La baisse du taux d’inflation global dans les principales économies et les pressions exercées par les marchés financiers en faveur d’une réduction des taux d’intérêt créent les conditions d’un conflit au sein des organes directeurs des principales banques centrales sur l’orientation de la politique monétaire.
Suite à la baisse du taux d’inflation dans la zone euro à 2,4 pour cent en octobre, son niveau le plus bas depuis juillet 2021, la pression monte sur la Banque centrale européenne pour qu’elle commence à réduire ses taux d’intérêt, certains exprimant la possibilité de graves conséquences économiques et financières si elle ne le fait pas.
L’effondrement du groupe immobilier autrichien Signa à la fin du mois dernier, qui a atteint des sommets financiers stratosphériques grâce à un régime de taux d’intérêt quasi nuls, pourrait bien être un signe de ce qui se passera si un régime monétaire strict persiste. La situation des banques italiennes et le financement de la dette publique suscitent également des inquiétudes.
Comme l’a rapporté le Financial Times, le nouveau gouverneur de la banque centrale italienne, Fabio Panetta, a laissé entendre la semaine dernière lors d’un discours important qu’une baisse des taux pourrait s’avérer nécessaire dans un avenir proche.
Il a déclaré que si un resserrement par la BCE était nécessaire, les indices montraient que la politique actuelle permettait de ramener l’inflation dans la fourchette cible de 2 pour cent. «Nous devons éviter de nuire inutilement à l’activité économique et d’engendrer des risques pour la stabilité financière, ce qui compromettrait en fin de compte la stabilité des prix», a-t-il ajouté.
Innes McFee, économiste en chef d’Oxford Economics, a déclaré au FT que les principales banques centrales risquaient de commettre une grave erreur de politique, en particulier la BCE.
«Elles ont tout intérêt à tenir un discours ferme, mais les gestes vont devoir changer», a-t-il déclaré.
Cependant, toute décision de la BCE d’assouplir sa politique monétaire est susceptible de se heurter à l’opposition de son organe directeur, composé de représentants des banques européennes.
Le directeur de la banque centrale allemande, Joachim Nagel, a déclaré que la baisse du taux d’inflation dans la zone euro était «encourageante». Il a toutefois prévenu que les coûts d’emprunt pourraient devoir augmenter. Il a ajouté qu’il était «bien trop tôt pour, ne serait-ce que penser à une éventuelle réduction des taux d’intérêt directeurs».
Selon un article du FT, Clare Lombardelli, économiste en chef de l’OCDE, a déclaré que la BCE et la Banque d’Angleterre ne seraient pas en mesure d’assouplir les taux d’intérêt avant au moins 2025, compte tenu de la persistance de l’inflation sous-jacente résultant des pressions salariales.
«La politique monétaire devra rester restrictive pendant un certain temps – nous sommes toujours préoccupés par la persistance de l’inflation», a-t-elle déclaré. «Il faudra que les taux réels soient élevés.»
La question des salaires est au cœur de la détermination de la politique monétaire des banques centrales, comme l’a souligné un éditorial du FT cette semaine. Selon cet éditorial, alors que l’inflation diminue rapidement, «déclarer la fin de la bataille de l’inflation – comme certains le font – sent l’autosatisfaction».
Il note que si les marchés de l’emploi se sont «refroidis», ils restent «tendus» et que si les augmentations de salaire ont baissé, «elles restent élevées».
«Cette situation alimente l’inflation élevée des services, la composante la plus importante des indices de prix. Avec des prévisions de productivité anémiques, les banquiers centraux voudront voir la croissance des salaires diminuer davantage pour faire baisser l’inflation de base, qui est toujours plus élevée que souhaitable».
L’économiste en chef de la Banque d’Angleterre, Huw Pill, a déclaré que la baisse de l’inflation globale pourrait donner la fausse impression que la menace inflationniste est passée. Les décideurs politiques doivent relever le défi de maintenir leur «persistance» dans le resserrement de la politique monétaire dans des conditions où il y aurait «beaucoup de pression face à une croissance plus faible de l’emploi et de l’activité et à une baisse de l’inflation globale, pour crier victoire et passer à autre chose».
En d’autres termes, même en cas de hausse du chômage, de ralentissement économique et peut-être même de récession, les banques centrales doivent maintenir leur régime de taux d’intérêt élevés.
Aux États-Unis, les marchés financiers font pression sur la banque centrale pour qu’elle déclare que le cycle de resserrement des taux est terminé, les traders pariant sur le fait que la Réserve Fédérale commencera à réduire ses taux l’année prochaine. Les opérateurs des marchés financiers considèrent désormais qu’il y a deux tiers de chances que la Réserve Fédérale commence à réduire ses taux en mars de l’année prochaine, comparativement à 20 pour cent il y a un peu plus d’une semaine.
Lors d’une séance de questions-réponses qui a suivi un discours prononcé vendredi dernier, le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, a cherché à repousser la pression du marché, affirmant que la Réserve Fédérale était «fermement engagée» à ramener l’inflation à 2 pour cent et à maintenir une politique monétaire restrictive jusqu’à ce qu’elle soit convaincue que l’inflation est sur la bonne voie pour atteindre cet objectif.
«Il serait prématuré de conclure avec confiance que nous avons adopté une position suffisamment restrictive, ou de spéculer sur le moment où la politique pourrait s’assouplir. Nous sommes prêts à resserrer davantage notre politique si cela s’avère nécessaire».
Ces commentaires ont atténué la chute des taux du marché pendant une courte période, mais les analystes ont ensuite réalisé la conditionnalité de ses remarques – «si cela s’avère nécessaire» – et le mouvement de baisse a repris.
L’incertitude persistante quant à l’orientation de la politique monétaire et les paris selon lesquels la Réserve Fédérale sera contrainte d’assouplir ses taux se reflètent sur le marché de l’or. Lundi, alors que la chute du dollar se poursuivait – il a perdu 3 pour cent de sa valeur par rapport à un panier de six devises en novembre –, le prix de l’or a atteint un record historique de 2135 dollars l’once, dépassant le précédent record de 2072 dollars enregistré en août 2020, au début de la pandémie.
Outre les mouvements immédiats sur les marchés des devises et les marchés financiers, d’autres facteurs à plus long terme expliquent le mouvement à la hausse du prix de l’or, notamment la montée des tensions géopolitiques et de la guerre.
Au début de la guerre entre les États-Unis et l’OTAN en Ukraine, le système financier a subi un choc majeur lorsque les actifs en dollars de la banque centrale russe ont été gelés à la suite d’une action des États-Unis. Cela a servi d’avertissement à d’autres pays qui pourraient être soumis au même traitement s’ils se mettaient en travers du chemin des États-Unis.
Les achats d’or par les banques centrales ont atteint un niveau record en 2022 et sont en passe d’atteindre un autre record cette année. Selon le World Gold Council (WGC), les banques centrales des marchés émergents ont acheté 573 tonnes d’or par an en moyenne entre 2010 et 2021. L’année dernière, elles ont acheté 1.100 tonnes métriques et au cours des trois premiers trimestres de cette année, 800 tonnes métriques.
John Reade, stratège de marché au WGC, a déclaré à CNN que la montée des tensions géopolitiques était un facteur clé.
Il a déclaré, dans un certain euphémisme, que «L’environnement des risques géopolitiques semble avoir changé. Non seulement en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des événements terribles qui se déroulent en Israël et à Gaza, mais aussi des tensions commerciales entre les États-Unis et la Chine, des inquiétudes quant à l’évolution de la mer de Chine méridionale et de l’attitude de la Chine à l’égard de Taïwan.»
Les effets financiers de ces tensions sont exacerbés par la situation aux États-Unis, notamment la question de savoir combien de temps les déficits massifs pourront continuer à être financés, en dépendant des achats de dette publique à l’étranger, et les troubles politiques qui ne manqueront pas de s’intensifier au cours de l’année des élections présidentielles de 2024.
(Article paru en anglais le 6 décembre 2023)
