Les troubles se poursuivent en Nouvelle-Calédonie sur fond de vaste opération sécuritaire de la France

Le président français Emmanuel Macron était attendu hier en Nouvelle-Calédonie afin de tenter de mettre un terme aux émeutes et aux troubles qui secouent la colonie depuis plus d’une semaine.

Le président français Macron, 2e à droite, préside un conseil de sécurité et de défense au palais de l’Élysée à Paris, lundi 20 mai 2024 [AP Photo/Benoit Tessier]

Macron a déclaré que l’objectif principal était d’«installer» une «mission de dialogue» pour reprendre les discussions politiques avec toutes les parties prenantes et trouver une «solution politique» à la crise. La porte-parole de Macron, Prisca Thévenot, a déclaré que le «retour à l’ordre» était une condition préalable à toute discussion.

Le territoire français du Pacifique est entré le 20 mai dans une deuxième semaine de troubles malgré l’imposition d’un état d’urgence par Macron mercredi dernier. Les émeutes, principalement le fait de jeunes Kanaks, ont dévasté la capitale de l’île, Nouméa. Vendredi, cinq personnes, trois jeunes Kanaks et deux gendarmes ont été tués.

Les émeutes ont éclaté après que l’Assemblée nationale française eut fait adopter un amendement constitutionnel visant à accorder aux résidents français ayant vécu en Nouvelle-Calédonie pendant dix ans depuis 1998 le droit de voter aux élections provinciales et au Congrès, qui compte 54 membres. Les dirigeants indépendantistes s’opposent à cette mesure qui, selon eux, diluerait le vote des autochtones kanaks, qui représentent plus de 40 pour cent de la population.

Les manifestations, auxquelles participent des milliers de Kanaks, ont fait l’objet d’une répression féroce de la part de l’État français et ont été confrontées à des groupes d’autodéfense armés pro-français. À ce jour, 230 personnes ont été arrêtées. L’état d’urgence, qui dure depuis 12 jours, confère aux autorités des pouvoirs étendus pour interdire les rassemblements, imposer des interdictions de voyager, procéder à des arrestations à domicile et à des perquisitions.

Un contingent de 1.000 policiers et militaires français est arrivé vendredi dernier, portant à 2.700 le nombre d’agents armés des forces de l’ordre, dont des brigades anti-émeutes et de contrôle des foules.

Au cours du week-end, les médias ont rapporté qu’un «calme précaire» s’était installé dans la banlieue de Nouméa, où scènes de violence, incendies criminels et affrontements s’étaient poursuivis tout au long de la journée de vendredi. Malgré la répression militaire et policière, les forces de l’ordre n’ont toujours pas repris le contrôle des quartiers centraux de la capitale, où des incendies et d’autres dégâts ont été constatés dans la nuit de samedi à dimanche.

Le haut-commissaire de la république, Louis Le Franc, a déclaré: «Avec des renforts massifs, nous serons bientôt en mesure de reprendre le contrôle de ces zones». La maire de Nouméa, Sonia Lagarde, a déclaré que si la violence s’était atténuée au cours de la nuit grâce au couvre-feu instauré entre 18 heures et 6 heures, «nous sommes loin d’un retour à la normale». «La situation ne s’améliore pas, bien au contraire, malgré tous les appels au calme», a-t-elle déclaré, ajoutant que Nouméa était «en état de siège».

Les troubles se sont étendus aux zones rurales. Samedi, un sixième décès a été signalé après qu’un homme ait été tué près de la ville de Kaala-Gomen, à environ 355 km au nord de la capitale, lors d’un échange de coups de feu à l’une des nombreuses barricades qui bloquent les routes de l’île. Le Franc a déclaré que les forces de sécurité organiseraient des raids de «harcèlement» pour reprendre d’autres parties du territoire tenues par des groupes pro-indépendantistes.

Une opération de police armée de grande envergure a été organisée dimanche pour reprendre le contrôle des routes principales dans et autour de Nouméa. Le Franc a lancé un avertissement: «L’ordre républicain sera rétabli coûte que coûte». Plus de 600 gendarmes ont utilisé des chars pour dégager les manifestants et les barrages de la route reliant Nouméa à l’aéroport international de Tontouta, qui reste fermé aux vols commerciaux jusqu’à nouvel ordre.

Lundi, Macron a affirmé qu’il y avait «des progrès évidents dans le rétablissement de l’ordre», tout en autorisant le déploiement de l’armée pour soutenir la police chargée de protéger les bâtiments publics à Nouméa. Le correspondant d’Islands Business, Nic Maclellan, a signalé que des attaques éparses se produisaient toujours dans la capitale, notamment contre des magasins et des entreprises. Des barrages routiers ont également été maintenus par les forces pro-indépendantistes dans la province du Nord.

Les gouvernements australien et néo-zélandais ont commencé hier à envoyer des avions militaires pour évacuer leurs ressortissants, après que les autorités françaises eurent autorisé les vols à atterrir sur l’aéroport national. Selon Maclellan, les ministres des Affaires étrangères australien et néo-zélandais avaient auparavant contacté leur homologue français pour le «presser» d’agir sur les retards.

La France reste déterminée à renforcer son emprise sur la colonie. Alors que les États-Unis et leurs alliés se préparent à la guerre contre la Chine, l’impérialisme français cherche à jouer un rôle dans la militarisation du Pacifique. La Nouvelle-Calédonie accueille une importante base militaire française et détient près d’un quart des réserves mondiales de nickel, essentiel à la fabrication de l’acier inoxydable et à l’industrie de l’armement.

Le Premier ministre français Gabriel Attal, préside les réunions quotidiennes d’une «cellule de crise interministérielle» comprenant le ministre des Outre-mer Gérald Darmanin, son adjointe Marie Guévenoux, le ministre des Armées Sébastien Lecornu et le ministre de la Justice Eric Dupont-Moretti. Vendredi, Attal a rencontré les chefs des partis parlementaires pour discuter de l’opportunité de prolonger l’état d’urgence au-delà de 12 jours, ce qui nécessiterait l’approbation de l’Assemblée nationale et du Sénat.

Deux partis pro-français, Les Loyalistes et le Rassemblement ont déclaré lors d’une conférence de presse mardi que le retrait de l’amendement constitutionnel reviendrait à «approuver les actes des émeutiers et des pillards». «Le terrorisme, la violence ne doivent pas gagner (…) Nous demandons à l’État français de rétablir l’ordre public», a déclaré Virginie Ruffenach, élue locale pro-française.

Des personnalités indépendantistes menées par le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) ont demandé que la mesure soit abandonnée et qu’une «mission de dialogue» française – semblable aux délégations envoyées par Paris avant la signature de l’Accord de Nouméa de 1998 – dirigée par un «haut fonctionnaire reconnu et indépendant» vienne négocier un compromis.

L’alliance des cinq partis indépendantistes qui composent le FLNKS représente une élite autochtone qui a tout intérêt à maintenir les modalités de vote existantes ; elle ne constitue pas une véritable alternative à l’establishment dominé par l’impérialisme.

Le président de la Nouvelle-Calédonie, Louis Mapou, un homme politique kanak de l’Union nationale pour l’indépendance, qui fait partie du FLNKS, a condamné sans détours les actes des émeutiers, déclarant «la colère ne peut justifier que l’on porte atteinte ou que l’on détruise des biens publics, des outils de production, autant d’éléments que ce pays a mis des décennies à construire».

Les émeutes explosives ont mis en évidence le vaste fossé de classe qui sépare les travailleurs et les jeunes kanaks, en particulier, des couches aisées de la colonie. Maclellan a indiqué sur X/Twitter que les jeunes «ont brûlé des symboles de richesse et ciblé de grands centres commerciaux et des entreprises. Ils vivent dans des zones urbaines et sont confrontés à des difficultés quotidiennes. Avec leurs familles, ils vivent dans la pauvreté. Ils n’ont pas de travail».

André Qaeze, de Radio Djiido à Nouméa, a également déclaré à RNZ Pacific que les jeunes Kanaks «n’ont pas de formation, ils sortent de l’école sans travail… Les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent, et ils disent non, il faut changer ce modèle économique de partage. Je pense que c’est là le principal problème».

Alors que la crise économique s’aggrave, que l’industrie vitale du nickel est dans la tourmente et que la population subit l’escalade du coût de la vie, les partis officiels représentant les forces indépendantistes et les forces anti-indépendantistes rivales se rangent du côté de l’élite économique et s’opposent à toute mesure significative visant à mettre fin à la pauvreté et aux inégalités sociales.

Dans l’ensemble de la région, l’indignation face à la répression française ne cesse de croître. Le Groupe Fer de lance mélanésien (GFLM), une alliance formée en 1986 par la Papouasie-Nouvelle-Guinée, Fidji, Vanuatu et les Îles Salomon pour soutenir la décolonisation, a rendu la France responsable des émeutes et lui a demandé de renoncer à sa réforme électorale.

Une alliance de plus de deux douzaines d’organisations non gouvernementales du Pacifique a également condamné la France pour ce qu’elle considère comme une «trahison» de la population kanake de Nouvelle-Calédonie. Les Organisations régionales non gouvernementales du Pacifique (ORNGP) ont condamné «le gouvernement Macron pour son agenda mal caché de prolongation du contrôle colonial sur le territoire».

Le président sortant du Forum des îles du Pacifique (18 membres) et Premier ministre des îles Cook, Mark Brown, a déclaré qu’une «plus grande autonomie» était nécessaire pour la population autochtone kanake. Notant que de nombreux membres du Forum sont d’anciennes colonies, Brown a déclaré que les peuples du Pacifique attachaient de l’importance à la «souveraineté» et que les manifestations étaient une réponse à cela.

En réalité, aucun des pays pauvres des îles du Pacifique n’est totalement indépendant: tous dépendent largement de l’aide des puissances impérialistes et leurs gouvernements sont soumis à l’ingérence systématique de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, des États-Unis et de la France. Certains analystes craignent toutefois que la répression policière de la France ne mette à mal la propagande pour une alliance de «démocraties» cherchant à repousser l’influence «autocratique» de la Chine dans la région.

Selon Reuters, Oliver Nobetau, commentateur à l’Institut Lowy de Sydney, a déclaré que la réponse «musclée» de la France aux manifestations se retournerait contre la région, où la décolonisation était «attendue». «La France essaie de réapparaître en tant que partenaire du Pacifique et cela ne va évidemment pas aider cette image», a-t-il averti.

(Article paru en anglais le 22 mai 2024)

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