Léon Trotsky et la lutte pour le socialisme au XXIe  siècle

Ceci est la préface du livre à paraître de David North, “Leon Trotsky and the Struggle for Socialism in the Twenty-First Century” (Léon Trotsky et la lutte pour le socialisme au XXIe siècle). North est président du comité éditorial international du World Socialist Web Site et président national du Socialist Equality Party (États-Unis).

La version imprimée et epub du livre sera publiée le 30 juin 2023. Il sera disponible en précommande auprès de Mehring Books à partir du 6 avril.

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Le matériel compilé dans ce volume a été écrit sur une période de quarante ans. Le premier essai, Léon Trotsky et le développement du marxisme, a été publié à la fin de l’automne  1982. Le dernier article, une lettre adressée à une organisation de jeunesse fondée par des trotskystes en Russie, en Ukraine et dans d’autres pays de l’ex-URSS, a été écrit en février 2023.

Bien que de nombreuses années séparent le premier du dernier document, ils sont liés entre eux par un argument central. Léon Trotsky fut la plus importante figure de l’histoire du socialisme au cours des quatre premières décennies du XXe  siècle. Son héritage continue d’être le fondement théorique et politique essentiel et indispensable de la lutte contemporaine, actuelle, pour la victoire du socialisme mondial. Les événements des quarante dernières années ont puissamment étayé cette évaluation de la place de Trotsky dans l’histoire et de son importance politique durable.

Léon Trotsky, fondateur de la Quatrième Internationale

Commençons par le fait que la condamnation par Trotsky du stalinisme en tant que force contre-révolutionnaire a été justifiée par l’histoire. Lorsque le premier essai a été écrit, l’Union soviétique et les régimes staliniens qui lui étaient associés en Europe de l’Est existaient encore. Les partis politiques staliniens affiliés à la bureaucratie du Kremlin se vantaient d’avoir des millions de membres. La prédiction de Trotsky que la bureaucratie stalinienne restaurerait le capitalisme et que la structure pourrie du régime s’effondrerait sous le poids de l’autarcie économique nationale, de l’incompétence et des mensonges était traitée de «sectarisme trotskyste» et même de «propagande anti-soviétique» par les nombreux apologistes politiques du «socialisme réel existant».

«Léon Trotsky et le développement du marxisme» fut écrit précisément dans les mois où Léonid Brejnev, le dirigeant soviétique de longue date, devenu de plus en plus sénile, passait de son lit de malade à la nécropole de la muraille du Kremlin sur la place Rouge. La bureaucratie stalinienne transféra d’abord son allégeance à Youri Andropov, puis à Konstantin Tchernenko – qui rejoignirent en l’espace d’un peu plus de deux ans leur prédécesseur à la muraille du Kremlin – et finalement, en mars 1985, à Mikhaïl Gorbatchev.

Malgré les promesses de ce dernier d’une nouvelle «ouverture» [glasnost] dans l’étude de l’histoire soviétique, le Kremlin a continué à dénoncer la lutte menée par Trotsky contre le régime stalinien et sa trahison de la Révolution d’octobre.

En novembre 1987, alors que le régime stalinien s’effondrait, Gorbatchev a inclus dans son discours à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la Révolution d’octobre une défense de Staline et une dénonciation venimeuse de Trotski. Mais comme Trotski l’avait fait remarquer, les lois de l’histoire se sont avérées plus puissantes que le plus puissant des secrétaires généraux.

Mikhaïl Gorbatchev (au centre), le 7  mars 1985, avec Andreï Gromyko et Nikolaï Tikhonov [AP Photo/Boris Yurchenko]

La seule tendance politique à avoir prévu et averti que la politique de Gorbatchev visait à la dissolution de l’Union soviétique et à la restauration du capitalisme fut le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI). Dès mars 1987, au milieu de l’adulation du nouveau dirigeant soviétique dans le monde entier, connue sous le nom de ‘‘Gorbymanie’’, le Comité international fit cette mise en garde.

Pour la classe ouvrière de l’Union soviétique comme pour les travailleurs et les masses opprimées du monde entier, la prétendue politique de réforme de Gorbatchev représente une menace sinistre. Elle met en péril les conquêtes historiques de la Révolution d’octobre et s’accompagne d’une intensification de la collaboration contre-révolutionnaire de la bureaucratie avec l’impérialisme à l’échelle mondiale [1].

Deux ans plus tard, en 1989, dans une analyse de la politique de Gorbatchev intitulée «La Perestroïka contre le socialisme», j’écrivais:

Au cours des trois dernières années, Gorbatchev a pris des mesures décisives pour favoriser la propriété privée des forces productives. La bureaucratie assimile de plus en plus ouvertement ses intérêts au développement de coopératives soviétiques organisées selon des principes entièrement capitalistes. Ainsi, dans la mesure où les privilèges de la bureaucratie ne sont plus liés aux formes de la propriété d’État mais leur sont hostiles, ses rapports avec l’impérialisme mondial doivent subir un changement correspondant et significatif. L’objectif principal de la politique étrangère soviétique est de moins en moins la défense de l’URSS contre les attaques impérialistes, mais bien plutôt la mobilisation du soutien impérialiste – politique et économique – pour la réalisation des objectifs intérieurs de la perestroïka, c’est-à-dire le développement de rapports de propriété capitalistes en Union soviétique. Ainsi, la logique contre-révolutionnaire de la théorie stalinienne du socialisme dans un seul pays trouve son expression ultime dans le développement d’une politique étrangère visant à saper la propriété d’État soviétique et à réintroduire le capitalisme en URSS même [2].

Je ne peux me prévaloir d'un mérite exceptionnel pour cette évaluation de la politique de Gorbatchev, qui fut confirmée par les développements ultérieurs. La perspective du Comité international était fondée sur l’analyse des contradictions de la société soviétique et de la trajectoire contre-révolutionnaire du régime stalinien faite par Trotsky un demi-siècle plus tôt dans son ouvrage ‘‘La révolution trahie’’. En outre, la compréhension par le CIQI du processus post-soviétique de restauration capitaliste a été facilitée par le fait qu’il s’est déroulé selon les lignes anticipées par Trotsky.

La dissolution de l’Union soviétique n’a pas abouti, comme l’avait prédit Francis Fukuyama, à la «fin de l’histoire», que l’analyste de la Rand Corporation définissait comme «le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain» [3] Il est clair que Fukuyama n’avait pas prévu l’accession de Donald Trump à la présidence américaine.

En fait, ni dans la Russie post-soviétique ni dans les pays capitalistes avancés, l’évolution ne s’est conformée au schéma du sage du think tank de la Rand. En Russie, toutes les prédictions ensoleillées par lesquelles on a justifié la restauration du capitalisme ont été démenties par les événements. Au lieu de la prospérité, la vente des biens de l’État à d’ex-bureaucrates soviétiques et à d’autres éléments criminels a engendré une pauvreté de masse et des inégalités sociales stupéfiantes. Au lieu de favoriser l’épanouissement de la démocratie, le nouvel État russe a rapidement pris la forme d’un régime oligarchique. Et quant à l’affirmation que la Russie, une fois qu’elle aurait irrévocablement répudié son association historique avec la Révolution d’octobre, serait accueillie avec de tendres accolades par ses nouveaux «partenaires occidentaux» et qu’elle s’intégrerait pacifiquement à la confrérie des nations capitalistes, elle s’est avérée la plus farfelue et la plus irréaliste de toutes les prédictions.

Dans les grands pays impérialistes, les événements qui ont suivi l’éclatement de l’Union soviétique – la succession de crises économiques, géopolitiques et sociales qui ont caractérisé les trois dernières décennies – ont corroboré l’analyse marxiste des contradictions qui mènent le capitalisme, en tant que système mondial, à la destruction. Le document fondateur de la Quatrième Internationale, rédigé par Trotsky en 1938, définissait l’époque historique comme celle de «l’agonie du capitalisme» et décrivait ainsi la situation contemporaine à la veille de la Seconde Guerre mondiale:

Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle. Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, accablent les masses de privations et de souffrances toujours plus grandes. La croissance du chômage approfondit, à son tour, la crise financière de l'État et sape les systèmes monétaires ébranlés …

Sous la pression croissante du déclin capitaliste, les antagonismes impérialistes ont atteint la limite au-delà de laquelle les divers conflits et explosions sanglantes... doivent infailliblement se confondre en un incendie mondial. Bien entendu, la bourgeoisie se rend compte du danger mortel qu'une nouvelle guerre représente pour sa domination. Mais elle est actuellement infiniment moins capable de prévenir la guerre qu'à la veille de 1914. [4]

La situation mondiale actuelle présente plus qu’une ressemblance troublante avec celle décrite avec tant d’acuité par Trotsky il y a quatre-vingt-cinq ans. Sa compréhension de la situation mondiale découlait de son analyse de la source de la crise capitaliste: 1) le conflit entre la production sociale et la propriété privée des moyens de production et 2) l’incompatibilité du système capitaliste de l’État-nation avec le développement objectif de l’économie mondiale. Dans le cadre du capitalisme, la crise qui résulte de ces contradictions conduit aux deux catastrophes que sont la barbarie fasciste et la guerre mondiale.

Dans son analyse de la dynamique fatale du capitalisme mondial, Trotsky avait mis l’accent sur le rôle de l’impérialisme américain. En 1928, depuis la lointaine Alma Ata, en Asie centrale (où il avait été exilé par le régime stalinien), il écrivait:

En période de crise, l'hégémonie des États-Unis se fera sentir plus complètement, plus ouvertement, plus impitoyablement que durant la période de croissance. Les États-Unis liquideront et surmonteront leurs difficultés et leurs troubles, avant tout au détriment de l'Europe ; peu importe où cela se passera, en Asie, au Canada, en Amérique du Sud, en Australie ou en Europe même ; peu importe que ce soit par la voie ' pacifique ' ou par des moyens militaires. [5]

En 1934, Trotsky décrivit la trajectoire de l'impérialisme américain en termes encore plus précis:

Le capitalisme des Etats-Unis se heurte aux mêmes problèmes qui ont poussé l'Allemagne en 1914 sur le chemin de la guerre. Le monde est partagé ? Il faut refaire le partage. Pour l'Allemagne, il s'agit d'«organiser» l'Europe. Les Etats-Unis doivent «organiser» le monde. L'histoire est en train de confronter l'humanité à l'éruption volcanique de l'impérialisme américain.[6]

Trotsky se moquait du penchant des États-Unis à sanctifier leurs politiques prédatrices par des phrases humanitaires. Il a notamment décrit le président Woodrow Wilson, au lendemain de la Première Guerre mondiale, comme «un Philistin et un hypocrite», un «Tartuffe onctueux» qui «sillonne l’Europe exsangue en tant que représentant suprême de la morale, en tant que Messie du dollar américain. Wilson punit, pardonne et arrange le sort des peuples» [7]. Maintenant que le racisme virulent de Wilson est bien connu, la description par Trotsky du président américain autrefois vénéré, longtemps loué comme l’icône du libéralisme démocratique, est devenue le consensus de la communauté universitaire.

Mais aussi pertinente que soit sa dénonciation de l’hypocrisie de l’impérialisme américain, Trotsky n’a expliqué ni la politique de l’impérialisme américain ni d’ailleurs celle de son rival allemand sous Hitler, comme de simples perturbations criminelles d’un monde par ailleurs pacifique. Son réquisitoire contre la politique de ces pays et celle des autres puissances impérialistes avait un caractère historique plutôt que moraliste et philistin. La politique d’invasion, d’annexion et de conquête avait, et continue d’avoir, ses origines non pas dans la folie de dirigeants individuels, même dans le cas d’un psychopathe comme Hitler, mais dans l’impérieuse nécessité de surmonter les limites imposées par les frontières étatiques à l’accès aux ressources mondiales et au marché mondial. La montée incessante du militarisme impérialiste, menant inévitablement à une guerre mondiale, signifiait la faillite historique du système de l’État-nation. Comme le prévoyait Trotsky en 1934, dans un article publié à l’origine dans la revue américaine Foreign Affairs:

La lutte pour les marchés étrangers deviendra d’une âpreté sans précédent. Les pieuses idées sur les avantages de l’autarcie seront immédiatement mises de côté et les sages plans pour l’harmonie nationale jetés dans la corbeille à papier. Ceci vaut non seulement pour le capitalisme allemand, avec sa dynamique explosive, ou pour le capitalisme tard venu et cupide du Japon, mais aussi pour le capitalisme d’Amérique, lequel est encore puissant en dépit de ses contradictions nouvelles. [8].

Les contradictions discernées par Trotsky à la fin des années  1920 et dans les années  1930 sont désormais à un stade de développement beaucoup plus avancé, voire final. Après la dissolution de l’Union soviétique, la volonté d’«organiser le monde» dans l’intérêt d’une hégémonie mondiale des États-Unis a pris la forme d’un déchaînement planétaire. L’«éruption volcanique» de l’impérialisme américain, prédite par Trotsky il y a près de quatre-vingt-dix ans, est bien avancée.

Mais le volcan américain n'est pas le seul centre d'éruption militariste. Une augmentation massive des dépenses militaires est en cours à l'échelle internationale. Les dieux de la guerre ont à nouveau soif. Les deux principales puissances vaincues de la Seconde Guerre mondiale abandonnent leurs prétentions pacifistes hypocrites. Saisissant l'occasion de la guerre en Ukraine, le Bundestag allemand a approuvé le triplement du budget militaire du pays. Le Japon, qui est déjà la deuxième puissance militaire d'Asie, a annoncé une augmentation de 26,3 % de ses dépenses de 'défense'. Elles sont déterminées à ne pas être exclues de la distribution du butin qui résultera, au lendemain de la troisième guerre mondiale, d'un nouveau partage du monde, pour autant qu'il reste un monde à partager.

Le fait que le monde s'approche de l'abîme d'un cataclysme militaire mondial est aujourd'hui largement reconnu par les médias capitalistes. Après une année de propagande présentant sans relâche l'invasion russe de l'Ukraine comme une « guerre non provoquée », les commentateurs bourgeois placent désormais la guerre dans un contexte international plus réaliste. Le spécialiste de la politique étrangère du Financial Times, Gideon Rachman, a récemment relevé le « parallèle historique » entre la situation actuelle et « la montée des tensions internationales dans les années 1930 et 1940 ».

Le fait que le président chinois et le premier ministre japonais aient effectué des visites simultanées et concurrentes dans les capitales russe et ukrainienne souligne l’importance mondiale de la guerre en Ukraine. Le Japon et la Chine sont des rivaux féroces en Asie orientale. Ces deux pays comprennent que leur lutte sera profondément affectée par l’issue du conflit en Europe.

Ce combat de l’ombre entre la Chine et le Japon à propos de l’Ukraine s’inscrit dans une tendance plus large. Les rivalités stratégiques dans les régions euro-atlantique et inde-pacifique se chevauchent de plus en plus. Ce qui émerge ressemble de plus en plus à une lutte géopolitique unique [9].

Tout personnage historique est, bien entendu, un produit de son époque. Mais Trotsky est une figure historique dont l’influence active sur les événements contemporains s’est étendue bien au-delà de sa vie. Ses écrits sont étudiés non seulement pour l’éclairage qu’ils apportent sur les événements des quatre premières décennies du siècle dernier, mais aussi en tant qu’analyses essentielles pour comprendre et intervenir dans les événements actuels.

Dans une étude massive de 1.124  pages sur le trotskisme international, publiée en 1991 à la veille même de la dissolution de l’URSS, feu Robert J. Alexander, universitaire anti-marxiste et membre de longue date du Council on Foreign Relations, s’inquiétait de ce que la dissolution de l’URSS puisse conduire à la résurgence du trotskysme en tant que mouvement de masse. Il écrivait:

Depuis la fin des années  1980, les trotskystes n’ont jamais pris le pouvoir dans aucun pays. Bien que le trotskysme international ne bénéficie pas du soutien d’un régime bien établi, comme c’était le cas pour les héritiers du stalinisme, la persistance du mouvement dans une grande variété de pays, ainsi que l’instabilité de la vie politique de la plupart des nations du monde signifient que la possibilité qu’un parti trotskiste accède au pouvoir dans un avenir prévisible ne peut pas être totalement exclue [10].

Les élites dirigeantes ont pris au sérieux l’avertissement du professeur Alexander. Elles ont répondu au danger politique que représentait sur la gauche l’effondrement des régimes staliniens en commandant une série de pseudo-biographies calomnieuses de Trotsky. Mais les travaux des professeurs Ian Thatcher, Geoffrey Swain et Robert Service, malgré les premières critiques enthousiastes de la presse capitaliste, ont échoué lamentablement. Leurs mensonges ont été entièrement démasqués par le Comité international. La biographie écrite par le très renommé professeur Robert Service de l’Université d’Oxford est devenue une source d’embarras pour son éditeur, Harvard University Press, après que l’American Historical Review eut reconnu que ma critique de la biographie de Service, la qualifiant de «travail de plumitif» était «des termes forts mais justifiés» [11].

Il y a une explication matérialiste historique à la persistance et à la croissance du mouvement trotskyste international face aux persécutions incessantes, pendant des décennies, de la part d’innombrables ennemis. Les forces économiques et sociales objectives fondamentales qui ont déterminé le cours général des événements politiques du vivant de Trotsky, axées sur la lutte mondiale des classes entre la bourgeoisie et le prolétariat, n’ont pas été supprimées par l’histoire. La théorie de la révolution permanente de Trotsky reste le fondement historique et stratégique essentiel de la lutte menée par la classe ouvrière internationale contre le capitalisme. Il écrivait en 1930:

La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu'elle a créées tendent à sortir du cadre de l’État national. D'où les guerres impérialistes d'une part, et l'utopie des Etats-Unis bourgeois d'Europe d'autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l'arène internationale et s'achève sur l'arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme: elle ne s'achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. [12]

Loin d’être dépassée par les événements, la conception de Trotsky de la révolution socialiste en tant que processus interdépendant de la lutte des classes internationale a encore été renforcée par l’immense développement mondialement intégré des forces productives et par la vaste croissance de la classe ouvrière. Le mouvement de l’histoire se croise désormais de manière décisive avec la vision stratégique du grand théoricien et révolutionnaire marxiste.

La situation mondiale actuelle est une situation que Trotsky n’aurait aucun mal à reconnaître et à analyser. Nous vivons la phase finale de la même époque historique de guerre impérialiste et de révolution socialiste. Les problèmes historiques auxquels Trotsky dut faire face – en particulier durant les seize années écoulées entre l’attaque cérébrale incapacitante de Lénine et son retrait de l’activité politique en 1923 et son propre assassinat en 1940 – restent les questions politiques existentielles non résolues auxquelles la classe ouvrière est confrontée : la guerre impérialiste, l’effondrement de la démocratie et la résurgence du fascisme, l’inflation galopante, le chômage de masse, la pauvreté, la trahison des organisations syndicales de masse existantes et leur intégration aux structures de l’État capitaliste.

Membres de l’opposition de gauche en 1927. (Devant, de gauche à droite) Leonid Serebryakov, Karl Radek, Leon Trotsky, Mikhail Boguslavsky, Yevgeni Preobrazhensky; (derrière) Christian Rakovsky, Jacob Drobnis, Aleksander Beloborodov et Lev Sosnovski.

Cette année marque le centenaire de la fondation de l’Opposition de gauche en Union soviétique. La première critique publique de Trotsky, à l’automne  1923, du développement de la bureaucratisation tant dans l’État soviétique que dans le Parti communiste, marque le début de la lutte politique la plus importante du XXe  siècle. L’usurpation du pouvoir politique par la bureaucratie soviétique, dirigée par Staline, devait avoir des conséquences catastrophiques pour le sort de la classe ouvrière internationale et la lutte pour le socialisme. Le dogme stalinien du «socialisme dans un seul pays» fournit la justification politique de cette usurpation, qui se traduisit par la subordination de la classe ouvrière à la bureaucratie, la destruction de toutes les formes de démocratie ouvrière et finalement la liquidation physique des marxistes en URSS. Cette pseudo-théorie, dirigée avant tout contre la théorie de la révolution permanente de Trotsky, sanctionnait la répudiation de la perspective du socialisme international sur laquelle était fondée la Révolution d’octobre.

Un volume récemment publié, consacré à l’étude de la lutte de Trotsky contre le stalinisme, commence par cette affirmation: «Pendant la majeure partie des deux dernières décennies de sa vie, la question politique et théorique qui préoccupa Léon Trotsky plus que toute autre fut le problème de la bureaucratie soviétique» [13].

Cette affirmation est foncièrement incorrecte. Le problème de la bureaucratie soviétique était, pour Trotsky, entièrement secondaire par rapport à la question de l’internationalisme révolutionnaire. En fait, on ne pouvait comprendre la nature réelle de la bureaucratie stalinienne que dans le contexte du rapport de l’Union soviétique à la lutte des classes internationale et du destin du socialisme mondial. Comme tendance apparue au sein du Parti bolchevique – dans le contexte des défaites subies par la classe ouvrière en Europe centrale et occidentale au lendemain de la Révolution d’octobre – le stalinisme représentait une réaction nationaliste dirigée contre l’internationalisme marxiste. Comme l’écrivait Trotsky un an avant son assassinat, «On peut même dire que tout le
stalinisme, sur le plan théorique, se développa par la critique de la théorie de la révolution
permanente telle qu'elle a été formulée en 1905. » [14]

La lutte contre la dictature bureaucratique était inextricablement liée au programme de l’internationalisme socialiste. Le même principe stratégique s’applique à toutes les tâches politiques dans la situation mondiale actuelle. Il n’y a pas de solutions nationales aux grands problèmes de l’époque contemporaine.

La théorie de la révolution permanente de Trotsky fournit l’analyse de la dynamique objective de la lutte des classes internationale sur laquelle la stratégie de la révolution socialiste mondiale devait être fondée. Mais Trotsky a encore expliqué que la victoire du socialisme ne s’accomplirait pas à travers une élimination automatique des contradictions capitalistes. Ces contradictions ne faisaient que créer les conditions objectives et le potentiel de la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Mais la transformation de ce potentiel en une réalité dépendait des décisions et des actes conscients du parti révolutionnaire.

La déclaration de Trotsky, dans le document fondateur de 1938 de la Quatrième Internationale, selon laquelle «la crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire» résumait les principales leçons des quinze années précédentes de défaites subies par la classe ouvrière en raison de l’opportunisme et de la trahison des partis et des syndicats staliniens et sociaux-démocrates.

Des événements tels que la défaite de la grève générale en Grande-Bretagne en 1926, l’écrasement de la classe ouvrière de Shanghai par Chiang Kai-shek en 1927, la victoire des nazis en Allemagne en 1933, la démoralisation de la classe ouvrière française par la politique du Front populaire suite aux grèves de masse de 1936, la défaite de la révolution espagnole en 1939 et, enfin, le pacte de Staline avec Hitler et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ont provoqué le pessimisme et la désillusion quant aux perspectives du socialisme dans de larges pans de l’intelligentsia de gauche. Ces défaites ne prouvaient-elles pas, demandaient-ils, que la classe ouvrière était incapable de conquérir et de conserver le pouvoir?

Trotsky rejeta catégoriquement la démoralisation ayant engendré cette question. L’obstacle à la réalisation du socialisme n’était pas le caractère «non révolutionnaire» de la classe ouvrière, mais plutôt la pourriture des partis de masse existants. Mais cela soulevait une autre question: était-il possible de construire un parti dont les dirigeants se montreraient à la hauteur des exigences de la révolution? Ceux qui niaient cette possibilité étaient poussés aux conclusions politiques les plus pessimistes, à savoir que le programme de la révolution socialiste proposait une utopie irréalisable et que la situation de l’humanité était, par essence, sans espoir. «Tous nos adversaires n’expriment pas clairement cette idée», écrit Trotsky à l’automne  1939, «mais tous, ultra-gauches, centristes, anarchistes, sans parler même des staliniens et des sociaux-démocrates – se déchargent de la responsabilité de la défaite sur le dos du prolétariat. Aucun d’entre eux n’indique dans quelles conditions précisément le prolétariat s’avérera capable de réaliser la révolution socialiste» [15].

Trotsky avait identifié la source de la démoralisation politique des intellectuels de gauche. Le rejet du potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière fut la prémisse essentielle de l’anti-marxisme des universitaires de gauche petits-bourgeois au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dirigeant ses arguments contre la perspective historique de Trotsky (même si elle ne le reconnaissait pas ouvertement), l’École de Francfort chercha à déconnecter le marxisme de la classe ouvrière. Les postmodernistes déclarèrent la fin des «grands récits» qui expliquaient l’histoire comme un processus objectif régi par des lois et identifiaient la classe ouvrière comme la force révolutionnaire centrale de la société. Le résultat inévitable de la régression de la pensée sociale a été la répudiation totale du marxisme et de la révolution sociale basée sur la classe ouvrière. Comme l’ont déclaré sans détours deux représentants majeurs de cette régression, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, en 1985:

À ce stade, nous devons affirmer clairement que nous nous trouvons désormais sur un terrain post-marxiste. Il n'est plus possible de maintenir la conception de la subjectivité et des classes élaborée par le marxisme, ni sa vision du cours historique du développement capitaliste...[16].

Les théoriciens anti-marxistes ont été démentis par les événements. Seul le mouvement trotskyste a anticipé la recrudescence mondiale de la lutte des classes qui est en cours et s’y est préparé. S’appuyant sur la perspective de la révolution permanente, le Comité international avait déclaré en 1988:

Nous prévoyons que la prochaine étape des luttes prolétariennes se développera inexorablement, sous la pression combinée des tendances économiques objectives et de l’influence subjective des marxistes, le long d’une trajectoire internationale. Le prolétariat tendra de plus en plus à se définir en pratique comme une classe internationale; et les internationalistes marxistes, dont la politique est l’expression de cette tendance organique, cultiveront ce processus et lui donneront une forme consciente [17].

L'accélération de la crise capitaliste mondiale et de la lutte mondiale des classes créeront les conditions objectives de la révolution socialiste et du renversement du capitalisme. « Mais », comme en a averti Trotsky, « le grand problème historique ne sera en aucun cas résolu tant que le parti révolutionnaire ne se tiendra pas à la tête du prolétariat ».

La question des rythmes et des intervalles est d’une énorme importance, mais elle n'altère ni la perspective historique générale ni la direction de notre politique. La conclusion est simple: il faut faire le travail d'éduquer et d’organiser l'avant‑garde prolétarienne avec une énergie décuplée. C’est précisément en cela que réside la tâche de la IVe Internationale. [18].

Les expériences historiques du siècle dernier ont mis à l’épreuve tous les mouvements, partis et tendances politiques qui prétendaient mener la lutte contre le capitalisme. Mais les bouleversements du XXe  siècle ont dévoilé le rôle contre-révolutionnaire des staliniens, des sociaux-démocrates, des maoïstes, des nationalistes bourgeois, des anarchistes et des pablistes. Seule la Quatrième Internationale, dirigée par le Comité international, a résisté à l’épreuve de l’histoire. Le mouvement socialiste révolutionnaire international de la classe ouvrière sur tous les continents se développera sur les bases théoriques et politiques du trotskysme, le marxisme du XXIe  siècle.

* * * *

Ce volume est dédié à la mémoire de Wije Dias (27  août 1941 – 27  juillet 2022), membre éminent du Comité international de la Quatrième Internationale et secrétaire général de sa section sri-lankaise pendant trente-cinq ans. Le camarade Wije est mort en pleine lutte, défendant à un âge avancé, et avec une passion intacte, les idéaux de sa jeunesse. Son héritage – courage, engagement envers les principes trotskystes et dévouement au socialisme – constituera un exemple et une inspiration pour la classe ouvrière dans les grandes batailles de classe qui décideront du sort de l’humanité.

David North

Détroit

4 avril 2023

(Article paru d’abord en anglais le 4 avril 2023)

[1] Comité international de la Quatrième Internationale, What Is Happening in the USSR : Gorbatchev and the Crisis of Stalinism [Que se passe-t-il en Union soviétique?] (Detroit: Labor Publications, 1987), p. 12.

[2] David North, Perestroika Versus Socialism : Stalinism and the Restoration of Capitalism in the USSR [Perstroika contre socialisme: le stalinisme et la restauration du capitalisme en URSS](Detroit : Labor Publications, 1989), p. 49.

[3] Traduit de : The National Interest, 19 (été 1989), p. 3.

[4] L'agonie du capitalisme et les tâches de la Quatrième Internationale (Le Programme de transition), https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/trans/tran1.html

[5] L’Internationale communiste après Lénine, X. Critique du programme de l’Internationale communiste, I. Programme de la révolution Internationale ou socialisme dans un seul pays, 2. Les États-Unis et l'Europe: https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ical/ical212.html#S1

[6] La guerre et la Quatrième Internationale, 10 juin 1934, https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1934/06/34061000.htm

[7] Traduit de l’anglais dans “Order Out of Chaos,” https://www.marxists.org/archive/trotsky/1919/xx/order.html

[8] 'Nationalisme et vie économique', https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1933/11/nationalisme.htm

[9] Traduit de l’anglais dans « China, Japan and the Ukraine war », Financial Times, 27 mars 2023.

[10] Traduit de l’anglais dans : Robert J. Alexander, International Trotskyism 1929-1985 : A Documented Analysis of the Movement (Durham et Londres: Duke University Press, 1991) p. 32.

[11] Critique de Bertrand M. Patenaude dans : The American Historical Review, vol. 116, n° 3 (juin 2011), p. 902 ; également cité dans Défense de Léon Trotsky, David North (Books on Demand, GmbH, Paris 2012) pp. 209-214.

[12] Léon Trotsky, La révolution permanente, 10. Qu'est-ce que la révolution permanente? https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp10.html

[13] Thomas M. Twiss, Trotsky and the Problem of Soviet Bureaucracy [Trotsky et le problème de la bureaucratie soviétique] (Chicago : Haymarket Books, 2014), p. 1.

[14] Léon Trotsky, Trois conceptions de la révolution russe (1939), p.1. https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1939/08/trois.pdf

[15] Défense du marxisme, chapitre ‘‘L'URSS dans la guerre’’, section ‘Le prolétariat et sa direction’ : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/defmarx/dma3.htm

[16] Traduit de l’anglais dans : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hegemony & Socialist Strategy: Toward a Radical Democratic Politics (Londres et New York: Verso) p. 4.

[17] David North, Rapport au 13e Congrès national de la Workers League, Fourth International, juillet-décembre 1988, p. 39.

[18] Manifeste d’alarme de la Quatrième Internationale sur la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne (mai 1940). https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1940/05/lt19400523.htm

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