Discours important d’un banquier central

Le gouverneur de la banque centrale italienne, Fabio Panetta, a prononcé la semaine dernière un important discours. Il y pointait les forces économiques et tensions géopolitiques créant les conditions d’un retour à des conflits semblables à ceux des années 1930, qui ont conduit à la Seconde Guerre mondiale.

Le Gouverneur de la Banque d’Italie, Fabio Panetta [Photo: X/Twitter @ecb]

Panetta a prononcé ce discours lors d’une cérémonie où l’Université Roma Tre lui a décerné un diplôme honorifique. Il a profité de l’occasion pour s’éloigner de certaines des questions immédiates traitées par les banquiers centraux et procéder à un examen plus large de la situation actuelle.

Le tableau qu’il a brossé est celui d’un effondrement des institutions et des relations économiques établies après la Seconde Guerre mondiale dans le but d’éviter de nouveaux conflits entre les grandes puissances.

Clairement inquiet, il a toutefois appelé l’Union européenne (UE) à prendre des mesures pour renforcer «la compétitivité, l’autonomie stratégique et la position internationale de son économie», ce qui ne ferait qu’accroître, et non réduire, le niveau des tensions et des conflits politiques et économiques internationaux.

Il a commencé par noter que les règles régissant les relations internationales étaient «mises à rude épreuve» par les conflits dans de nombreuses régions du monde, de l’Europe de l’Est à l’Asie en passant par le Moyen-Orient et l’Afrique .

«Le nombre de conflits violents en 2023 est le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces conflits génèrent des risques économiques et entravent le commerce et l’investissement internationaux, “divisant potentiellement l’économie mondiale en blocs opposés”. La militarisation des politiques commerciales et financières exacerbe ces risques».

Panetta, sans doute conscient de la nécessité de préserver les sensibilités diplomatiques, n’a pas désigné les États-Unis comme principal moteur de ces politiques dans leur déchaînement économique et militaire mondial. Cependant, même le membre de son auditoire le moins versé dans la politique aurait compris que c’était eux qu’il avait en vue.

Il a fait remarquer que l’économie européenne était particulièrement vulnérable à la fragmentation du commerce mondial en raison de son étroite intégration économique avec le reste du monde. Son modèle de croissance reposait «fortement sur l’importation de matières premières et l’exportation de biens et services finaux vers les marchés étrangers».

Cette caractérisation ne s’applique pas seulement à l’Europe, mais à toutes les grandes économies, tant la mondialisation de la production et le développement d’un système financier mondial ont pris de l’ampleur au cours des quatre dernières décennies.

Après avoir rappelé que la Grande Dépression des années 1930 avait contribué aux tensions politiques, économiques et sociales qui ont conduit au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il a déclaré qu’après la dévastation, «un paradigme s’est imposé dans les démocraties occidentales […] selon lequel seule une intégration économique internationale étroite pourrait garantir une paix durable».

Il a cité la déclaration de Robert Schuman selon laquelle l’intégration économique rendrait la guerre «non seulement impensable, mais matériellement impossible». Schuman a été l’un des fondateurs de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, qui devait conduire à la formation de la Communauté économique européenne en 1957, et finalement à l’Union européenne.

L’intégration économique s’est poursuivie avec la participation de nouveaux pays au commerce international, notamment lorsque la Chine a rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Mais, a-t-il poursuivi: «Les trois piliers de l’ordre multilatéral de l’après-guerre — ouverture, croissance économique et stabilité géopolitique — sont tous mis à l’épreuve aujourd’hui.

Il n’a pu fournir aucune explication réelle, se contentant de citer des facteurs secondaires basés sur l’idée fausse que la mondialisation est un jeu à somme nulle, qui attise les divisions sociales conduisant à des mesures anti-immigrés et à des sentiments anti-mondialisation.

Il ne fait aucun doute que ces facteurs, exploités et promus par les politiciens populistes de droite et les fascistes purs et durs, jouent un rôle. Mais ils ne sont pas la raison fondamentale.

La cause sous-jacente a été identifiée par Lénine dans son ouvrage «L'impérialisme» écrit en 1915 et analysant les raisons du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il explique que, quelle que soit l’issue de la guerre, il ne peut y avoir de paix permanente sous le capitalisme.

Cela était dû au fait que tout équilibre politique, qui semble assurer la paix à un moment donné, était toujours fondé, en dernière analyse, sur l'ensemble des relations économiques prévalant à ce moment. La poursuite du développement économique modifierait inévitablement les forces relatives des grandes puissances, ce qui romprait l'équilibre et conduirait inexorablement à un nouveau conflit.

L’analyse de Lénine fournit le cadre permettant de comprendre l’effondrement de l’ordre économique d’après-guerre qui, bien qu’il ne le dise pas, est clairement reconnu par Panetta comme menant à une guerre mondiale.

L’ordre d’après-guerre était fondé sur la puissance économique des États-Unis. Mais la relative stabilité économique qu’il a engendrée a conduit à son affaiblissement progressif. On a pu voir la manifestation initiale de ce processus en 1971 lorsque le président américain Nixon a brisé l’un des piliers de l’ordre d’après-guerre, le système monétaire de Bretton Woods, dans le cadre duquel le dollar américain était la monnaie mondiale, adossée à l’or.

L’expansion des économies européennes et leur compétitivité accrue étaient telles que l’excédent de la balance commerciale dont bénéficiaient les États-Unis s’est transformé en déficit. Les États-Unis ne pouvaient plus tenir leur promesse de racheter les dollars contre de l’or au taux de 35 dollars l’once.

Depuis, le dollar américain fonctionne comme une monnaie mondiale fiduciaire qui ne dépend pas de l’or, mais de la puissance économique du capitalisme américain. Mais cette force s’est encore érodée depuis l’abandon de Bretton Woods. Les États-Unis ont tenté de contrer ce déclin, mais en vain.

Dans les années 1990, après la dissolution de l’Union soviétique et la restauration du capitalisme par les régimes staliniens de l’ancien bloc soviétique et de la Chine, les États-Unis ont estimé qu’ils pouvaient sortir triomphants de la mondialisation de la production et surmonter leurs faiblesses grandissantes.

Ce programme a été mis en œuvre sur deux fronts. À partir de 1990 et de la première guerre du Golfe, les États-Unis se sont lancés dans une série continue d’opérations militaires, en particulier le dépeçage de la Yougoslavie, qui visait à établir une domination à la fois militaire et économique.

Le lien entre les deux a été établi par le chroniqueur du New York Times, Thomas Friedman, au début de la campagne de bombardement de trois mois contre la Serbie en 1999.

«La main cachée du marché ne fonctionnera jamais sans le poing caché — McDonald’s ne peut prospérer sans McDonnell Douglas, le constructeur du F-15. Et le poing caché qui assure la sécurité du monde pour les technologies de la Silicon Valley s’appelle l’armée de terre, l’armée de l’air, la marine et le corps des marines des États-Unis», a-t-il écrit.

Tout en intensifiant leurs opérations militaires, les États-Unis ont été les principaux promoteurs de l’intégration de la Chine dans le système commercial international, convaincus qu’ils bénéficieraient de sa production à moindre coût. Et pendant une période limitée, cette croyance s’est confirmée puisque la plus-value extraite du travail de la classe ouvrière chinoise s’est déversée dans les artères sclérosées du capitalisme américain.

Toutefois, le développement économique même de la Chine, qui est devenue le centre mondial de production de main-d’œuvre bon marché et le site d’investissements importants des trusts mondiaux, a bouleversé l’équilibre économique antérieur.

L’essor économique de la Chine a encore affaibli la position des États-Unis. Elle en est arrivée au point où elle est considérée comme la principale menace pour la domination économique mondiale des États-Unis. La Chine est passée du statut de «partenaire stratégique» à celui de «concurrent stratégique» qu’il faut supprimer à tout prix.

C’est la source de la résurgence du nationalisme économique aux États-Unis — la guerre économique allant de pair avec le militarisme et la guerre, le dernier domaine dans lequel les États-Unis jouissent d’une suprématie.

En d’autres termes, comme Lénine l’a si clairement expliqué, les conditions économiques et politiques qui ont conduit à la paix à un moment donné ont abouti à l’effondrement de ces arrangements, à l’érosion de la collaboration multilatérale, au retour du nationalisme économique et à la réapparition de la guerre en tant que politique active.

Dans son discours, bien qu’il n’ait pas vraiment saisi ces contradictions, Panetta les a au moins évoquées de manière indirecte.

Dans un monde idéal, a-t-il déclaré, l’intégration commerciale apportait des avantages indéniables. Ils permettaient aux producteurs de s’appuyer sur les fournisseurs les plus efficaces, mais dans le monde réel, géopolitiquement instable, «l’interconnexion peut rapidement se transformer en vulnérabilité».

Les gouvernements étaient désormais moins enclins à dépendre des importations en provenance de pays avec lesquels ils entretenaient des relations moins stables et «certains d’entre eux [offraient] des incitations pour ramener la production précédemment délocalisée dans leur pays d’origine (reshoring) ou dans des pays “amis” (friend-shoring), parfois au détriment d’alliés politiques».

Une fois de plus, Panetta n’a pas eu l’impolitesse de nommer les États-Unis. Mais dans une note de bas de page de la version imprimée de son discours, il a cité en exemple la loi sur la réduction de l’inflation du gouvernement Biden, qui a suscité une forte opposition en Europe en tant que mesure protectionniste.

En examinant l’aggravation du conflit dans l’économie mondiale, Panetta n’a pu proposer de programme ou de politique permettant de restaurer le multilatéralisme.

Il s’est bien plutôt attaché à proposer des politiques permettant à l’Europe de mieux s’engager dans la lutte mondiale ayant résulté de sa disparition. Cela impliquait des mesures sur les fronts économique et militaire.

Le modèle de croissance européen devait être reconsidéré. L’Europe devait se détourner d’une dépendance excessive à l’égard de la demande extérieure et exploiter davantage le marché unique, c’est-à-dire se tourner vers un nationalisme basé sur l’Europe.

S’il n’y a pas fait allusion, lui qui cherche à promouvoir un front européen uni, cette voie n’en est pas moins pleine de contradictions car les tensions économiques, politiques et financières entre les «partenaires» européens sont importantes et ne cessent de s’aggraver.

Alors que la technologie était désormais au cœur de tout développement économique, l’Europe était très en retard et sa «compétitivité dans ce secteur [devait] être renforcée et sa dépendance à l’égard de l’étranger réduite», a-t-il déclaré.

Reflétant la position économique plus faible de l’Italie et d’autres pays au sein de l’UE, et les conflits qui en découlent, il a déclaré que le plan industriel «Green Deal» de la Commission européenne favorisait les pays disposant d’une «plus grande marge de manœuvre fiscale [c’est-à-dire l’Allemagne]». Ce plan risquait « de segmenter le marché unique en déclenchant une course vers le bas où les États membres cherchent à offrir des incitations plus importantes que les autres».

Et l’Europe devait renforcer son armement.

«Dans le contexte international actuel, il est clair que l’UE doit renforcer sa capacité à protéger sa propre sécurité internationale».

En conclusion, il est revenu sur le thème essentiel de son discours, à savoir que les conflits géopolitiques menacaient le commerce international et la stabilité de l’économie mondiale et que «les vieilles craintes d’un monde divisé en blocs économiques, politiques et même militaires ont refait surface».

Les conflits géopolitiques menaçant de saper l’ordre économique multilatéral qui a assuré une «paix durable entre les grandes puissances depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale», il était nécessaire, en tant qu’Européens, de défendre les progrès réalisés jusqu’à présent en matière d’ouverture et d’intégration mondiales.

Toutefois, il a contredit cette perspective dès la phrase suivante, où il a déclaré: «En même temps, nous ne pouvons pas ignorer les risques et les conséquences géopolitiques. Nous devons trouver des moyens d'agir efficacement dans un monde moins stable et moins ouvert ».

Cela souligne le fait que les classes dirigeantes capitalistes n’ont aucune solution à la crise qui se déplace comme une boule de démolition à travers toutes les institutions et les arrangements établis dans la période d’après-guerre.

Une nouvelle guerre mondiale, dont les premières étapes sont en cours, naît de la contradiction entre l’économie mondiale et le système en faillite des États-nations, contradiction qui a été intensifiée par les développements économiques mêmes qui semblaient apporter la paix et la prospérité dans une période antérieure.

La bourgeoisie et ses défenseurs attribuent toujours les crises du capitalisme à des facteurs externes ou accidentels, mais elles ont leurs racines dans le système capitaliste même.

L’impérialisme américain cherche à résoudre ces contradictions par une guerre à travers laquelle il maintiendrait sa position de puissance dominante, menaçant d’une conflagration mondiale.

La classe ouvrière doit les résoudre par une révolution socialiste mondiale, perspective qui sera le thème du rassemblement en ligne du Premier mai, organisé par le Comité international de la Quatrième Internationale le 4 mai.

(Article paru en anglais le 2 mai 2024)

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