Témoignage d’un travailleur de l’auto italien : « Il faut construire un fort mouvement de la classe ouvrière à l’international »

Ouvriers sur la chaîne de montage à Pomigliano d'Arco en Italie, en 2011 [Photo by Stellantis]

Le PDG de Stellantis, Carlos Tavares, tente de limiter les dégâts, après que la stratégie de l'entreprise visant à licencier des pans entiers de travailleurs de l'automobile dans le monde entier et à extorquer des subventions à divers gouvernements dans l'intérêt des actionnaires a été révélée au grand jour.

Dans une déclaration visant à apaiser l’immense colère des travailleurs envers les intérêts patronaux et le gouvernement fasciste de la première ministre Giorgia Meloni, Tavares a proclamé : «Stellantis a besoin de toutes les usines italiennes. Il n'y a aucun risque [de fermeture] pour les usines de Pomigliano et Mirafiori.»

Aucun ouvrier de l'automobile ne le croit. Les suppressions d'emplois se poursuivent sans relâche dans le monde entier, des États-Unis à l'Italie et à la France.

Parallèlement, Stellantis dépense 1,5 milliard d'euros pour acquérir une participation de 21 % dans le constructeur automobile chinois Leapmotor, l'entreprise cherchant à rattraper et à utiliser les récents progrès rapides de la Chine dans le domaine de la technologie des véhicules électriques.

«Si nous avons la possibilité de fabriquer les voitures de Leapmotor en Italie parce que c'est rentable, nous le ferons bien sûr», a déclaré Tavares. Il a ajouté : «Cela dépend uniquement de notre compétitivité en termes de coûts et de qualité.»

Dans le contexte d'une série de décès sur le lieu de travail, dont un accident jeudi dernier qui a tué un travailleur de 52 ans à l'usine de moteurs Stellantis Pratola Serra, la colère des travailleurs s'intensifie, malgré les tentatives du gouvernement italien et des syndicats de dissimuler les implications de la restructuration mondiale qui a lieu alors que les constructeurs automobiles lancent de nouveaux modèles de production pour les véhicules électriques.

Le WSWS s'est récemment entretenu avec Tommaso Pirozzi, qui travaille depuis 30 ans à l'usine Stellantis de Pomigliano d'Arco, pour qu’il nous fasse part de son expérience. L'usine de Pomigliano, également connue sous le nom d'usine Giambattista Vico, est située dans la région métropolitaine de Naples. En activité depuis 1972, elle fabrique actuellement la Fiat Panda, l'Alfa Romeo Tonale et la Dodge Hornet.

WSWS : Pouvez-vous nous faire part de votre expérience en tant que travailleur de l'automobile au cours des trois dernières décennies ?

Tommaso Pirozzi : J'ai été embauché en 1989 à l'usine de Pomigliano d'Arco. J'y suis resté jusqu'en 2008. Je fais partie des travailleurs déportés à 14 kilomètres de là, dans un bureau à Nola, parce que nous étions considérés comme des perturbateurs à l'intérieur de l'usine. Nous faisions tous partie de syndicats de la base. Nous étions marginalisés et victimes de discrimination.

Il y a d'abord eu un avis de la Cour constitutionnelle, puis un arrêt confirmant que nous avions été victimes de discrimination, et nous avons donc dû retourner à Pomigliano. Cependant, avant que l'arrêt ne soit rendu, Fiat [aujourd'hui Stellantis] l'a anticipé et nous a ramenés à Pomigliano, et de toute façon, une fois à Pomigliano, on ne nous a pas assigné de poste, on nous a gardés dans des entrepôts loin de la production. J'étais dans un entrepôt où rien n'était conforme à la loi en ce qui concerne les règles de sécurité, et nous étions là sans véritable tâche. J'étais assis à côté du patron. Je n'ai jamais refusé un poste, même si j'ai certainement revendiqué des droits.

Dans ces postes, je demandais des preuves de la réglementation, et je trouvais toujours des choses qui n'étaient pas conformes aux normes et qui pouvaient donc être contestées, raison pour laquelle on ne m'a jamais donné de poste permanent. C'est pourquoi, à ce jour, je n'ai toujours pas de poste permanent.

WSWS : Cela faisait-il partie d'une stratégie industrielle ?

TP : Cela faisait partie du plan de [l'ancien PDG de FCA, Sergio] Marchionne. Dès la mi-2007, il est apparu que les «brebis galeuses» étaient isolées des «brebis blanches». Plus tard, nous avons compris. Les «brebis galeuses» étaient les individus qui ne se conformaient pas à la culture dominante et qui devaient être chassés. Il y a eu trois ou quatre suicides parmi nous. Parmi eux, une femme, Maria Baratto. De 2008 à 2015, nous avons donc été mis à pied «temporairement» (Cassa Integrazione).

À l'époque, j'étais secrétaire provincial de la FLMU [Fédération des travailleurs de l'automobile d'UNI], qui adhérait à la CUB [confédération syndicale «de la base»]. Nous avons donc toujours été discriminés pour notre militantisme.

WSWS : Que pensez-vous du plan de Tavares visant à extorquer des milliards d'euros aux gouvernements ?

TP : Combien de milliards l'État italien est-il prêt à fournir à Stellantis, comme il l'a fait pour Marchionne ? Des milliards sous forme d'incitatifs, d'allègements fiscaux, de Cassa Integrazione [licenciements]. Nous avons passé près de 16 ans de licenciements et de réductions de salaire. Des milliards que l'État italien et les contribuables ont donnés à Fiat. Et Tavares demande la même chose.

Tout investisseur vient en Italie avec l'idée de spéculer, d'extorquer de l'argent par le chantage, ce que font toutes les entreprises. De grandes entreprises comme Stellantis, Ilva. L'État continuera à octroyer des fonds, tandis que les entreprises réduiront leur personnel et fermeront certaines usines. Il ne suffit pas d'attaquer Stellantis, il faut attaquer ce type de politique qui désindustrialise le pays.

Le coût du travail en Europe est élevé parce que nous avons exigé des garanties, un salaire équitable, qui n'est d'ailleurs pas si équitable que cela, mais qui nous permet de survivre. Nous avons exigé des droits qui sont progressivement supprimés : il suffit de voir les morts au travail de ces derniers jours. Le gouvernement Meloni avait dit qu'il appliquerait la loi existante, mais en fait il n'a rien fait. Certains ont tenté d'orienter la discussion sur la définition du «meurtre au travail» [par opposition à l'«accident du travail»], mais elle l'a rejetée. À Milan, où s'est produit un accident mortel en décembre dernier [un ouvrier de 28 ans écrasé par une grue], il n'y avait qu'un seul inspecteur pour 6000 à 7000 entreprises.

WSWS : Pensez-vous que le changement peut être mis en œuvre par les institutions actuelles, les partis politiques ou la soi-disant «gauche» ?

TP : Je dis non. Comme l'a dit Lénine, la seule possibilité est de construire un fort mouvement de la classe ouvrière à l'international, capable de s'opposer aux différents gouvernements existants. Il est impossible de changer quoi que ce soit par le biais de l'establishment. La seule possibilité est de créer une opposition sociale forte capable d'influencer les différents processus. Le gouvernement Renzi a donné Fiat à Marchionne ; c'était un faux gouvernement de gauche. Imaginez ce que peut faire un gouvernement de droite ! Ils ont tant fait et continuent de faire pour privatiser et libéraliser ; ils n'imposeraient jamais la moindre contrainte au libre-marché, tandis que l'État intervient juste pour maintenir l'apparence que les emplois ne sont pas perdus.

WSWS : Quelle est la responsabilité des syndicats dans le risque de licenciements et de fermetures à Pomigliano et Mirafiori ?

TP : Ce qui se passe à Pomigliano est choquant. Lorsque nous organisions des assemblées de travailleurs à Pomigliano, je veillais à ce que nous encouragions nos collègues à critiquer les syndicats. Les travailleurs se sont révoltés contre la bureaucratie. Nous ne pouvions pas leur permettre de nous forcer à travailler dans de telles conditions.

Jusqu'au début des années 90, nous disposions d'un mécanisme automatique qui nous permettait de rattraper l'inflation perdue, le Scala Mobile. Les salaires étaient adaptés au coût de la vie. Le gouvernement Craxi, en complicité avec les syndicats CGIL, CISL et UIL, l'a supprimé. En 1992-93, ils ont introduit la «concertation», par laquelle le syndicat a cessé d'être une organisation combative pour devenir une organisation qui s'assoit à la table et discute sans conflit : donc, collaborationniste.

Avec le nouveau système, à la fin de l'année, ils vous donnaient un nouveau décompte de l'inflation, ce qui, en fin de compte, ne vous permettait même pas de récupérer l'inflation. Au fil des ans, cela nous a conduits à une baisse vertigineuse des salaires, et c’est à cause de qui ? Les organisations syndicales, la CGL, la CISL et l'UIL.

Les travailleurs s'énervaient contre les syndicats, car ils leur disaient : «Comment pouvez-vous venir ici et nous dire qu'il y a un besoin de récupération des salaires, alors que vous êtes les vrais coupables ? Leur rôle a conduit à des modifications de la loi qui ont émasculé nos efforts. [Les dirigeants syndicaux d'aujourd'hui] sont placés là comme des politiciens italiens, simplement pour jouer leur rôle de complicité, leur jeu.

WSWS : En ce qui concerne les décès sur le lieu de travail, qui est responsable ?

TP : En ce qui concerne la question des accidents du travail, il n'y a pas de réelle intention de changer la situation, ni de la part du gouvernement, ni de la part des syndicats, car ils sont complices. En cas de manquement à la sécurité ou simplement d'opérations illégitimes, il y a une complicité de leur part parce que les représentants syndicaux sont à l'intérieur des lieux de travail, comme à Pomigliano chez Stellantis. Ils détournent simplement le regard. Ils ne devraient donc pas venir sur nos lieux de travail ou dans les médias pour jouer les durs. Ils sont les premiers responsables, au moins moralement, des blessures et des décès de nos frères et sœurs.

WSWS : Qu'aimeriez-vous dire à vos frères et sœurs américains qui organisent des manifestations, indépendamment de la bureaucratie syndicale, pour lutter contre les licenciements massifs de travailleurs intérimaires et les mises à pied ?

TP : En ce qui concerne la lutte des travailleurs américains de l'automobile, en tant que travailleur de l'automobile, je suis pleinement solidaire de tous les travailleurs qui luttent sérieusement pour leur émancipation et pour la défense de leurs emplois et de leurs salaires.

Ce n'est que par l'unité de toutes les forces ouvrières que l'on pourra créer un véritable mouvement de lutte capable de contrer les méthodes utilisées par les entreprises pour exploiter le prolétariat et les masses laborieuses. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons réellement mettre un terme à la dévastation en cours, car si nous nous contentons de regarder faire, nous devenons les responsables de l'effondrement social de notre économie, tant au niveau national qu'international. Nous vous assurons de notre entière disponibilité et de notre soutien.

(Article paru en anglais le 24 février 2024)

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