L’éditeur Puffin Books accepte de publier une édition non censurée des livres de Roald Dahl, le PEN America, lui, révèle sa propre hypocrisie

Fin février, plusieurs articles parus dans des médias ont indiqué que la maison d’édition Puffin Books, une marque du groupe Penguin Random House, avait apporté des centaines de modifications aux textes de livres pour enfants de l’auteur et scénariste Roald Dahl (1916-1990). Les livres concernées incluent James and the Giant Peach (James et la grosse pêche, 1961), Fantastic Mr Fox (Fantastique Maître Renard,1970), The Twits (Les deux gredins, 1980), The Witches (Sacrées sorcières, 1983), Matilda (1988) et d’autres œuvres célèbres et très appréciées.

Suite à un tollé parmi des lecteurs et des écrivains célèbres, y compris les romanciers Salman Rushdie et Joyce Carol Oates, Puffin a annoncé que tout en menant à terme ses expurgations, elle publierait également une édition non censurée des livres au cours de l’année.

Roald Dahl, photographié par Carl Van Vechten en 1954

Afin de mettre en œuvre son projet de publier une nouvelle édition des œuvres de Dahl, Puffin Books avait engagé une compagnie, Inclusive Minds (Esprits inclusifs), complétée par des « Inclusion Ambassadors » (Ambassadeurs de l’inclusion), (On ne peut inventer ce genre de choses). Avec leur aide, Puffin a par exemple remplacé des termes genrés dans les livres de Dahl par des termes qu’elle estimait non genrés. Dans Charlie and the Chocolate Factory (Charlie et la chocolaterie), par exemple, les Oompa Loompas étaient à l’origine des « small men » (petits hommes) mais Puffin les changea en « small people » (petites personnes). Les « Cloud Men » (hommes des nuages)furent transformés en « Cloud People » (gens des nuages). Dans « Matilda », l’expression « mothers and fathers » (mères et pères), a été changée en « people » (gens), et « heroine » (héroine) a été remplacée par « hero » (« héros »).

Les censeurs sont aussi allés à des extrêmes absurdes afin de changer ce qu’ils estimaient apparemment être des termes raciaux inacceptables, pour anodins que fussent certains d’entre eux. Dans « James and the Giant Peach » (James et la grosse pêche), « his face white with horror » (son visage blanc d’horreur) devient « his face agog with horror » (« son visage tendu d’horreur »).

Et ainsi de suite, des centaines de modifications de ce genre.

Dans l’actuelle ambiance culturelle polluée, il n’est pas surprenant que des milliers de personnes – la plupart d’entre elles non pas des idéologues de droite mais simplement des admirateurs de l’œuvre de Roald Dahl – ont critiqué cet acte de censure borné sur twitter et d’autres plate-formes de réseaux sociaux. Voici le commentaire de Rushdie sur twitter : « Roald Dahl n’était pas un ange, mais cette censure est absurde. Puffin Books et le Dahl Estate (la Roald Dahl Story Company détentrice de ses droits d’auteur, rachetée en 2021 par Netflix) devraient avoir honte. » Et voici le tweet de Joyce Carol Oates : « si Dahl est tellement scandaleux qu’il nécessite un blanchiment (sic) d’une telle envergure, pourquoi, après tout, le rééditer ? »

Alors que Dahl, de son vivant, travaillait avec les éditeurs pour moderniser le langage dans ses œuvres, éliminant par exemple quelques stéréotypes raciaux, et qu’il fut accusé d’antisémitisme, rien de tel qu’une censure à cette échelle ni même de ce genre n’a été tenté à l’époque moderne. Harriet et Thomas Bowdler, grâce à leur publication de The Family Shakespeare (Shakespeare pour la famille,1807), une édition expurgée des œuvres du dramaturge, ont donné naissance au terme généralement insultant « to bowdlerize » (bowdleriser).

Des attaques ouvertement de droite contre la littérature, par des bigots, des ultra-nationalistes, des fascistes et d’autres prolifèrent aux Etats-Unis et ailleurs.

Le cas de Dahl fait partie d’une onde croissante d’attaques contre la littérature par les partisans de la politique identitaire de la classe moyenne supérieure. Les œuvres des auteurs sont maintenant souvent examinées minutieusement par des « sensitivity readers » (lecteurs spécialisés en sensibilité) engagés par des éditeurs pour éradiquer des termes ou expressions potentiellement répréhensibles sous l’angle de la race, du genre ou de l’orientation sexuelle. Voilà une forme d’auto-censure aux implications néfastes.

A l’image de ce qui s’est passé lors de la chasse aux sorcières #MeToo, des carrières ont été détruites – voire des œuvres mises au pilon ̶ sur la base d’allégations non étayées et de ragots. De façon tristement célèbre, cela est arrivé à Blake Bailey et sa biographie autorisée du romancier Philip Roth.

James et la grosse pêche

Les maisons d’édition, préoccupées seulement par l’approbation sociale et le profit, guettent maintenant les livres écrits par une personne du « mauvais » contexte ethnique ou de genre qui pourrait être attaquée par des racialistes, féministes ou n’importe quel partisan de l’industrie de la politique identitaire. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une maison d’édition envisage de soutenir un livre par une campagne de promotion coûteuse. Macmillan fut confronté à ce genre de situation en 2020 avec le roman de Jeanine Cummings American Dirt. L’auteure de l’œuvre à succès sur des migrants mexicains a été attaquée pour ne pas être « une véritable latina », mais « blanche », et pour avoir par conséquent produit un livre « inauthentique ».

Ces forces sont actives dans tous les recoins du monde du livre. Les partisans de #DisruptTexts cherchent à exclure des universités et écoles les œuvres de Shakespeare et d’autres auteurs comme F. Scott Fitzgerald (The Great Gatsby, Gatsby le Magnifique), Arthur Miller (The Crucible, Les sorcières de Salem) et Harper Lee (To Kill a Mockingbird, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) ou de réduire l’importance qu’on leur y accorde.

Toutes les objections à la censure de l’œuvre de Dahl n’étaient de loin pas faites de bonne foi. Des médias tels que le Daily Telegraph de la droite britanniqueclaironnèrent l’affaire afin de poursuivre leur propre agenda réactionnaire contre la prétendue gauche « woke ».

Un porte-parole du Premier ministre du Royaume-Uni, Rishi Sunak, dont l’engagement pour la démocratie est si profondément ancré qu’il veut bannir les grèves, commenta : « Lorsqu’il s’agit de notre héritage littéraire riche et varié, le Premier ministre est d’accord avec le BGG (Bon gros géant), un personnage de Dahl, qui dit que nous devrions éviter de ‘gobblefunker’ les mots (le langage charabia des géants dans le BGG). » Pour sa part la reine consort Camilla contribua à l’engagement démontré depuis des siècles par la monarchie britannique pour la liberté de parole en disant à un groupe d’auteurs de résister « à ceux qui pourraient souhaiter brider votre liberté d’expression ou imposer des limites à votre imagination ».

Plus insidieux fut toutefois le commentaire de la PDG de l’association PEN America, Suzanne Nossel, dont les remarques ont été largement diffusées dans les médias. En réponse à un article sur la censure de « sensibilité » appliquée aux œuvres de Dahl, elle écrivit un long tweet dont une partie dit ceci: « A #PENamerica, nous sommes alarmés de la nouvelle concernant des ‘centaines de modifications’ appliquées à des œuvres vénérées de #roald_dahl dans un prétendu effort d’en éliminer tous ce qui pourrait offenser quelqu’un. »

Nossel continue : « Une grande quantité de littérature pourrait être interprétée comme offensante pour quelqu’un – sur la base de la race, du genre, de la religion, de l’âge, du statut socio-économique ou une myriade d’autres facteurs. De telles interprétations sont des thèmes vitaux pour la discussion et le débat, engendrant de nouvelles connaissances. »

Ces remarques banales et préparées à l’avance doivent être placées dans leur contexte approprié.

Nossel est une avocate particulièrement toxique de l’impérialisme des droits humains », traînant un passé long et sale. De 1999 à 2001, Nossel était la suppléante de l’ambassadeur pour la Gestion et la Réforme des Nations Unies dans la mission des Etats-Unis aux Nations Unies sous Richard Holbrooke, un diplomate-gangster de longue date plongé jusqu’au cou, comme le WSWS l’a souligné dans une nécrologie, « dans la perpétration et la dissimulation de crimes sanglants » du Vietnam aux Balkans en passsant par l’Afghanistan.

Suzanne Nossel en 2014 (PEN American Center)

Dans le gouvernement Obama, Nossel servait comme vice-secrétaire d’État pour les Affaires des organisations internationales, sous Hillary Clinton. Au Département d’Etat, Nossel participa à lancer des « résolutions novatrices de Droits humains » concernant l’Iran, la Syrie, la Libye et d’autres cibles de la politique américaine dans le cadre du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. En d’autres termes, sa spécialité était de pérorer sur les droits « démocratiques » et les « droits des femmes », ce qui servait à créer le climat politique approprié pour les bombardements, invasions et autres opérations militaires.

Au PEN America, où elle a détenu des positions de pointe depuis 2013, Nossel a joué un rôle atroce pendant l’année passée, promouvant la propagande culturelle militariste dans le contexte de la guerre par procuration des États-Unis et de l’OTAN en Ukraine.

Nulle part chez PEN America ou dans les messages placés sur twitter par Nossel trouvera-t-on la moindre objection à la destruction de statues du grand poète russe Alexandre Pouchkine partout en Ukraine par des nationalistes et des fascistes. PEN America n’a rien à dire sur la mise au pilon de dizaines de milliers d’œuvres russes ni au sujet des dizaines de milliers d’autres œuvres qui ont été ôtées de librairies ukrainiennes sur ordre du parlement ukrainien.

En fait, PEN America n'est guère plus que le bras culturel du chauvinisme anti-russe aux États-Unis. Il a organisé plusieurs cérémonies en soutien de la guerre en Ukraine telles que « Voices of Ukraine: Readings in Support of Ukraine » (Voix d’Ukraine : Lectures en soutien à l’Ukraine), qui a eu lieu à Manhattan l’année dernière.

Les contributions sur twitter du PEN America sont pleines de commentaires tels que : « les forces russes en #Ukraine ont pillé des dizaines de milliers d’œuvres, y compris des toiles d’avant-garde et de l’or scythe. Des experts disent qu’il s’agit du plus grand vol d’art depuis les nazis durant la Deuxième Guerre mondiale et vise à priver l’Ukraine de son héritage culturel. » Le tweet compare les actions du régime de Poutine au vandalisme commis dans l’ancienne cité de Palmyre en Syrie par l’État islamique en 2016 (mais pas au pillage du Musée de l’Irak sous les auspices des militaires US en 2003) et au bombardement de Guernica en 1937 par la Luftwaffe, pendant la guerre civile espagnole.

En décembre, Nossel et d’autres représentants du PEN America se sont rendus en Ukraine où ils ont rencontré TetyanaTeren, la directrice exécutive du PEN Ukraine. Teren est l’ancienne cheffe de l’Institut du livre ukrainien géré par le gouvernement, qui appelle, de concert avec le PEN Ukraine, le Forum international du livre de Lviv et l’Arsenal du livre à Kiev, à une interdiction internationale totale de la littérature russe.

Après le retour de Nossel de l’Ukraine, le PEN America a publié un long article sous le titre : « La culture ukrainienne sous attaque : éradication de la culture ukrainienne dans la guerre de la Russie contre l’Ukraine », dans lequel l’objectif de l’invasion russe apparaît comme étant la destruction délibérée de la culture ukrainienne. Alors que les militaires russes ont sans aucun doute violé des conventions internationales en détruisant des centres culturels, l’article est une pièce de propagande de guerre de l’OTAN et des Etats-Unis visant à diaboliser tout ce qui est russe. L’article cite un responsable d’un musée ukrainien disant : « détruire notre culture, c’est le but de tout ce que les Russes font. La culture et la langue renforcent notre nation. »

Ce ne sont pas simplement là des conceptions de droite, mais le produit direct du courant fasciste dans la politique ukrainienne. Elles découlent des idées promues par des personnages tels que le collaborateur nazi Stepan Bandera dans les années 1930 et 1940.

Le tollé déclenché par la « correction » de l’œuvre de Dahl a réussi à préserver au moins une version des œuvres originales. Il a aussi rendu service à la culture contemporaine en exposant Nossel et le PEN America comme des hypocrites pro-militaristes et des propagandistes qui n’ont le droit de faire la leçon à personne en matière de liberté artistique.

(Article publié d‘abord en anglais le 2 mars 2023)

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