« Il y a plein d’argent dans la société, mais la question est où est-il dirigé? »

Témoignages d’enseignants du Québec en grève générale illimitée

Les 66.500 enseignants affiliés à la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) ont lancé jeudi dernier une courageuse grève illimitée qui a entraîné la fermeture d’environ 40 % des écoles primaires et secondaires publiques du Québec. Pour marquer le lancement de la grève, une manifestation dans le nord de Montréal a rassemblé une foule enthousiaste de quelque 40.000 enseignants de la région métropolitaine de Montréal, de Québec et d’ailleurs.

La FAE a refusé d’adhérer à la coalition syndicale du « Front commun », qui représente quelque 420.000 travailleurs des secteurs de la santé, de l’éducation et d’autres secteurs publics. La direction de la FAE justifie cette position par l’argument réactionnaire de la section selon lequel « seuls les enseignants peuvent négocier pour les enseignants ». Cette politique, associée aux efforts des syndicats du « Front commun » pour étouffer la lutte des travailleurs du secteur public en les confinant à des grèves courtes et sans effet, laisse les enseignants de la FAE seuls pour l’instant.

Une partie de la manifestation de jeudi dernier à Montréal

Cependant, les enseignants de base de la FAE sont très favorables à une lutte commune avec leurs collègues du secteur public et les travailleurs d’autres secteurs économiques. Le début de la grève illimitée de la FAE a coïncidé avec le troisième et dernier jour de grève des syndicats du « Front commun ». Les travailleurs qui ont parlé au World Socialist Web Site ont critiqué les efforts de la bureaucratie syndicale pour les diviser et ont appelé à une lutte unifiée contre le gouvernement de droite du « Québec d’abord » dirigé par le premier ministre François Legault.

Pour organiser une telle lutte, les enseignants de la FAE et les travailleurs du secteur public des syndicats du « Front commun » doivent prendre le contrôle de la lutte contractuelle en établissant des comités de la base en opposition aux bureaucraties syndicales. Ces comités doivent se battre pour élargir la lutte à toutes les catégories de travailleurs des secteurs public et privé, qui sont confrontés aux mêmes problèmes de baisse des salaires et de détérioration des conditions de travail. Ils doivent également se battre pour sortir des limites provinciales imposées aux travailleurs du secteur public par les syndicats québécois, qui utilisent cette stratégie pour diviser les travailleurs du Québec de leurs collègues anglophones et francophones du reste du Canada. Une unité de lutte doit être forgée avec les travailleurs à travers le Canada et à l’échelle internationale pour mobiliser une contre-offensive dirigée par les travailleurs contre le programme de guerre de classe de l’élite dirigeante. Ce programme droitier consiste en une austérité des dépenses publiques pour payer la guerre et l’enrichissement des riches aux dépens de la classe ouvrière : un programme partagé par Legault, le Premier ministre Justin Trudeau et les gouvernements de tous les grands pays à travers le monde.

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Claire est enseignante de 4e année dans une école du nord de Montréal qui accueille beaucoup d’élèves immigrants. « L’école est vieille et surpeuplée. Ça fait 4 ans qu’on attend un agrandissement de 12 classes, un gymnase double, des bureaux professionnels, mais aucun contracteur n’est intéressé. »

« Les spécialistes (musique, anglais) n’ont pas de locaux et le bureau des techniciens en éducation spécialisée est à côté de la chaufferie. Les TES ne font qu’éteindre des feux, même le psychoéducateur ne peut pas faire ses suivis d’élèves car il doit aider un collègue en détresse. »

« Au public, un jeune peut attendre deux ans pour recevoir une évaluation psychologique, ou ne jamais en avoir. Si vous avez l’argent, vous allez au privé car c’est 1500-2000 dollars. On se retrouve avec des enfants qui ont des difficultés mais sans diagnostic, donc sans les services nécessaires. »

« Il y a de plus en plus de classes d’accueil avec des jeunes arrivés d’Ukraine ou d’ailleurs, qui ont vécu des guerres et vécus des traumas, qui sont fragiles au niveau émotionnel et comportemental, et qui ne parle pas français ou anglais. Les travailleurs ne sont pas outillés pour ça. Il y a aussi énormément de professeurs non légalement qualifiés qui ne sont pas formés, et on n’a même pas le temps de les aider. »

Claire poursuit : « Je n’en reviens pas que les écoles privées soient subventionnées à 60%. À la place, qu’on leur baisse leur subvention et qu’on mette ça dans les écoles publiques pour agrandir et rénover les écoles bondées et désuètes. Les bâtiments à Montréal ne sont pas entretenus. Récemment, une école a dû être détruite, car une infiltration d’eau dans le toit a causé des moisissures, puis des enfants et des profs sont tombés malades. Ça a pris tellement de temps à intervenir qu’il a fallu détruire et reconstruire l’école en entier. Des enfants ont développé des maladies respiratoires et une prof ne peut plus travailler en raison de problèmes respiratoires chroniques. »

M. Ricky est enseignant en arts plastiques à Oka en banlieue nord de Montréal. Accompagné de sa collègue, il a expliqué qu’il luttait pour « améliorer l’attraction pour les jeunes profs, mais aussi pour les TES et tous les travailleurs. On fait le combat pour toute la société ».

Sa collègue a déclaré qu’il y a « un système à deux vitesses – public contre privé – en santé et en éducation et que Legault donne trop au privé, alors qu’il devrait s’occuper du peuple ».

« Le gouvernement ne représente pas les intérêts des travailleurs », a-t-elle dit. À la question de savoir s’il fallait étendre le mouvement, elle a conclu que « ce serait bien que les travailleurs du privé se joignent à nous. On aurait aimé unir tous les travailleurs. »

Charlotte, une jeune enseignante marchait aux côtés de son collègue Marc-Antoine. « Je ne pourrai pas poursuivre dans cette profession si la situation demeure ainsi. Les offres c’est des jokes, un non-sens ». Marc-Antoine ajoute : « C’est plus un retrait que des offres. Le gouvernement nous demande de ne pas pouvoir aider nos élèves ».

Selon Charlotte, « la priorité de Legault ce n’est pas les employés de l’État, ce n’est pas ceux en bas de l’échelle, mais ceux en haut ». Marc-Antoine approuve : « ses priorités ce ne sont pas les services publics, c’est plutôt les entreprises, les hommes d’affaires ».

Jairam et Alicia

Jairam et Alicia, deux jeunes enseignants de Ste-Marthe-sur-le-Lac sur la Rive-Nord, ont discuté avec le WSWS « L’inflation arrive » dit Jairam, « on veut de meilleures conditions et de meilleurs services dans les classes. Il y a plein d’argent dans la société, mais la question est où est-il dirigé? ». Alicia affirme que « ça ne touche pas juste les enseignants, c’est les concierges, les éducatrices, les secrétaires. On ne peut pas vivre sans eux. Les gens de la santé aussi. On a besoin de tout le monde. » Alicia explique qu’elle connaît « beaucoup d’enseignants qui ont deux emplois. Ce n’est pas normal, après 4 ans d’université, autant de dettes étudiantes, qu’il faille un deuxième emploi pour payer ses factures. On commence à 45.000 dollars par an. Ça monte seulement de 4000 dollars après plusieurs échelons. »

Un jeune stagiaire, Saul, explique que comme sa mère est enseignante, « ça fait 15-20 ans que j’entends parler de la lutte pour de meilleures conditions en éducation ». Il s’est dit « déçu de savoir que la stratégie de grève du Front commun semble assez différente de celle de la FAE ». « Nous on déclenche une grève générale illimitée » note-t-il, « tandis qu’eux procèdent par petites actions. Ça vient enlever du poids à notre grève finalement, il n’y a pas d’unification. Mais je crois que c’est plus facile que jamais de s’organiser en tant que classe ouvrière, par les réseaux sociaux entre autres. »

Joannie, enseignante à Montréal, a déclaré : « On veut le bien-être de nos élèves. Ce n’est pas normal que nos classes tombent en ruines, que l’on manque de matériel. »

« Je suis dans une école secondaire publique et nous avons des classes avec 36 élèves. Les profs n’ont pas de temps à consacrer aux enfants, ils ne font que de la gestion de classe. Les gens ne veulent plus venir dans la profession. Les étudiants qui font leur stage 4 en éducation ne sont même pas rémunérés », dit-elle pour conclure.

Simona, enseignante originaire de Roumanie, affirme qu’« il manque 6000 enseignants actuellement dans le réseau et il y a une raison pour ça. Nous travaillons de 9h à 21h tous les jours. Je passe mes soirées à corriger, préparer mes classes, trouver des choses passionnantes à enseigner à mes élèves parce que je crois que c’est important. Nous ne sommes pas payés pour ce travail supplémentaire. »

« Les offres du gouvernement, c’est du n’importe quoi, ça ne suit même pas l’inflation ». Simona admet penser quitter le métier. « Je suis épuisée. J’ai des problèmes de santé. Je ne pensais pas que ce serait comme ça. On devient enseignant parce qu’on veut s’occuper des enfants, mais maintenant je dois m’occuper de moi. Ce n’est pas un bon environnement de travail. J’ai des collègues qui commencent pour qui c’est encore pire. Des collègues qui pleurent tous les jours. Ce n’est pas normal. Personne ne devrait avoir à travailler dans un milieu qui nous met dans un état pareil. »

Reconnaissant les enjeux sociaux plus larges soulevés par la lutte du secteur public, Simona affirme : « Le fossé entre le 1% (le plus riche) et le reste devient de plus en plus grand. Je suis inquiète, parce que nos conditions sont mauvaises, tout devient hors de prix. À un moment donné, il faut commencer à se battre. On ne peut pas continuer à vivre comme ça. »

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