Le système financier américain est un «champ de mines des vulnérabilités»

Ceux qui s’interrogent sur les raisons pour lesquelles la Réserve fédérale américaine s’est brusquement et radicalement détournée de son insistance précédente sur la nécessité de maintenir une politique monétaire restrictive trouveront une partie des réponses dans le dernier rapport annuel du Financial Stability Oversight Council (FSOC – Conseil de surveillance de la stabilité financière).

Dans son rapport, publié le lendemain de la décision prise par la Fed le 13 décembre, le FSOC détaille un nombre croissant de «vulnérabilités» apparues à la suite des hausses de taux d’intérêt, dont chacune, ou plusieurs d’entre elles à la fois, pourrait déclencher une crise financière.

Le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, lors de la conférence de presse suivant la réunion du Comité fédéral de l'Open market, mercredi 20 septembre 2023, à Washington. [AP Photo/Information Technician Second Class Ruskin Naval/U.S. Navy ]

Le FSOC, créé en vertu de la législation Dodd-Frank dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008, est présidé par Janet Yellen, secrétaire au Trésor américain ; il comprend Jerome Powell, président de la Banque centrale américaine (Federal Reserve ou ‘Fed’) et Gary Gensler, chef de la Securities and Exchange Commission (SEC – Commission des valeurs mobilières et des changes).

Le rapport commence par passer en revue la crise bancaire du mois de mars qui, à partir de l’effondrement de la Silicon Valley Bank, a vu se produire trois des quatre plus grandes faillites bancaires de l’histoire des États-Unis.

Tout en attribuant la responsabilité de la crise à de «mauvaises pratiques de gestion des risques» – sans expliquer pourquoi les autorités de régulation ont laissé ces pratiques perdurer – le rapport souligne que les événements du printemps «ont mis en évidence le fait que les activités des banques qui ne sont pas d’importance systémique mondiale peuvent constituer un risque pour la stabilité financière».

Cela avait également mis en évidence la rapidité avec laquelle la crise s'est développée, résultat des nouvelles technologies dans le système bancaire et les réseaux sociaux.

«Les retraits massifs de fonds ne sont pas nouveaux, mais la vitesse à laquelle les dépôts ont été retirés de certaines banques au début du mois de mars était sans précédent».

Malgré ces événements, le rapport indique que le système financier est resté «résilient» cette année, malgré la «hausse notable des taux d’intérêt».

«Toutefois » poursuit le rapport, « de nouvelles hausses des taux d’intérêt du marché augmenteraient encore les coûts du service de la dette pour les emprunteurs ayant une dette à taux variable ou devant refinancer une dette existante, et réduiraient la valeur des instruments à revenu fixe existants».

Combinée aux mesures prises par les banques pour resserrer le crédit et à l’incertitude quant aux perspectives économiques, cette situation pouvait entraîner «des risques potentiels pour la stabilité financière s’ils se traduisent par des difficultés financières parmi les institutions financières et les investisseurs, qui se répercutent sur d’autres institutions financières et sur le système dans son ensemble».

Le même risque découlait de l’implication croissante dans le système des institutions financières non bancaires.

Pour la première fois, le Conseil a souligné les risques découlant de l’utilisation accrue de l’intelligence artificielle (IA) au sein du système financier, identifiant son utilisation comme «une vulnérabilité émergente».

Certes, le rapport n’y fait pas référence, mais cette caractérisation de l’IA confirme l’un des fondements centraux de l’économie politique marxiste, à savoir que la crise du capitalisme trouve son origine dans la contradiction fondamentale entre la croissance des forces productives et les rapports sociaux basés sur la propriété privée et le profit.

Par son introduction même, l’IA, qui pourrait apporter d’énormes progrès économiques, a le potentiel de déclencher une crise.

Le changement climatique, que les classes dirigeantes ont laissé se déchaîner parce que les mesures prises pour le contrer nuisent à leur rentabilité, a également des implications financières majeures dans les domaines de l’assurance et de l’immobilier, en particulier en ce qui concerne l’offre d’assurances multirisques (P&C).

Le FSOC a déclaré que de nombreuses compagnies d’assurance avaient augmenté leurs primes ou s’étaient complètement retirées, «notamment dans les marchés géographiques à haut risque tels que la Californie, la Floride et la Louisiane», et que ces changements sur le marché des assurances multirisques pourraient affecter les marchés hypothécaires et les prix de l’immobilier et «potentiellement générer des effets de débordement économique plus importants».

Dans sa description des risques financiers, le rapport accorde une grande attention au marché de l’immobilier commercial. Celui-ci a été touché de deux côtés: par la hausse des taux d’intérêt et par la baisse de la demande d’espaces de bureaux due à l’évolution des pratiques professionnelles. Cette dernière est due à l’augmentation du télétravail en raison de la pandémie.

«La hausse des taux d’intérêt, les coûts élevés, la faiblesse de la conjoncture dans les quartiers d’affaires et les changements structurels potentiels dans la demande d’espaces de bureaux ont renforcé les inquiétudes concernant le secteur de l’immobilier. Les prêts arrivant à échéance [qui doivent être refinancés à des taux plus élevés] et les baux arrivant à expiration dans un contexte de faible demande d’espaces de bureaux risquent de peser davantage sur les conditions du secteur des bureaux, ce qui pourrait entraîner une propagation des tensions au-delà de ce secteur».

La hausse des taux d’intérêt a également accru le risque du crédit des entreprises non financières.

«Si la qualité du crédit se détériore considérablement, une vague potentielle de défauts de paiement de la dette pourrait entraîner d’importants remboursements dans les fonds d’investissement ayant d’importants déséquilibres de liquidités et, à son tour, perturber le fonctionnement de la commercialisation des obligations. En outre, ces défaillances pourraient avoir un effet de cascade sur les marchés financiers au sens large».

Mais le FSOC n’a pas formulé de recommandations pour prévenir une telle catastrophe potentielle. Il a simplement déclaré que les autorités continuaient de «surveiller le taux d’endettement des entreprises non financières, les tendances en fait d’évaluation des actifs et les implications d’une éventuelle période prolongée de taux d’intérêt plus hauts pour les entités qu’elles réglementent, afin d’évaluer et renforcer la capacité du secteur financier à gérer de graves pertes simultanées».

Si elle n’était pas significative par rapport à la taille du système financier dans son ensemble, la détresse sur le marché des cryptomonnaies avait également «le potentiel de se transmettre aux entreprises financières traditionnelles».

Le rapport avertit que le secteur bancaire est confronté à un «environnement difficile», qui comprend «des taux d’intérêt plus élevés et des préoccupations concernant les perspectives économiques et la qualité du crédit».

Il indique encore qu’il y a des leçons à tirer des turbulences du printemps qui pourraient contribuer à réduire les risques pour la stabilité financière émanant de ce secteur.

Mais il n’a pas précisé quels étaient ces leçons ; il a juste appelé les autorités de surveillance à veiller à ce que les banques conservent des capitaux et des liquidités suffisants et aient des pratiques saines dans leur gestion des risques liés aux taux d'intérêt.

La principale conclusion que l’on peut tirer de la crise de mars est pourtant que le système de réglementation est pratiquement inexistant. Dans certains cas, lorsque des problèmes ont été identifiés, aucune mesure n’a été prise, le résultat étant que la Fed et d’autres autorités financières ont dû intervenir pour garantir tous les déposants non assurés, sous peine de voir tout le système s’effondrer.

Le rapport a relativement peu insisté sur les problèmes du marché du Trésor américain, de 25.000 milliards de dollars, et affirme qu’il a fait preuve de résilience en 2023. Cela est plutôt surprenant compte tenu de l’histoire récente, notamment du gel du marché dans la «ruée vers les liquidités» en mars 2020, et des efforts actuels de Gary Gensler, chef de la SEC, pour établir une chambre de compensation centrale qui gérerait des transactions supplémentaires d’une valeur de 1.000 milliards de dollars, dans le but d’assurer une plus grande stabilité.

Globalement, le rapport du FSOC montre que le système financier est une sorte de champ de mines dans lequel le déclenchement de l’une des nombreuses «vulnérabilités», créées par la transition d’un régime d’argent quasi gratuit à des taux plus élevés, pourrait déclencher une crise dans l’ensemble du système. C’est sans aucun doute un facteur clé ayant motivé le revirement de la Fed lors de sa réunion la semaine dernière.

(Article paru d’abord en anglais le 18 décembre 2023)

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