« À l’Ouest, rien de nouveau » gagne quatre Oscars

Lors de la cérémonie des Oscars 2023, « A l’Ouest, rien de nouveau » a reçu quatre Oscars. L’adaptation à l’écran du célèbre roman anti-guerre d’Erich Maria Remarque, réalisée par Edward Berger, fut gagnante dans les catégories meilleur film international, meilleure photographie, meilleur décor et meilleure musique. Nous saisissons l’occasion pour republier la critique déjà parue en novembre dernier sur le WSWS sous le titre „Im Westen nichts Neues – ein starker Antikriegsfilm zur rechten Zeit“ (« A l’Ouest, rien de nouveau  ̶ un film antiguerre fort au bon moment ».

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La nouvelle adaptation cinématographique du classique anti-guerre d’Erich Maria Remarque par Edward Berger est une mise en scène impressionnante des horreurs de la Première Guerre mondiale et de l’indifférence avec laquelle une génération entière fut sacrifiée sur les champs de bataille. Le film, qui a été produit pour Netflix mais est également projeté en salle, avait atteint tout de suite après sa sortie le sommet des classements du streaming.

À l’Ouest, rien de nouveau [Photo by Netflix / Reiner Bajo]

Le livre de Remarque, paru en 1929, est à juste titre considéré comme le roman anti-guerre par excellence. Et ceci non parce qu’il se distingue par la finesse littéraire ou qu’il examine les causes politiques et sociétales de la guerre, mais parce qu’il montre la réalité quotidienne du front, vue de la perspective du personnage fictif de Paul Bäumer, âgé de 17 ans, avec une honnêteté implacable et avec tous ses ravages physiques et psychiques.

La publication du livre dix ans après la fin de la guerre eut un impact explosif sur le plan politique. Depuis longtemps, le gouvernement de Weimar travaillait au réarmement et le NSDAP était en phase de construction pour ouvrir la voie à une nouvelle guerre mondiale. Dans ces circonstances, la représentation réaliste de la guerre impérialiste acquit une énorme importance.

La feuille nationaliste Deutsches Adelsblatt craignit que le livre de Remarque ne réveille et ne renforce la devise « Plus jamais la guerre » ; les nazis le qualifièrent d’« apologie enthousiaste des déserteurs, des traîtres, des mutinés et des tire-au-flanc » (Völkischer Beobachter), et ils menèrent une campagne acharnée contre l’œuvre et son auteur.

L’adaptation novatrice à l’écran réalisée par Lewis Milestones ne fut admise par les autorités allemandes en 1930 que dans une version lourdement censurée. Néanmoins, les nazis organisèrent une violente campagne de dénigrement, sabotèrent des séances de projection à coup de boules puantes ou fumigènes et bloquèrent des cinémas.

Le moment est opportun pour refaçonner cette matière dans une nouvelle adaptation cinématographique, utilisant un langage visuel moderne qui le rende largement accessible à une nouvelle génération. Dans la guerre que l’OTAN mène actuellement contre la Russie, des milliers de jeunes des deux côtés sont à nouveau utilisés comme chair à canon pour les intérêts de l’oligarchie financière. Ils sont déchiquetés et mutilés par les bombes et l’humanité est menacée d’anéantissement nucléaire. Dans ces conditions, des médias et des universitaires tentent de taire voire de relativiser l’indifférence et la brutalité des deux guerres mondiales

Car avec le militarisme sont aussi de retour la glorification de la bataille et l’héroïsation du soldat. La couverture de la guerre se limite au « journalisme embarqué » et à la propagande abrutissante. A l’inverse en revanche, le film d’Edward Berger met en scène la réalité de la guerre impérialiste et par sa concentration sur la situation, parvient effectivement à transmettre une expérience universelle qui est aujourd’hui d’une actualité brûlante.

Tout en s’éloignant en partie nettement du livre de référence, Berger parvient à faire passer à l’écran beaucoup de l’ambiance du roman, tout en renonçant largement à développer les caractères. Les projecteurs sont dirigés sur la situation dans laquelle sont lancés les jeunes hommes et où ils doivent au plus vite trouver leurs repères. Le vécu des protagonistes est rendu tangible au moyen de gros plans sur leur mimique.

Le début du film ne montre pas Bäumer, mais une bataille cruelle qui a lieu avant son appel sous les drapeaux. Les uniformes des soldats tués leur sont ôtés, puisdébarrassés de la boue et du sang dans de gros chaudrons et rapiécés dans une salle immense par des dizaines de couturières. Lorsque Bäumer, à sa présentation, reçoit un de ces uniformes, il s’étonne de la plaque d’identité restée dans le vêtement, que l’officier enlève alors rapidement. Le cycle de la machinerie de la mort est enclenché et l’intrigue du film commence.

Le spectateur n’est pas ménagé dans la confrontation à cette machinerie ; sa brutalité est représentée sans merci, à l’image du livre. La caméra ne coupe pas mais reste centrée sur les corps déchiquetés, les soldats écrasés par des chars ou brûlés par des lance-flammes. La direction mobile de la caméra amène le spectateur directement dans le vif de la bataille.

Cette représentation réaliste de l’horreur de la guerre est soutenue par un décor détaillé que des soldats trempés jusqu’aux os et couverts de boue traversent en rampant pour sauver leur vie. Un autre appui est le son, plutôt discret pour le genre, qui capture les bruits de ce qui se passe ou produit des effets annonciateurs. On peut également entendre de très près les bruits humains tels que la respiration, les halètements et les gémissements.

Dans ce scénario, les protagonistes évoluent entre l’intégration dans la machinerie de guerre et leur propre humanité. Ce thème principal du livre est mis en scène de manière impressionnante par l’art appréciable des acteurs Felix Kammer en Paul Bäumer et Albrecht Schuch qui représente son ami paternel, Stanislaus « Kat » Katczinsky notamment.

Edin Hasanovic , Albrecht Schuch et Felix Kammerer [Photo by Netflix / Reiner Bajo]

Par exemple lorsque Bäumer atteint sous le feu nourri la tranchée ennemie, tue des soldats français dans une furie désespérée puis se reconnaît lui-même à la vue d’un jeune ennemi. Ou lorsque Bäumer porte Kat, touché d’une balle, au camp en déployant une force surhumaine, seulement pour constater à l’hôpital militaire qu’il a tout le temps porté un cadavre, car Kat a depuis longtemps succombé à sa blessure. C’est la lutte désespérée contre la mort.

Une autre scène-clé du livre est interprétée de manière impressionnante, lorsque Bäumer s’abrite dans un cratère de bombe et y poignarde un soldat français. Il doit rester dans le cratère aux côtés du mourant et essaye tout d’abord de le faire taire. Il finit par se rendre compte combien leurs situations se ressemblent. Il tente de le stabiliser, l’appelle camarade puis promet au mort de remettre son portefeuille à sa famille. La scène montre la panique, la brutalité, l’insensibilité et en même temps les moments de remords et d’humanité profonde qui distinguent le quotidien au front.

Le montage du film confronte Bäumer, accablé, traversant le champ de bataille nocturne et cherchant son chemin de retour au camp, au dîner somptueux du général Friedrich, un personnage sans états d’âme que Berger a introduit dans le film et qui n’apparaît pas dans le livre. Le montage souligne que Bäumer est beaucoup plus proche du soldat français que du général allemand.

Lorsque Bäumer arrive finalement au camp, il trouve des soldats en liesse. L’un d’entre eux s’approche de lui et s’exclame : « Les porcs gras se sont rendus à l’évidence. Ils négocient enfin. Nous rentrerons bientôt, soldat. »

Dans ces scènes-clés se manifestent toutefois aussi les principaux points faibles du film. Dans le livre, la scène du cratère est le point culminant de l’évolution complexe des doutes de Bäumer, qui sont largement éclipsés dans le film. Ainsi est complètement supprimé le congé au pays pendant lequel la jeune recrue se rend compte de son aliénation profonde vis-à-vis de la société militarisée, de même que sa confrontation à des prisonniers de guerre russes, pour lesquels Bäumer éprouve une profonde compassion.

Généralement, étant donné l’approche radicalement situationnelle, on n’apprend quasiment rien des pensées et de la psyché des jeunes soldats. Dans le livre, les horreurs de la guerre ne se déploient pas seulement sous le feu nourri des tranchées, mais précisément dans les scènes où ils essaient d’assimiler ce qu’ils ont vécu. Quand Bäumer ment à sa mère gravement malade, lui disant que tout va pour le mieux au front, ou quand il doit raconter la mort de son camarade Kemmerich à sa mère, le lecteur est confronté aux profonds déchirements psychiques que la guerre a infligés à la jeune génération.

Ce sont ces expériences même qui tracassent le plus Bäumer et ses camarades car elles conjurent l’humanité, qui est l’opposé du front : « Les moments dangereux qui nous montrent que l’adaptation n’est qu’artificielle en fin de compte. Parfois, ce qui est dangereux, ce qui est retenu explose soudainement, comme jaillissant d’une chaudière à vapeur surchauffée », est-il écrit dans le livre.

En omettant tous ces éléments centraux, le film ne perd pas seulement en tragique et profondeur. Les soldats sont aussi dégradés en simples victimes de la guerre, car la résistance qui habite de nombreuses scènes du livre n’est pas transmise. Les dialogues des soldats sont clairsemés et souvent bafouillés alors que le général, par exemple, parle comme un acteur sur scène.

Il est possible que Berger s’en serve comme figure de style afin d’exprimer le mutisme des soldats face au vécu, qui trouve absolument sa place dans le livre également. Mais si les discussions centrales sur le sens et le non-sens de la guerre, la vacuité de la propagande guerrière et l’égalité des ouvriers français et allemands sont quasi totalement écartées, on obtient un tableau entièrement différent.

Cet aspect se manifeste le plus clairement dans la modification probablement la plus grossière par rapport au livre. Alors que celui-ci se termine sur la mort de Bäumer, un jour calme sur le front occidental en octobre 1918, et du moins préfigure la révolution à venir (« s’il n’y a pas de paix, alors il y aura la révolution »), Berger reporte la fin au 11 novembre, jour de l’entrée en vigueur de l’armistice.

Un quart d’heure avant l’entrée en vigueur de l’armistice, son général fictif Friedrich envoie les soldats, qui célèbrent déjà l’armistice, dans une dernière bataille vouée à l’échec. Quelques-uns s’y refusent et sont fusillés, mais la grande masse, apathique et épuisée, retourne dans les tranchées. Bäumer est de nouveau saisi de la folie meurtrière du front, il fusille et abat des Français qui pourtant ne voulaient plus combattre, et se livre à un corps-à-corps violent au cours duquel il est poignardé dans le dos, quelques secondes avant l’armistice.

Ainsi, l’image d’une machine à tuer veule et obéissante est poussée à l’extrême et le film prend un point de vue totalement pessimiste et sans issue. Non seulement cela semble absurde, mais cela ne rend pas justice à la réalité de la guerre. Il ne se passa point sur le front occidental de scènes comme celle montrée dans le film, mais lorsque le commandement des forces navales de haute mer voulut, peu avant l’armistice, saboter les négociations par une dernière offensive, les marins se mutinèrent et déclenchèrent de ce fait la révolution de Novembre. Au cours de celle-ci furent formés partout dans le pays des conseils d’ouvriers et de soldats qui chassèrent l’empereur et terminèrent la guerre.

Le livre lui aussi ne fait qu’ébaucher la révolution, mais à travers la fraternisation avec l’ennemi et la résistance des soldats, il montre cette tendance du développement des événements. Le roman montre l’attitude fondamentalement hostile des simples soldats face à la guerre. Ils se sentent déplacés, rejettent le militarisme et ses représentants tels que l’instructeur Himmelstoss qu’ils haïssent et les universitaires patriotes qui conquièrent le monde au café du commerce. Ils méprisent la «Feldgendarmerie », le « Kommiß-Polizist » qui surveille les soldats, et ils font remarquer : « les propriétaires d’usine en Allemagne sont devenus riches – à nous, la dysenterie nous déchire les entrailles. »

Daniel Brühl dans le rôle de Matthias Erzberger [Photo by Netflix / Reiner Bajo]

Berger a éliminé presque entièrement les développements révolutionnaires sur tous les côtés du front. Il place certes la partie principale du film au milieu de l’époque où les soldats refusèrent d’exécuter les ordres et les généraux perdaient progressivement le contrôle, mais à part une note marginale, il ne traite pas du tout cet aspect-là. Au lieu de quoi, il montre de manière détaillée les négociations de paix dirigées par le politicien du Centre Mathias Erzberger, incarné par Daniel Brühl de manière plutôt percutante comme dépanneur de petite carrure de l’état-major, mais qui contribuent peu à la compréhension de la guerre et de sa fin.

Berger motive l’introduction de cet épisode par son souhait de donner un « coup de projecteur sur l’avenir » où les militaristes, s’appuyant sur la signature de l’armistice par Erzberger, répandront la légende du coup de poignard dans le dos et prépareront ainsi sur le plan idéologique la voie vers la Deuxième Guerre mondiale.

Toutefois, ces développements furent tout sauf rectilinéaires. La Première Guerre mondiale n’a pas seulement amené les ‘‘Corps francs’’ et la réaction, mais aussi la révolution et une profonde conviction antimilitariste au sein de la classe ouvrière, qui ne pourra être brisée que par la terreur des nazis. Ce fut précisément « À l’Ouest, rien de nouveau » qui nourrit cette attitude par sa documentation impitoyable des ravages de la guerre.

Le nouveau film réussit lui aussi à rendre palpable les horreurs de la guerre ; le spectateur reste sous son emprise glaçante pendant des semaines et dans sa tête résonne comme des coups de marteaux la question de comment éviter une telle catastrophe face à la nouvelle vague belliciste. La perspective pessimiste et la suppression des contradictions réelles n’en sont pour cette raison que plus regrettables.

En dépit de tout cela, le film incitera une nouvelle génération à se pencher sur les raisons de la guerre et à se préoccuper d’une perspective dans la lutte contre une troisième guerre mondiale. Il l’encouragera à rejeter les nouveaux Himmelstoss et Kantorek des rédactions de journaux et des chaires d’amphithéâtres et à rejoindre un mouvement international contre la guerre.

Aujourd’hui aussi,la seule possibilité d’empêcher une nouvelle éruption de la barbarie est la mobilisation de la classe ouvrière internationale. « La guerre ne peut pas être arrêtée par des protestations et des appels à la classe dirigeante et à ses gouvernements, mais uniquement par la mobilisation politique de la classe ouvrière internationale », dit à ce sujet l’Appel de l’IYSSE à une réunion en ligne internationale contre la guerre en Ukraine.

(Article original publié en allemand le 13 mars 2023)

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