Au cours de la semaine dernière, des dizaines de milliers d'agriculteurs ont manifesté contre la politique d'austérité du gouvernement allemand, bloquant autoroutes, voies d'accès et centres- villes avec leurs tracteurs. Certains convois de tracteurs faisaient jusqu'à 10 kilomètres de long. Les agriculteurs ont tenu lundi une autre grande manifestation à Berlin, bloquant une partie du centre de la ville.
Les manifestations des agriculteurs font partie d'un soulèvement social contre le gouvernement (une coalition du Parti social-démocrate, des Verts et du Parti libérale-démocrate) qui englobe de larges pans de la classe ouvrière, ainsi que des couches de la classe moyenne. La même semaine où avaient lieu ces manifestations, une grève des conducteurs de train paralysa pendant trois jours le réseau ferroviaire du pays et de nombreux artisans se sont joints aux manifestations d’agriculteurs. Selon les sondages, environ 70 pour cent de la population a exprimé son soutien aux manifestants.
L’année dernière, des millions de travailleurs du secteur public et des postes ont voté massivement en faveur de la grève. Cela a ensuite été saboté par leurs syndicats, qui leur ont imposé des accords salariaux bien en-dessous de l'inflation. Une énorme vague de suppressions d'emplois se développe dans l'industrie automobile et chez les sous-traitants, qui est soutenue et co-organisée par le principal syndicat de métallos du pays, IG Metall.
Les représentants du gouvernement et les médias qui en sont proches ont tour à tour tenté de présenter les manifestations des agriculteurs comme une conspiration d'extrême droite ou comme des protestations de couches privilégiées, avides de subventions.
Le ministre de l'Économie Robert Habeck (Verts), qui a été empêché de descendre d'un ferry par des agriculteurs indignés après des vacances sur une île de la mer du Nord, vitupéra dans une vidéo réalisée par son ministère: «Des appels circulent concernant des fantasmes de coup d'État. Des groupes extrémistes se forment, des symboles nationalistes sont affichés ouvertement.» La ministre allemande de l’Intérieur Nancy Faeser (SPD) a affirmé que «des extrémistes de droite et d’autres ennemis de la démocratie tentent d’infiltrer les manifestations ».
L'hebdomadaire Der Spiegel a comparé le mouvement de protestation des agriculteurs à la prise d'assaut du Capitole américain par les partisans de Trump et a mis en garde contre des «fantasmes de coup d'État d'extrême droite». Le journal taz, affilié aux Verts, a déclaré: «Les manifestations sont inappropriées et encouragent les extrémistes de droite.» Et le Frankfurter Allgemeine commente sous le titre «Des agriculteurs choyés»: «Les agriculteurs allemands nagent dans les subventions. Mais lorsqu'ils doivent renoncer à l’un de leurs privilèges, les tracteurs roulent sur les autoroutes. Ce n’est pas une protestation raisonnable mais une effronterie.»
Ce sont là d’ignobles calomnies. Des tentatives isolées de la part d’extrémistes de droite de s’associer aux protestations – comme une manifestation séparée des «agriculteurs» des Saxons-Libres à Dresde – n’ont abouti à rien. L’extrême droite n'a pas été la bienvenue dans la plupart des rassemblements d'agriculteurs. Les tentatives du parti d'extrême droite AfD (Alternative pour l'Allemagne) de se faire bien voir des manifestations, lui qui avait appelé dans son programme de 2016 à «plus de concurrence» et à «moins de subventions» pour l'agriculture, n'ont pas eu grand effet. Pour ce qui est de la situation économique des agriculteurs, beaucoup sont au bord de l’asphyxie.
Les manifestations ont été déclenchées par la décision du gouvernement d'annuler la réduction de l’impôt sur le diesel agricole et l'exonération de la taxe sur les véhicules agricoles. Ces deux mesures devaient permettre d'économiser respectivement 450 et 485 millions d'euros par an, soit un peu moins d'un milliard d'euros. Si l'on tient compte des plus de 250 000 exploitations agricoles que compte l'Allemagne, cela représente en moyenne 4000 euros par exploitation, une somme considérable directement prélevée sur les revenus des agriculteurs.
Mais l’augmentation des impôts n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. C'est pourquoi les manifestations n’ont pas cessé lorsque le gouvernement fit une retraite partielle jeudi dernier, retirant la suppression de l'exonération de la taxe sur les véhicules et étalant sur trois ans la suppression de l'allégement fiscal pour le diesel agricole.
L'agriculture en crise
Depuis des décennies, il y a une concurrence acharnée dans le secteur agricole, obligeant des milliers d’exploitations agricoles à cesser leur activité chaque année – un processus extrêmement douloureux et angoissant. Il y a cinquante ans, il y avait encore plus de 900 000 exploitations agricoles en Allemagne, aujourd'hui il n'en reste plus que 250 000.
Pour rester viables, ces exploitations doivent constamment se développer en louant de nouvelles terres, en investissant dans de nouvelles machines et en se spécialisant plus. Elles doivent non seulement faire face à la hausse des prix des loyers – entre 2010 et 2020, le loyer par hectare de terre agricole est passé de 230 € à 375 € – et aux fortes fluctuations des prix de leurs produits, dictés par la spéculation sur les bourses internationales de matières premières ou par la grande distribution comme Aldi et Lidl, mais aussi à d’incessantes nouvelles réglementations de l'Union européenne et du gouvernement allemand. Même si certaines de ces mesures – comme la mise en jachère de certaines zones pour des raisons environnementales – sont liées à des paiements (« subventions »), cela rend les agriculteurs encore plus dépendants de l’arbitraire des politiciens.
Tout cela rend une planification à long terme extrêmement difficile. Pourtant, vu le fort degré de mécanisation dans l'agriculture, les agriculteurs dépendent à l’extrême d'une telle planification. Avec 794 300 € de capital par salarié (sans compter la terre), l'agriculture est l'un des secteurs les plus intensifs en capital. Dans l'industrie manufacturière, ce chiffre n'est que de 411 000 €, dans le commerce de 193 300 € et dans la construction de 59 500 €. De tels investissements aussi élevés en machines, étables et autres installations ne peuvent être rentables que s’ils sont planifiés sur plusieurs décennies.
En 2020, le secteur agricole allemand employait 937 000 personnes. Un peu moins de la moitié, soit 436 000, était des salariés d’une famille en exploitation individuelle; 229 000 étaient des salariés permanents et 271 000 des travailleurs saisonniers. Les revenus étaient relativement faibles et très inégalement répartis.
Le chiffre de 115 000 € de bénéfice par exploitation, souvent cité comme preuve de la «richesse» des agriculteurs, n’a rien à voir avec la réalité. Contrairement aux bénéfices d’une entreprise, où les salaires des employés et des membres du conseil d'administration ont déjà été déduits, les bénéfices doivent être utilisés pour couvrir les frais de subsistance du propriétaire de la ferme et des membres de sa famille y travaillant.
Le revenu réel par tête (bénéfice plus dépenses individuelles par travailleur) s'est élevé à 43500 € pour l'exercice 2021/2022. Cela représente une augmentation considérable de près d'un tiers par rapport à l'année précédente et résulte de l'augmentation des prix des denrées alimentaires suite à la guerre en Ukraine. Depuis, les prix des denrées alimentaires ont considérablement baissé.
Auparavant, les revenus des agriculteurs avaient stagné pendant 10 ans. En 2020/2021, la moyenne était de 32 900 €, 1 700 € de moins que le niveau de 2012/2013, ce qui correspond à un salaire mensuel brut moyen de 2 740 €. Ceci est bien en dessous du salaire moyen de 4100€ et implique pour de nombreux agriculteurs des heures de travail comprises entre 60 et 70 heures par semaine, sans pratiquement de vacances.
En outre, les revenus varient considérablement selon le type d’exploitation agricole, la région et le type d’emploi, ce qui signifie que de nombreux agriculteurs et employés gagnent nettement moins.
Il existe en Allemagne 38 000 exploitations agricoles d'une superficie de plus de 100 hectares, qui exploitent ensemble 62 pour cent des terres agricoles. Il s'agit là souvent d'entreprises agricoles. Leurs rendements sont relativement élevés, mais cela ne signifie pas qu’ils paient bien leurs employés. En Allemagne de l’Est, où se trouvent bon nombre de ces entreprises agricoles, un tiers d’entre elles appartient à des investisseurs non locaux.
En revanche, 86 pour cent de toutes les exploitations agricoles cultivent moins de 100 hectares de terre. Celles-ci vont de l'élevage intensif aux exploitations familiales traditionnelles, en passant par les exploitations biologiques et les exploitations à temps partiel. Quatre-vingts pour cent de toutes les exploitations agricoles appartiennent à des familles, dans certains cas depuis plusieurs générations. Selon une enquête de l'Office fédéral de la statistique, 42 pour cent des personnes interrogées ont déclaré qu'en plus de l'agriculture, elles avaient d'autres sources de revenus comme la sylviculture, la transformation du bois et la production d'énergie renouvelable.
De nombreuses exploitations agricoles ont tenté d'assurer leur survie en se convertissant à l'agriculture biologique. Il existe aujourd'hui 37 000 fermes biologiques en Allemagne. Les prix y sont plus stables, mais les revenus là aussi particulièrement faibles dû à la forte intensité de main-d'œuvre. L'augmentation du prix du diesel décidée par le gouvernement frappe particulièrement durement ces exploitations, car elles dépendent fortement des machines pour compenser l’utilisation limitée de pesticides.
Les leçons de l'histoire
Les mesures d'austérité du gouvernement de coalition ont réussi cette fois-ci à unir les différents groupes et sections d'agriculteurs. Contrairement à octobre 2019, où de petites associations d'agriculteurs avaient organisé des manifestations contre la politique agricole du gouvernement, c’est à présent l'Association des agriculteurs allemands, qui représente traditionnellement les intérêts des grands propriétaires fonciers et des entreprises agricoles, qui a pris les devants. Elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour garder le contrôle du mouvement et l’empêcher de s’intégrer à une révolte plus large contre le gouvernement et l’État.
En fait, c’est précisément un tel mouvement qui se développe. La politique du gouvernement de coalition, qui dépense des centaines de milliards pour la guerre et le réarmement, protège les profits des riches tout en réduisant les dépenses sociales, les salaires et les investissements publics, pousse des pans toujours plus larges de la population sur les barricades. Des évolutions similaires ont lieu dans tous les pays capitalistes.
Même des commentateurs bourgeois un peu plus clairvoyants voient les choses de cette façon. Le quotidien économique Handelsblatt écrit :
Environ 70 pour cent de la population sympathise avec les protestations des agriculteurs. Les agriculteurs ont été rejoints dans les rues par des petites et moyennes entreprises, des commerçants et des ouvriers industriels ordinaires. Ils sont tous unis par un sentiment d’impuissance, qui s’est depuis longtemps transformé en colère face à la situation dans le pays. Il ne s’agit plus seulement de la réduction des subventions.
La pandémie, la guerre en Ukraine et la crise énergétique ont poussé les citoyens au bord de ce qu’ils peuvent supporter. S’ajoute à présent à cela une méfiance foncière à l’égard de l’État.
Le gouvernement ne reculera devant rien pour réprimer ce mouvement et pour défendre le système social capitaliste en faillite contre toute opposition. Ceci est mis en évidence par la brutalité avec laquelle il alimente la guerre punitive contre la Russie en Ukraine, soutient le génocide des Palestiniens à Gaza et adopte la politique des réfugiés de l'AfD. Malgré quelques différences tactiques, le gouvernement est pour l'essentiel d'accord avec les partis d'opposition, les conservateurs de la CDU/CSU, le Parti de gauche et l'AfD.
La solution à la crise sociale dépend de la libération de la classe ouvrière du contrôle paralysant des appareils syndicaux et de sa mobilisation pour une politique socialiste qui brise le pouvoir des banques et des trusts sur la société. Les protestations des agriculteurs sont un symptôme de la crise sociale, mais en tant que couche petite-bourgeoise, ceux-ci sont incapables de développer leur propre ligne politique indépendante.
Ce que le grand marxiste du XXe siècle Léon Trotsky a écrit, sur la base de décennies d'expérience avec la petite bourgeoisie, reste vrai aujourd'hui:
[…] dans les conditions du capitalisme pourrissant, dans une situation économique sans issue, la petite bourgeoisie aspire, tente et essaie de s'arracher à la tutelle des anciens maîtres et dirigeants de la société. Elle est tout à fait susceptible de lier son sort à celui du prolétariat. Pour cela, une seule chose est nécessaire: il faut que la petite bourgeoisie soit persuadée de la capacité du prolétariat à engager la société sur une voie nouvelle. Le prolétariat ne peut lui inspirer une telle confiance que par sa force, son assurance dans l'action, une offensive hardie contre l'ennemi et le succès de sa politique révolutionnaire.
Si, d’autre part, le parti révolutionnaire, comme le fut le Parti communiste allemand alors dominé par Staline, se révèle incapable de rallier la classe ouvrière, « la petite bourgeoisie perd alors patience et commence à voir dans les ouvriers le responsable de ses propres malheurs ». Elle se tourne vers les fascistes.
Aujourd'hui, le Sozialistische Gleichheitspartei (SGP, Parti de l’égalité socialiste) est le seul parti qui lutte pour développer l’opposition croissante aux inégalités sociales, à l’oppression et à la guerre en un puissant mouvement de la classe ouvrière contre le capitalisme. Il participe aux élections européennes de cette année en étroite coopération avec ses partis frères internationaux pour faire campagne pour des États socialistes unis d’Europe – une Europe dans laquelle les besoins sociaux et non les profits des riches déterminent l’économie et la politique.
Sur cette base, il sera également possible de concilier les intérêts sociaux des agriculteurs avec la fourniture d’une alimentation saine à la population et avec la protection de l'environnement.
(Article paru en anglais le 14 janvier 2024)
