts, invite à une lecture et discussion du livre « Stalingrad » de Wassili Grossman pour commémorer le 80e anniversaire de la bataille de Stalingrad.

Pendant les dernières années de pandémie du Covid-19, le Site Web du musée a intégré plusieurs vidéos instructives, entre autres au sujet du blocus de Léningrad et de la politique de la famine des nazis dans le cadre du Plan général Est. La plaquette de l’exposition, intitulée « Le blocus de Léningrad en témoignages personnels de la famille Mojshes » est disponible en ligne ici.

(Article original paru en allemand le 28 janvier 2023)

Loading