Perspectives

L’importance sociale, culturelle et historique de la grève des scénaristes de télévision et de cinéma aux États-Unis

Les scénaristes d'Hollywood en grève devant les studios Fox, Los Angeles, Californie, 2 mai 2023

La grève de 11.000 scénaristes de télévision et de cinéma américains, qui a débuté mardi, s’inscrit à la fois dans le cadre d’une recrudescence générale de la lutte des classes, d’une remise en cause de la mainmise des conglomérats sur la production cinématographique et télévisuelle, et d’une confrontation avec l’establishment du Parti démocrate qui domine Hollywood.

Les scénaristes américains font face à certains des conglomérats les plus grands et les plus impitoyables du monde, qui sont déterminés à supprimer des emplois et à réduire les coûts aux dépens des travailleurs de la télévision et du cinéma. Dans le cadre du système de profit, l’intelligence artificielle et d’autres technologies qui ont un vaste potentiel d’enrichissement de la vie, seront utilisées pour détruire le niveau et les conditions de vie des travailleurs.

C’est ce qui s’est déjà produit avec la diffusion en continu («streaming»). Le Writers Guild of America (WGA – Association des scénaristes américains) reconnaît que les entreprises «ont profité de la transition vers la diffusion en continu pour sous-payer les auteurs, créant ainsi des modèles plus précaires et moins bien rémunérés pour le travail des auteurs». Alors que les sociétés ont engrangé des milliards, la rémunération hebdomadaire médiane des scénaristes-producteurs a diminué de 23 pour cent au cours de la dernière décennie, en tenant compte de l’inflation.

Les scénaristes exigent une meilleure rémunération de la part des entreprises et de leurs dirigeants. Amazon (huitième au classement Fortune 500 en 2018) a réalisé en 2022 un chiffre d’affaires de 514 milliards de dollars, Disney (53e au classement Fortune 500 en 2022) a réalisé l’an dernier un chiffre d’affaires de 83 milliards de dollars, NBCUniversal de 39 milliards de dollars, Netflix de 32 milliards de dollars, et ainsi de suite.

Ces entreprises géantes sont elles-mêmes soumises à la pression incessante de Wall Street pour augmenter encore leurs marges de profit. Les banques et les investisseurs exigent notamment que les entreprises de médias trouvent un moyen d’accroître les bénéfices des services de diffusion en continu.

Le cabinet d’analyse de Wall Street MoffettNathanson a déclaré au début de l’année que «les investisseurs et les dirigeants ont accepté le fait que la diffusion en continu n’est, en fait, pas une bonne affaire – du moins par rapport à ce qui se faisait avant». Pour en faire une «bonne affaire», il faut accroître l’exploitation de tous les travailleurs concernés, y compris, en particulier, les scénaristes.

En d’autres termes, les scénaristes sont confrontés au fait qu’ils doivent faire face aux mêmes attaques impitoyables contre leurs emplois et leurs conditions de vie que toutes les sections de la classe ouvrière, aux États-Unis et dans le monde. La cupidité des dirigeants des médias, qui ne manque pas, est secondaire par rapport aux impératifs du système de profit capitaliste.

Les scénaristes ont une histoire combative. Il s'agit de leur septième grève, y compris la grève de 100 jours en 2007-2008, largement couverte par le WSWS. La plupart de ces grèves ont duré des mois.

Les revendications économiques des grévistes sont d’une importance capitale. Cependant, la lutte pour ces revendications soulève des questions sociales, politiques, culturelles et historiques plus profondes.

La production télévisuelle et cinématographique est économiquement et culturellement au cœur du capitalisme américain, ainsi que de son image et de sa réputation à l’étranger. La bataille entre les scénaristes et les entreprises de divertissement est aussi une lutte pour le contenu de la vie culturelle. Des personnalités telles que la famille Murdoch de la Fox – que les scénaristes ont dépeinte de manière cinglante dans la série Succession – et leurs homologues dans l’ensemble de l’industrie exercent un contrôle strict sur ce que voit la population américaine et mondiale sur les écrans de télévision et de cinéma.

Le conflit actuel s'inscrit dans le cadre d'une guerre permanente entre les scénaristes et les studios et réseaux, qui dure depuis près d'un siècle. La Screen Writers Guild (ancêtre de la Writers Guild of America West and East) fut fondée en 1933 en réponse aux actions impitoyables des studios hollywoodiens, notamment la réduction de 50 pour cent des salaires qu'ils ont imposée en mars de cette année-là.

Les dirigeants des studios s’opposaient farouchement à la syndicalisation des scénaristes, notamment parce qu’ils la considéraient comme une ingérence intolérable dans leur droit de dicter le contenu des films. Pendant la «peur rouge», à la fin des années 1940 et au début des années 1950, les scénaristes ont été la cible privilégiée de la chasse aux sorcières anticommuniste.

L’establishment politique américain était particulièrement sensible aux films à caractère social produits à partir de la fin des années 1930. La Screen Writers Guild a été visée à partir de 1940 par le comité parlementaire établi pour traquer les personnes suspectes de sympathies communistes, la House Un-American Activities Committee (HUAC). La HUAC a tenu deux séries de séances, en 1947 et en 1951-1953, qui ont abouti à l’inscription de centaines de personnes sur la liste noire et à la lâche capitulation d’autres. En 1952, la Screen Writers Guild – dont les fondateurs comprenaient trois futurs membres des Dix d’Hollywood qui allaient se retrouver sur la liste noire – a autorisé les studios de cinéma à «omettre à l’écran» les noms de tous les individus qui n’avaient pas réussi à «se disculper» devant le Congrès.

Un conflit entre les scénaristes et les entreprises contient toujours les éléments d’une lutte pour la liberté artistique contre la domination de la grande entreprise et pour la critique sociale contre le conformisme, le nationalisme et le militarisme.

Les grandes sociétés hollywoodiennes sont de plus en plus intégrées à l'État, au Pentagone et à la CIA. Un documentaire récent, «Les théâtres de la guerre: comment le Pentagone et la CIA se sont emparés d'Hollywood» (Theaters of War: How the Pentagon and the CIA took Hollywood), a montré comment les agences militaires et de renseignement ont exercé un contrôle direct sur le contenu de plus de 2.500 productions cinématographiques et télévisuelles au cours des deux dernières décennies.

L’actuelle campagne de guerre du gouvernement Biden contre la Russie et la Chine exige que l’ensemble de l’industrie du divertissement soit encore plus étroitement liée aux besoins de l’impérialisme. La censure des livres et des idées déferle déjà sur les États-Unis. Elle ne peut être séparée de l’assaut plus large contre les droits démocratiques. Julian Assange est toujours en prison pour avoir révélé la vérité sur les crimes de guerre américains, un sort – si la classe dirigeante a le dernier mot – qui sera réservé à tous ceux qui exposent la réalité de la vie sociale et politique.

Il y a aujourd’hui une écriture télévisuelle et cinématographique sérieuse. La terrible décadence et la quasi-désintégration de la société américaine, qui se traduisent quotidiennement par des fusillades de masse et d’autres atrocités antisociales, laissent leur marque sur les auteurs les plus perspicaces. Mais les exigences du profit et les besoins idéologiques des entreprises prédominent. Si la liberté artistique existait vraiment, quelles histoires les scénaristes raconteraient-ils? Quelles sortes de drames tireraient-ils de leur propre situation? À quels conflits et quelles contradictions seraient-ils confrontés dans le traitement de la grève actuelle?

La classe dirigeante s’est engagée depuis plusieurs décennies dans une campagne pour délégitimer toute forme de pensée authentiquement de gauche, pour exclure entièrement tout récit qui va au-delà d’un libéralisme tiède. Le discours empoisonné du parti démocrate et de la pseudo-gauche, selon lequel la race et le sexe sont tout ce qui compte en Amérique, est promu sans relâche. Un régime d’autocensure est imposé, les scénaristes étant généralement réduits à glisser dans leurs textes même une critique voilée du capitalisme.

Rupert Murdoch n’a pas eu tort, lors de la grève de 2007-2008, de considérer le conflit comme une menace sérieuse pour ses intérêts commerciaux et sociaux. Murdoch s’est plaint que si la grève s’était d’abord concentrée sur la question de l’Internet, «elle s’est déplacée. Et maintenant, la rhétorique est, vous savez, les grosses entreprises, et nous, pauvres scénaristes, comme si… ils voulaient vraiment passer à une sorte de système socialiste et faire tomber les entreprises».

Pour obtenir gain de cause dans cette grève, les scénaristes doivent prendre les choses en main, en unissant leur lutte à celle d’autres sections de la classe ouvrière, dans l’industrie du divertissement et au-delà. Cela passe par la mise en place de comités de base, indépendants de l’appareil syndical, qui est lié au parti démocrate et donc à la classe dirigeante. Lors d’un rassemblement mercredi, des dirigeants de la WGA ont déclaré que «la Maison-Blanche est derrière nous». C’est un mensonge qui va miner la lutte des travailleurs en grève contre les entreprises géantes et les représentants politiques de la classe dirigeante qui les soutiennent.

Avant tout, il est nécessaire de lier la grève et les conditions auxquelles les scénaristes font face aux luttes de l’ensemble de la classe ouvrière, qui se déroulent dans le monde entier. La France est entrée dans une crise révolutionnaire, la majorité de la population étant en faveur d’une grève générale pour faire tomber le gouvernement détesté de Macron. Des grèves importantes se déroulent dans plusieurs pays: le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Sri Lanka et le Canada.

Aux États-Unis, des grèves importantes ont eu lieu cette année parmi les travailleurs du secteur universitaire, ce qui n'est que l'expression initiale d'une explosion sociale. Rien qu'en Californie, les luttes des éducateurs, des débardeurs et des travailleurs en logistique se développent.

Il faut une étude sérieuse de l’histoire et de la politique et, sur cette base, une orientation vers le développement d’un mouvement socialiste dans la classe ouvrière, pour que les scénaristes comprennent à la fois leur propre lutte et la société, ce qui est indispensable pour la création d’un art d’une valeur authentique et durable.

(Article paru en anglais le 5 mai 2023)

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