«On est à un point tournant. C’est le temps de changer les choses.»

Débrayages de centaines de milliers de travailleurs du secteur public au Québec pendant que le gouvernement de la CAQ maintient sa demande de baisses des salaires réels

Des centaines de milliers de travailleurs québécois des secteurs public et parapublic – y compris les enseignants et le personnel de soutien des écoles, les aides-soignants, le personnel de cuisine et les techniciens médicaux des hôpitaux, ainsi que le personnel des cégeps – ont débrayé pendant une partie de la journée de lundi.

Ils protestaient contre les exigences du gouvernement de droite de la Coalition Avenir Québec (CAQ), qui réclame des réductions des salaires réels et des pensions, ainsi que des charges de travail encore plus lourdes.

Bien que les conventions collectives des travailleurs soient expirées depuis plus de sept mois, la grève de lundi était la première sanctionnée par le Front commun intersyndical. Formé par la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) et l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), le Front commun représente 420.000 des 625.000 travailleurs du secteur public québécois actuellement sans contrat de travail.

Des travailleurs du CHUM en grève au centre-ville de Montréal

Les travailleurs ont répondu avec enthousiasme à l’appel à la grève de lundi, en dressant des piquets de grève sur des centaines de lieux de travail à travers le Québec. Mais pour de nombreux travailleurs, le débrayage s’est terminé presque aussitôt qu’il a commencé, car les syndicats, conformément à leur fausse stratégie «d’escalade» de la grève, ont limité le débrayage à une partie seulement de la journée de travail, généralement quelques heures seulement. Par exemple, la CSQ, le plus grand syndicat de l’éducation, a autorisé des débrayages entre minuit et 10h30, ce qui signifie que les enseignants, les aides-enseignants et le personnel de soutien scolaire n’ont fait grève que pendant deux heures et demie.

Les appareils syndicaux pro-capitalistes sont parfaitement conscients que la colère gronde parmi les travailleurs qu’ils prétendent représenter. La pandémie a exacerbé les pénuries de personnel et d’équipement dans les systèmes de santé et d’éducation, causées par des décennies de budgets d’austérité. Entre-temps, les revenus des travailleurs, soumis depuis longtemps aux restrictions salariales, ont été davantage comprimés par les récentes flambées de l’inflation et des taux d’intérêt.

L’objectif primordial de la bureaucratie syndicale est d’empêcher une éruption de la lutte des classes: un affrontement direct avec le gouvernement de la CAQ qui pourrait servir de catalyseur à un soulèvement plus large de la classe ouvrière au Québec et dans tout le Canada contre le programme d’austérité et de guerre de la classe dirigeante.

Les syndicats ont donc laissé le gouvernement faire traîner les négociations, n’autorisent qu’à contrecœur toute mesure de lutte militante et colportent le mensonge selon lequel une lutte circonscrite à la négociation collective peut faire pression sur le premier ministre du Québec, François Legault, et son gouvernement de la CAQ pour qu’ils «entendent raison».

Le gouvernement, quant à lui, se prépare à une épreuve de force avec les travailleurs du secteur public. Il exige des syndicats qu’ils fassent des concessions majeures sur les règles de travail et, dans le secteur de la santé, sur le paiement des heures supplémentaires, avant d’envisager toute modification de sa dernière offre salariale provocatrice – une «augmentation» de 10,3 pour cent étalée sur cinq ans. En outre, avec leur rhétorique de plus en plus acerbe sur les grèves qui «perturbent» les services publics et «prennent les écoliers en otage», Legault, la présidente du Conseil du Trésor Sonia LeBel et le ministre de la Santé Christian Dubé préparent le terrain politique pour une «loi spéciale» visant à briser les grèves.

Les syndicats ont annoncé d’autres actions dans les jours à venir. Mais comme l’a prévenu le Parti de l’égalité socialiste (Canada) dans une déclaration distribuée aux grévistes lundi, si les travailleurs ne prennent pas la lutte en main, les bureaucrates syndicaux la mèneront à sa perte. La déclaration exhorte les travailleurs à constituer des comités de base, indépendants des appareils syndicaux corporatistes, afin de rallier le soutien des travailleurs du Québec et du Canada pour faire échouer une loi anti-grève et mobiliser la classe ouvrière dans une contre-offensive industrielle et politique contre l’austérité et le gouvernement Legault.

Le principal syndicat d’infirmières de la province, la FIQ (Fédération interprofessionnelle de la santé), qui cherche à conclure un accord séparé avec le gouvernement sur la base de l’affirmation réactionnaire selon laquelle les infirmières sont un «cas spécial», a appelé à une grève de deux jours pour mercredi et jeudi de cette semaine. Cependant, peu d’infirmières débrayeront, car cela serait illégal en vertu de la Loi sur les services essentiels, une loi anti-travailleurs de la province. Les dispositions de cette loi sont si restrictives que, lors de précédents débrayages, un plus grand nombre d’infirmières avaient été obligées de travailler que d’habitude !

La Fédération autonome de l’enseignement (FAE), qui représente 65.000 enseignants du primaire et du secondaire, dont la majorité à Montréal et à Québec, menace de déclencher une «grève illimitée» à compter du 23 novembre si le gouvernement ne présente pas une «offre satisfaisante». Comme la FIQ, la FAE a boycotté les manifestations et les grèves organisées par le Front commun. Elle se dit plus «militante», mais sa stratégie sectorielle démontre de façon concluante qu’elle est tout aussi opposée que les autres bureaucraties syndicales à tout effort de mobilisation de la classe ouvrière contre le gouvernement Legault.

Selon le président de la CSQ, Éric Gingras, la grève de lundi a été organisée pour déranger «le moins possible». Cette attitude lâche face aux attaques du gouvernement de la CAQ est en contradiction flagrante avec la combativité des travailleurs de la base que les journalistes du World Socialist Web Site ont rencontrés sur les lignes de piquetage.

La CSQ avait demandé à ses membres du secteur de l’éducation de manifester devant leurs écoles jusqu’à 10h30, puis de retourner au travail. Mais le WSWS a rencontré des travailleurs d’une école située dans un quartier périphérique de la banlieue sud de Montréal qui avaient défié les instructions du syndicat et déplacé leur piquet de grève sur une artère très fréquentée. Ici, le soutien aux grévistes était évident, puisque des centaines de voitures ont klaxonné pour exprimer leur solidarité.

Claudia, enseignante depuis 11 ans, a expliqué les raisons de sa grève: «Je suis en colère. Les offres de 10,3% sur 5 ans sont absurdes, c’est un appauvrissement. On fait rire de nous. Au niveau de la retraite, c’est atroce ce que le gouvernement offre: 35 ans de services, 50% du salaire. On va vivre dans les rues, dans des boîtes de carton nous aussi bientôt.»

«Actuellement, il faudrait que je sois enseignante, psychologue, psychoéducatrice, maman, une infirmière. Moi-même ça me met en détresse. Je vois plein d’enseignants qui sont au bout du rouleau. Mes compétences ont des limites. Je suis en train de mourir à petit feu; je me demande si je vais capable de me rendre au bout.»

Un autre enseignant a expliqué qu’en plus de ses tâches d’enseignement et de planification, il devait mettre en œuvre plus de 200 mesures d’aide aux étudiants pour ses 26 élèves. «Quand suis-je censé faire ça, moi ?»

Antony, un travailleur du CHUM à Montréal, s’adressant à un journaliste du WSWS

C’est la même chose dans le secteur de la santé. Antony, employé au CHUM de Montréal, parcourt 18 à 21 km par jour pour un salaire de 21,90 $ de l’heure. «J’ai 49 ans et c’est la première manifestation de ma vie.»

«La COVID a entraîné une grosse inflation qui est arrivée de tous les côtés. On n’a pas de suivi au niveau salarial. Je suis une famille monoparentale et je ne peux même plus me payer un billet d’avion pour aller voir ma famille. Je ne peux même plus mettre d’argent de côté. Mon premier salaire de quinze jours me sert à payer mon loyer et le deuxième il sert à payer tout le reste. On a coupé sur la viande, sur plein de choses.»

«C’est la première fois que je vais dans la rue pour crier, mais il faut qu’on le fasse.» Antony a dénoncé la loi sur les services essentiels, que le gouvernement et les syndicats utilisent pour limiter l’impact des grèves et diviser les travailleurs. «Je ne travaille pas auprès des patients, je suis à l’approvisionnement, mais on me dit que je suis un service essentiel.»

Maude, technologue en imagerie médicale au CHUM, a déclaré: «Ce n’est pas normal que des gens avec autant d’expérience et qui travaillent si fort et à temps plein aient de la misère à joindre les deux bouts. Mais durant la pandémie nous étions les “anges gardiens”. En réalité, nos conditions sont exécrables et c’est pour cela que l’on se bat.»

Claudia a expliqué les besoins réels des travailleurs, que les syndicats n’ont pas réussi à aborder sérieusement lors des négociations successives dans le secteur public. «Il faut baisser les ratios. Ça fait longtemps qu’on le demande. 26 élèves c’est trop. À l’approche des bulletins, je travaille près de 60 heures par semaine, mais je suis payée 32. Ce qu’il faut c’est des ressources, des vraies. Pas seulement des adultes qui surveillent mais des gens qualifiés, et un système mieux structuré. Là on patche et ça ne tient pas.»

La question de la privatisation est également au cœur des préoccupations des travailleurs. Interrogée sur la volonté du gouvernement de la CAQ de privatiser les services, Claudia a déclaré: «La CAQ est un gouvernement de droite, qui favorise les entreprises. Je suis contre la privatisation. Depuis deux ans, il y a des parents en moyens, qui sont fâchés contre le manque de services que reçoivent leurs enfants, et ils les envoient au privé.»

Lundi matin, alors que l’impact du débrayage du secteur public atteignait son apogée, le Front commun a publié un communiqué de presse pour annoncer qu’il appelait à une deuxième grève limitée, cette fois de trois jours, les 21, 22 et 23 novembre. Ce deuxième débrayage, ajoute-t-il, pourrait être annulé à tout moment. Notant que les syndicats ont «réduit nos demandes à toutes les tables sectorielles», les dirigeants du Front commun déclarent: «Nos équipes de négociation sont entièrement disponibles pour les deux prochaines semaines.»

En d’autres termes, les bureaucrates syndicaux sont impatients d’en arriver à un accord avec le gouvernement, à condition que Legault et LeBel réduisent leurs demandes de concessions afin de pouvoir tromper la base avec de fausses déclarations de «victoire».

Les travailleurs, quant à eux, sont déterminés à se battre et ne veulent pas d’un accord au rabais. Comme la plupart des travailleurs, Claudia a trouvé la grève de deux heures de lundi plutôt «molle». Elle s’est déclarée prête à aller jusqu’à une grève illimitée du secteur public à l’échelle de la province. «Financièrement, sans fonds de grève, ce serait difficile, mais malgré cela, je suis prête à me serrer la ceinture. Le pouvoir, c’est la solidarité. On est à un point tournant. C’est le temps de changer les choses.»

Elle estime que la prolongation du conflit dans le temps donnerait des munitions au gouvernement. «Nous savons que les médias et la politique sont interreliés. Le gouvernement va mener une campagne de salissage pour qu’on perde l’appui populaire.»

Comme le dit Abdelaziz, un travailleur au CHUM, «il y a une lutte des classes, et si on ne se bat pas, les riches vont continuer à nous exploiter».

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