Les citoyens de la colonie de Nouvelle-Calédonie, dans le Pacifique, se sont rendus en grand nombre aux urnes le 7 juillet pour voter au deuxième tour des élections législatives françaises. Le scrutin pour les deux circonscriptions du territoire s'est déroulé sous haute sécurité après près de huit semaines de troubles violents et d'émeutes.
Ces élections anticipées ont été une débâcle pour le président Emmanuel Macron, dont la coalition Ensemble est arrivée en deuxième position derrière le Nouveau Front populaire (NFP) initié par Jean-Luc Mélenchon. Les électeurs se sont mobilisés à la fois contre Macron, le « président des riches», et contre le Rassemblement national (RN) d’extrême droite, témoignant d’un large sentiment de gauche et d’un rejet du néofascisme parmi les travailleurs et les jeunes.
En Nouvelle-Calédonie, ces élections ont vu un regain de soutien en faveur des candidats indépendantistes contre la décision de Macron de faire adopter par le Parlement français une modification des règles d'éligibilité aux élections locales du territoire. Le mouvement indépendantiste kanak affirme que cela marginaliserait encore davantage le vote autochtone.
Le scrutin s'est déroulé dans un contexte de répression policière et militaire brutale au cours de laquelle une force d'occupation française de 3 700 gendarmes et militaires a été déployée pour réprimer les troubles politiques. Cinq dirigeants indépendantistes arrêtés le 22 juin et déportés vers des prisons de France métropolitaine y resteront en attendant leur procès, a statué vendredi un tribunal de Nouméa.
Emmanuel Tjibaou a remporté le siège à l'Assemblée nationale dans la circonscription du Nord, à majorité autochtone Kanak, tandis qu'Omayra Naisseline échouait dans la circonscription couvrant Nouméa et les îles Loyauté. Tjibaou est le deuxième député Kanak indépendantiste seulement et le premier depuis 1986, à entrer à l'Assemblée nationale.
Tjibaou, de l'Union Calédonienne (UC), a battu de manière décisive Alcide Ponga, président du Rassemblement-LR de droite et anti-indépendantiste, par 57,01 contre 42,99 pour cent. Une forte participation a assuré un soutien massif à Tjibaou dans les bastions indépendantistes de Thio, Pouebo et Poum, sur l'île principale. Ponga l’a emporté dans les villes rurales conservatrices, mais avec des marges beaucoup plus faibles.
Dans la deuxième circonscription, le député en exercice Nicolas Metzdorf ( Loyalistes-Rassemblement) a conservé son siège avec 52,41 pour cent des voix. Cependant, ce scrutin était âprement disputé, Naisseline obtenant 47,59 pour cent. Alors que le soutien de Metzdorf venait principalement des quartiers riches autour de Nouméa, Naisseline emporta les îles Loyauté, d’où elle est originaire.
Avec un taux de participation élevé de 69 pour cent (72 pour cent dans la circonscription du Nord), le bloc indépendantiste a remporté 9 366 voix de plus que la droite pro-France, marquant un revers substantiel pour les loyalistes qui détenaient auparavant les deux sièges à la Chambre basse française.
Tjibaou est le fils de feu Jean-Marie Tjibaou, fondateur du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS). Il signa les Accords de Matignon de «partage du pouvoir» en 1988 avec Paris, mettant fin aux conditions de guerre civile qui avaient marqué toutes les années 1980. Tjibaou fut abattu un an plus tard par un membre «dur» du mouvement indépendantiste. Le frère d'Emmanuel, Joël Tjibaou, a été mis en examen pour les émeutes et est actuellement incarcéré à la prison Camp-Est de Nouméa.
La candidature de Tjibaou, marquant son entrée dans la politique officielle après s’être consacré à l’organisation communautaire, s'inscrivait dans le cadre des efforts déployés par la direction quadripartite du FLNKS pour maîtriser les troubles en cours et confiner l'opposition à l'impasse de la politique parlementaire.
Tjibaou a déclaré à la chaîne publique NC la 1ère qu'en tant qu'élu il avait une «responsabilité» dans la crise actuelle et a déploré la «situation dramatique» des émeutes. Il a déclaré qu'il fallait de toute urgence «rétablir les conditions» pour qu'un «dialogue» puisse reprendre entre les partis indépendantistes et pro-France.
Tjibaou a affirmé que l'élection était «une preuve que la démocratie est vivante» et que cela devait être le «seul moyen» pour les gens de s'exprimer. « Nous devons tous proposer un cadre pour la reprise des discussions, entre les trois partenaires que sont la France, le FLNKS et les Loyalistes [...] Il faut capitaliser là-dessus », a-t-il déclaré.
Metzdorf a salué la déclaration de Tjibaou, affirmant : «nous devrions tous retourner à la table... [Tjibaou] est quelqu'un avec qui nous pouvons discuter, un démocrate [...] Reste maintenant à voir si M. Tjibaou pourra faire entendre sa modération au sein de sa structure politique ».
Les émeutes ayant éclaté le 13 mai ont été en grande partie le fait d’une jeunesse kanak aliénée et échappant au contrôle des dirigeants indépendantistes officiels. Elles reflétaient une colère généralisée face à la pauvreté, aux inégalités et à l’exclusion sociale. Dix personnes ont été tuées, Nouméa et ses environs ont été dévastés. Des centaines de personnes ont été blessées et plus de 1 200 arrêtées. Les dégâts sont estimés à 1,5 milliard d'euros ; jusqu'à 500 entreprises et magasins ont été pillés ou détruits par des incendies volontaires.
Malgré l’opération policière et militaire massive et la pression politique exercée par Macron, la rébellion n’est pas terminée. Le FLNKS a admis le mois dernier qu’il n’avait pas réussi à persuader les manifestants de supprimer les barrages routiers parce qu’ils n’étaient pas convaincus que Macron abandonnerait sa réforme électorale. Macron a annoncé (article en anglais) le 12 juin qu’il avait «suspendu», mais non retiré, l’amendement controversé.
Le Rassemblement National d'extrême droite a apporté son soutien à la réforme constitutionnelle de Macron, et exigé le «rétablissement de l'ordre» et le maintien de la domination coloniale française en Nouvelle-Calédonie. La dirigeante du RN Marine Le Pen a déclaré sans détour que la colonie ne pouvait espérer l’indépendance avant «30 ou 40 ans».
La France Insoumise (LFI) et le leader de l'alliance NPF, Mélenchon, ont accusé Macron d’être responsable des troubles sur le territoire. Mélenchon a également déclaré que le transfert du militant Christian Tein dans une prison française était «une aliénation de ses droits et une grossière et dramatique erreur politique». La déclaration électorale commune du NPF a appelé à l'abandon des réformes constitutionnelles comme «geste d'apaisement» et à un retour à «la voie du dialogue et de la recherche du consensus».
S'il n'y a pas d'alliance formelle entre le NFP et le FLNKS de Nouvelle-Calédonie, Tjibaou entrera à l’Assemblée nationale française espérant trouver le soutien de ces tendances pour une «solution» négociée à la question de l'indépendance. Rien ne sera fait pour atténuer la crise sociale sous-jacente qui a alimenté la rébellion.
Les critiques limitées formulées par Mélenchon pendant la campagne électorale sur la situation en Nouvelle-Calédonie et ses vagues appels au «dialogue» et au «consensus» sont sans valeur. Le NFP s’apprête à faire d’importantes concessions à Macron afin de forger un gouvernement qui sera de droite.
Le NFP soutient la politique réactionnaire de Macron, y compris les mesures en faveur d’un régime policier et, surtout, l’escalade de la guerre de l’OTAN contre la Russie. Il soutient également la présence militaire continue de la France dans la région du Pacifique, où les puissances impérialistes, États-Unis en tête, préparent la guerre contre la Chine.
Quel que soit le gouvernement qui émanera des négociations menées pour contourner une Assemblée nationale sans majorité, l’impérialisme français n’est pas près de céder le contrôle de son territoire stratégiquement important du Pacifique qui comporte une importante base militaire et de considérables gisements de nickel.
(Article paru en anglais le 11 juillet 2024)