Le Kremlin modifie la loi sur la conscription afin d'augmenter ses effectifs militaires sans mobilisation générale

Fin juillet, le président russe Vladimir Poutine a promulgué une loi modifiant l’âge de la conscription pour les hommes russes. Auparavant, les personnes âgées de 18 à 27 ans étaient soumises au service militaire obligatoire. Désormais, à partir de 2024, ce seront celles âgées de 21 à 30 ans. La nouvelle législation interdit également aux conscrits ayant reçu un avis de conscription de quitter le pays.

Le président russe Vladimir Poutine, au centre, l’amiral Nikolai Yevmenov, commandant en chef de la marine russe, à gauche, et le ministre russe de la Défense Sergei Shoigu, à droite, arrivent à la forteresse Pierre et Paul pour assister à la parade du Jour de la marine à Saint-Pétersbourg, Russie, dimanche 30 juillet 2023. [AP Photo/Alexander Kazakov, Sputnik, Kremlin Pool Photo]

Cette mesure est un moyen d’accroître la réserve sans procéder à une mobilisation générale. Elle était réclamée depuis longtemps par les sections ultra-nationalistes de la classe dirigeante et de l’appareil d’État qui attaquent régulièrement le régime de Poutine pour ne pas avoir mené la guerre contre les forces mandataires de l’OTAN en Ukraine avec suffisamment de cohérence et de rigueur.

Bien que la tranche d’âge nominale pour le service militaire reste inchangée (neuf ans), les modifications introduites entraîneront un élargissement significatif du pool de réservistes à partir duquel le gouvernement peut recruter. La législation russe permet aux travailleurs employés dans des entreprises considérées comme stratégiquement importantes, ainsi qu’aux étudiants, d’être exemptés. En Russie, les étudiants ont en moyenne entre 17 et 22 ans. L’écrasante majorité des jeunes Russes reçoivent un enseignement secondaire supérieur. Parmi les jeunes âgés de 18 à 22 ans, une grande partie a donc déjà demandé à être exemptée. Avec l’augmentation de l’âge de la conscription pour ceux âgés de 21 à 30 ans, beaucoup moins de jeunes hommes pourront éviter la conscription en tant qu’étudiants.

Rostislav Ishchenko, politologue russe, a expliqué que la modification de l’âge de la conscription étaient liée à la nécessité d’élargir l’armée russe à la lumière des menaces posées par des développements tels que l’expansion de l’OTAN vers la Finlande. Avec environ 200.000 conscrits par an, l’armée russe serait en mesure de créer une réserve d’environ 1 million d’hommes. «Le relèvement de l’âge de la conscription», a-t-il déclaré, «permet de reconstituer les forces armées d’une manière discrète».

L’armée russe s’appuie sur un mélange de militaires sous contrat et de conscrits. En septembre dernier, suite à la débâcle de l’armée russe dans la région de Kharkiv, le président Vladimir Poutine a introduit une mobilisation partielle de 300.000 hommes. Les mobilisés ont été recrutés parmi les réservistes, c’est-à-dire des militaires actifs ou anciens.

La grande majorité des soldats russes sont issus de la classe ouvrière. Même avant la guerre, le service militaire obligatoire était largement considéré comme extrêmement nocif pour la santé physique et mentale des jeunes hommes, l’armée russe ayant un bilan sordide d’abus graves. Les familles qui en ont les moyens – celles des couches privilégiées des classes moyennes ou supérieures – ont pour tradition d’acheter pour leurs fils l’exemption du service militaire.

Démonstration brutale de la dynamique de classe déclenchée par la guerre, les couches aisées de la classe moyenne ont réagi à la guerre et en particulier à l’ordre de mobilisation partielle de septembre en quittant massivement le pays pour éviter d’être enrôlés. On estime qu’entre 900.000 et 1 million de personnes ont quitté le pays depuis février 2022, la grande majorité ayant un niveau d’éducation élevé, des ressources financières importantes et des relations à l’étranger.

La nouvelle législation sur la conscription intervient alors que la contre-offensive ukrainienne entre dans son deuxième mois. Jusqu’à présent, c’est avant tout une débâcle sanglante pour l’Ukraine qui perd chaque jour un millier de soldats. Mais les pertes russes dans cette guerre, sans aucun doute inférieures à celles de l’Ukraine – qui pourraient largement dépasser à présent les 200.000 morts – sont également significatives et il y a des signes que l’armée russe souffre d’une importante pénurie de personnel.

S’adressant au WSWS sous couvert d'anonymat, un ancien soldat russe a déclaré qu'il y avait des «morts en masse» sur le front, même parmi les éléments les plus expérimentés de l'armée. Il l’explique ainsi:

Il y a plusieurs raisons à cela. Les hauts responsables traitent les soldats avec mépris et les considèrent comme une simple ressource. La conduite de la guerre est souvent incompétente et il y a pénurie de nourriture et d’équipements militaires. La guerre a déjà provoqué une grave pénurie de personnel. C’est pourquoi les officiers font souvent de l’agitation parmi les conscrits pour les convaincre de s’engager sous contrat. Les officiers s’entretiennent avec chaque soldat et utilisent diverses méthodes de manipulation, d’agitation, ainsi que des brochures et de la propagande pour convaincre les soldats de signer. Dans certains cas, ils exercent des pressions psychologiques ou des mesures punitives. De nombreux ex-engagés reprennent également du service dans l’armée: leurs contrats sont prolongés pour une durée indéterminée.

Cet ancien conscrit a de plus constaté que les divisions de classe de la société russe se reflètent fortement dans l’armée. Il déclare:

La plupart des appelés russes – à l’exception de ceux qui servent en République tchétchène – reçoivent un salaire mensuel de seulement 2.319 roubles (moins de 26 dollars – 23 euros), juste assez pour acheter quelques canettes d’energy drinks et quelques paquets de cigarettes. Les militaires sous contrat sont payés de 20 à 30.000 roubles (entre 221 et 331 dollars – 202 à 302 euros). Avec un rang plus élevé et un certificat de sécurité, le salaire peut être majoré d’un certain pourcentage. Les vétérans des opérations de combat bénéficient également d’un certain pourcentage supplémentaire. Au total, le salaire moyen des engagés expérimentés atteint un maximum de 60.000 à 70.000 roubles (663 à 774 dollars – 605 à 705 euros). Les sergents, sous-officiers et officiers subalternes vivent dans les mêmes conditions de pauvreté que la classe ouvrière russe. Cela vaut même pour ceux ayant des avantages sociaux suite à des opérations de combat. Les subalternes ont un salaire légèrement supérieur à la moyenne. Le salaire des grades supérieurs les mettra au niveau des couches de la petite et moyenne bourgeoisie.

Une des principales raisons pourquoi le Kremlin cherche à éviter une mobilisation générale est sans aucun doute la crainte de déclencher des troubles à grande échelle dans la classe ouvrière. Déchiré par les luttes intestines et les crises, le régime de Poutine tente également d’éviter une nouvelle escalade de la guerre, entreprise de plus en plus éperdue et vouée à l’échec vu les incessantes provocations de l’OTAN et du régime de Kiev, y compris des frappes régulières de drones sur la capitale russe.

En vertu de ses origines historiques et de sa position sociale, l’oligarchie russe est organiquement incapable de mener une politique cohérente, et encore moins progressiste, face à l’assaut de l’impérialisme et craint plus que tout un mouvement de la classe ouvrière. Tout au long cette guerre conduite de façon erratique par le régime Poutine il n’y eut que deux éléments cohérents. D’abord, la promotion du nationalisme russe dans le but de diviser et d’embrouiller la classe ouvrière et pour empêcher un mouvement unifié contre la guerre et le capitalisme en général.

Ensuite, l’espoir illusoire qu’à un moment donné, les puissances impérialistes «reviendraient à la raison» et entameraient des négociations avec les oligarques. Mais la réalité est que du point de vue des puissances impérialistes, la guerre menée contre la Russie en Ukraine n’est que la première étape d’un nouveau partage impérialiste du monde.

La guerre en Ukraine a fait exploser toute la justification de la restauration du capitalisme par la bureaucratie stalinienne entre 1985 et 1991. À l’époque, les bureaucrates soviétiques, qui après la révolution de 1917 avaient usurpé le pouvoir politique de la classe ouvrière et dans les années 1930 assassiné leurs opposants révolutionnaires, proclamaient que l’impérialisme n’était rien qu’un «mythe», une invention du marxisme. Les 30 années qui ont suivi cette restauration ont prouvé qu’il s’agissait là d’un mensonge délirant.

La destruction de l’Union soviétique et la restauration du capitalisme, menées par les anciens bureaucrates devenus oligarques main dans la main avec les puissances impérialistes, n’ont pas seulement ouvert toute la région au pillage criminel des oligarques. Elle a également marqué le début d’une série d’interventions et de provocations impérialistes de plus en plus agressives qui ont abouti au déclenchement de la catastrophique guerre d’Ukraine avec ses centaines de milliers de morts et ses millions de mutilés et de blessés. Cette guerre fratricide est en fin de compte le résultat de ce processus de réaction historique. Elle ne peut être arrêtée que sur la base d’une unification de la classe ouvrière russe, ukrainienne et internationale.

(Article paru d’abord en anglais le 12 août 2023)

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