Le 11 septembre a marqué les 50 ans du coup d’État militaire soutenu par les États-Unis au Chili, qui a porté au pouvoir le dictateur brutal Augusto Pinochet (1915-2006). Ce coup d’État a conduit à une répression massive, à la torture et à la mort, et à la transformation du pays en une expérience économique de «libre marché» à la Milton Friedman, désastreuse pour la classe ouvrière. La terreur fasciste au Chili a duré deux longues décennies. Des milliers d’opposants politiques ont été tués ou ont «disparu» sous le régime de Pinochet, et environ 30.000 ont été torturés, selon les chiffres officiels. Le coup d’État au Chili a également eu de profondes conséquences pour l’ensemble de l’Amérique latine.
Le réalisateur chilien Pablo Larraín (Tony Manero, 2009 ; Post Mortem, 2012 ; et No, 2013, nominé aux Oscars, – une trilogie de films traitant de l’ère post-Pinochet) a réalisé un film d’horreur et de satire, Le Comte (El Conde), qui a été primé, dans lequel Pinochet est imaginé comme un vampire de 250 ans. Il s’agit d’un film complexe, sombre et dérangeant sur le fascisme, la corruption bourgeoise et la contre-révolution. Le film est actuellement disponible sur Netflix.
Scénarisé par Larraín et son complice de longue date Guillermo Calderón, le film s’ouvre sur la Révolution française. Claude Pinoche (Clemente Rodríguez) est un vampire et un officier français dans l’armée de Louis XVI. Il assiste à la révolution et à la décapitation de Marie-Antoinette, dont il lèche le sang sur la lame de la guillotine. Pinoche annonce sa détermination à lutter désormais «contre toutes les révolutions au nom de son roi», comme en «Haïti, en Russie et en Algérie». Il s’enfuit avec la tête de Marie-Antoinette et part pour l’Amérique du Sud. Là, il trouve le goût du sang ouvrier désagréablement «âcre» qui dégage un «bouquet plébéien».
Pinoche se retrouve au Chili en 1935, où il rejoint l’armée chilienne sous le nom d’Augusto Pinochet, puis dirige le renversement du gouvernement de front populaire de Salvador Allende, sauvant ainsi le pays, selon lui, d’une «infestation bolchevique». La narratrice affirme: «Général brillant, il s’est transformé en millionnaire invincible en tuant des centaines de révolutionnaires de ses propres mains». Pinochet lui-même explique: «J’ai tué des centaines de rouges, écrasé [...] les syndicats et le marxiste-léniniste Allende.»
Le dictateur-vampire (Jaime Vadell, devenu un vieil homme vampire) se vante d’être «devenu une vedette dans le monde entier parce que j’ai vaincu le communisme»
Son serviteur dépravé Fyodor (Alfredo Castro) est un Russe blanc, un «cosaque forgé à partir de vodka et d’acier». Pinochet, explique la narratrice, «a remercié Fyodor d’avoir tué de nombreux bolcheviks en lui donnant la vie éternelle». «Pour l’armée chilienne, dit Pinochet, la torture est de la plus haute importance. (Au moment de sa mort, Pinochet faisait l’objet de quelque 300 plaintes pénales liées aux meurtres, tortures et enlèvements perpétrés par son régime. La «Caravane de la mort», l’«Opération Colombo» et l’«Opération Condor» sont quelques-unes des campagnes de répression meurtrières qui lui sont reprochées).
«Tous les généraux ont le droit de garder leur butin», se vante Pinochet. Ses enfants adultes, misérables et cupides, viennent dans la ferme désolée de Patagonie, dans le sud du pays, et engagent une religieuse (Paula Luchsinger), exorciste déguisée en comptable, pour retrouver les biens mal acquis de leur père. L’épouse de Pinochet, Lucía (Gloria Münchmeyer), participe avec enthousiasme aux crimes de son mari (comme elle l’a fait dans la vraie vie), détournant des sommes énormes, blanchissant de l’argent et s’emparant illégalement de biens publics et privés pour les revendre à son propre avantage. En fait, Pinochet et sa famille ont fait l’objet d’enquêtes criminelles concernant le détournement de dizaines de millions de dollars de fonds publics qui ont été transférés hors du pays sur des comptes secrets à la Riggs Bank à Washington DC, ainsi que dans d’autres institutions financières à l’étranger.
Larraín a déclaré à un interviewer que pour éviter les complications juridiques, «toutes les informations» contenues dans Le Comte sur le pillage commis par la famille Pinochet sont réelles: «Au sujet des propriétés, des montants, des dates, de la façon dont ils déplacent l’argent. En gros, ils opéraient comme un cartel de blanchiment d’argent. Le fait qu’ils aient retiré de l’argent des comptes de réserve de l’armée au fil des ans est réel, et cela fait partie du rapport qui les a condamnés par la plus haute Cour suprême du Chili. C’est une vérité officielle.»
La narratrice du film, snob et huppée, n’est autre que l’ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher (Stella Gonet). Selon l’histoire surréaliste du film, Thatcher est tombée enceinte de Pinochet après avoir été violée et mordue par un vampire trafiquant d’esclaves au milieu du XVIIIe siècle. Elle a laissé l’enfant dans un panier à l’extérieur d’un orphelinat parisien et a traversé la Manche pour rejoindre la Grande-Bretagne et devenir, bien des années plus tard, la Dame de fer première ministre. Pinochet et Thatcher se rajeunissent par des moyens vampiriques. (Alors qu’il est assigné à résidence en Grande-Bretagne en 1999, Pinochet reçoit un whisky single malt de Thatcher, qui n’est plus première ministre. «Le scotch est une institution britannique qui ne vous laissera jamais tomber», peut-on lire sur la note d’accompagnement. Thatcher et George H. W. Bush ont fait campagne avec succès pour la libération de Pinochet.)
Le Comte est un film acerbe et furieux. Le directeur de la photographie Edward Lachman crée des images sinistres en noir et blanc qui rappellent les classiques du réalisateur danois Carl Theodor Dreyer, Vampyr (1932) et La passion de Jeanne d’Arc (1928), entre autres. L’aspect artistiquement sinistre est renforcé par la musique dérangeante de Juan Pablo Ávalo et Marisol García, ainsi que par les décors austères d’Oscar Rios Quiroz. Les performances donnent froid dans le dos ; les acteurs sont désireux d’établir un parallèle entre le surnaturel macabre et la brutalité fasciste.
Dans une interview accordée au Hollywood Reporter, le réalisateur Larraín s’étend sur le thème du vampire: «La chaîne de pensée impliquait le fait que Pinochet est mort en toute liberté, dans l’impunité la plus vile et la plus absurde. Et cette impunité l’a rendu éternel d’une certaine manière – nous nous sentons encore brisés par sa figure, parce qu’il n’est pas vraiment mort dans notre culture.»
Il poursuit: «Le fascisme ... est une forme de politique que l’on retrouve dans de nombreux pays du monde aujourd’hui. C’est quelque chose qui respire et qui représente un réel danger. Je n’ai pas l’intention de donner des leçons, mais c’est un cri sur l’écran et j’espère qu’il laissera une petite trace».
Dans une autre interview, Larraín explique qu’une «version réaliste [de Pinochet] pourrait déclencher de l’empathie, ce qui est très dangereux», et qu’il a donc opté pour une satire, dans la tradition du Dr Folamour de Stanley Kubrick.
«Je pense que chaque film est politique», explique le cinéaste à Vulture. «Certains films sont plus ouvertement et directement politiques, mais une fois que vous décrivez une réalité, n’importe quelle forme de société qui est exposée, il y aura probablement une perception de la politique. Dans le cas présent, il s’agit probablement de la façon dont les structures du pouvoir sont connectées. Il existe un lien étroit entre la fin de la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et la renaissance du socialisme dans différents pays. Le Viêt Nam en fait partie».
Il poursuit: «Et puis Nixon et Kissinger ont organisé le coup d’État avec l’extrême droite chilienne. Le coup d’État a eu lieu il y a 50 ans. Pinochet arrive au pouvoir et devient un symbole, protégé par les services de renseignement américains». Larraín se demande «si, aux États-Unis, les gens comprennent vraiment comment les États-Unis ont eu une telle influence sur l’arrivée au pouvoir de Pinochet. Comprenez-vous comment la CIA, par l’intermédiaire de Kissinger, sous Nixon, a ordonné de déstabiliser notre pays ? De nouveaux documents sont publiés chaque semaine. Ils ont rencontré de riches hommes d’affaires et des propriétaires de médias. Ils l’ont cofinancé et ont contribué à le mettre au pouvoir».
Pinochet est mort libéré et millionnaire, affirme Larraín, «et cela a brisé notre société pour toujours. [...] Pinochet a introduit ce capitalisme sauvage, sans règles. Aujourd’hui, le Chili est l’un des pays où l’écart entre les riches et les pauvres est le plus grand. Soixante-dix pour cent des habitants de mon pays gagnent moins de 800 dollars par mois. Et le 1% le plus riche détient la moitié des richesses».
Au cours des 13 premières années de la dictature de Pinochet, les 10 % les plus pauvres de la société chilienne ont vu leur consommation globale réduite de 30 %. En 1988, le salaire réel d’un travailleur moyen était inférieur de 25 % à ce qu’il était en 1970.
La capacité de Pinochet à échapper aux poursuites jusqu’à sa mort à l’âge avancé de 91 ans – plus de 16 ans après avoir cédé le pouvoir – témoigne du fait que les horreurs que son régime a déclenchées contre les travailleurs du Chili ont été commises pour défendre les intérêts de l’élite dirigeante, tant dans ce pays qu’à l’échelle internationale, qui a continué à le protéger.
Larraín a le mérite d’associer les activités de Pinochet à la contre-révolution «blanche» en France, en Russie et ailleurs. Bien entendu, aucun des interviewers ne l’interroge à ce sujet et aucun des critiques ne commente les références aux bolcheviks, à ses «meurtres de rouges», etc. C’est un sujet trop explosif.
(Article paru en anglais le 10 octobre 2023)