Ceci est une lettre ouverte en réponse à plusieurs critiques acerbes de Socialism AI publiées par le professeur Tony Williams dans la section commentaires du WSWS.
Le professeur Williams, éminent spécialiste de l'histoire du cinéma, est un lecteur de longue date du WSWS. Nous estimons qu'une réponse publique s'impose, car son rejet de Socialism AI reflète des opinions et des idées reçues largement répandues dans le milieu universitaire et artistique.
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Cher professeur Williams,
Mes camarades et moi-même, membres du comité de rédaction du World Socialist Web Site, avons pris connaissance des critiques que vous avez publiées concernant le lancement de Socialism AI. Le WSWS ne censure pas les critiques de sa politique qui formulées de bonne foi.
Étant donné votre fidélité et votre soutien au WSWS, nous comprenons les préoccupations que vous avez soulevées concernant l'intelligence augmentée et ses implications pour l’environnement, la santé mentale et la qualité du débat public. Elles soulignent la façon destructrice dont le capitalisme utilise les technologies à mauvais escient. C'est précisément pour cette raison qu'il est important d'examiner attentivement les développements en cours, les applications existantes et les perspectives qu'elles offrent pour l'éducation et l'organisation de la classe ouvrière, avant de les condamner d'emblée.
L'une des principales difficultés de votre argumentation réside dans son incapacité à aborder la question fondamentale posée par Socialism AI: comment ce nouvel instrument d'intelligence augmentée peut-il aider les travailleurs et les jeunes à accéder à l'expérience théorique et historique accumulée du mouvement marxiste, à la comprendre et à l'utiliser? Les travailleurs d'aujourd'hui sont confrontés à un monde d'une extraordinaire complexité – guerres, effondrement économique, catastrophe climatique, autoritarisme – et ce, après des décennies d'érosion systématique de l'éducation sérieuse, des connaissances historiques et de l'esprit critique.
Aux États-Unis, la première année du régime Trump – qui a porté au pouvoir la lie criminelle de la classe dirigeante – a révélé la faillite politique et intellectuelle non seulement du Parti démocrate, mais aussi des mouvements et organisations de la classe moyenne qui gravitent autour de lui. Pendant des décennies, ces guerriers de la politique protestataire ont fait la guerre au marxisme, notamment dans les milieux universitaires. Mais ils sont paralysés et impuissants face à l'émergence manifeste d'une menace fasciste sérieuse. Le lamentable pèlerinage de Zohran Mamdani à la Maison-Blanche, où il a donné l’accolade à Donald Trump, a illustré la vacuité absolue de la pseudo-gauche américaine.
Dans ces conditions, le lancement de Socialism AI, qui permet à tout travailleur, à toute heure du jour et de la nuit, partout dans le monde, d'explorer la théorie et la politique marxiste-trotskyste, d'en clarifier les concepts, de relier les luttes passées aux événements actuels, et ce de manière interactive et dans un langage accessible, n'est pas une simple curiosité technique. Il s'agit d'une avancée historique dans les moyens d'éducation socialiste. Elle ouvre la voie à la possibilité de briser l’emprise de la classe dirigeante sur une technologie nouvelle et extrêmement puissante, en l'adaptant dans la plus grande mesure possible aux intérêts de la classe ouvrière.
La réaction du WSWS face à l'émergence de l'IA s'inscrit dans une longue tradition historique. Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, le développement de la presse à grand tirage – rendu possible par les progrès technologiques qui ont transformé la production industrielle, les communications et les transports – a profondément influencé la formation de la conscience collective. La promotion du «journalisme jaune» visait, pour les classes dirigeantes des États-Unis et d'Europe, à saturer l'opinion publique de propagande pro-impérialiste et raciste. Les socialistes de l'époque ont cherché à contrer cette tendance en utilisant les nouvelles technologies pour lancer des journaux socialistes de masse.
Plus récemment, le Comité international a réagi à l'essor d'Internet en lançant le World Socialiste Web Site, en février 1998. À cette époque, nombreux étaient ceux qui affirmaient qu'Internet était un phénomène purement destructeur et espéraient qu'il ne serait qu'une mode passagère. Parmi nos adversaires de la pseudo-gauche, l'initiative fut accueillie avec mépris. Comme vous vous en souvenez peut-être, la Ligue spartakiste écrivait: «Prétendre que le simple fait de lâcher quelques documents dans le cyberespace puisse remplacer le dur combat – dans le monde réel, parmi de vraies personnes – pour construire un parti ouvrier révolutionnaire, ne fait que confirmer le cynisme et la supercherie abyssaux qui font la triste réputation des partisans de [David] North.» Laissons cette critique au jugement de l'histoire.
L’intelligence augmentée (un terme plus précis qu’«intelligence artificielle») joue déjà un rôle majeur dans la manière dont les individus s’informent et traitent l’information. Des études montrent qu’environ un quart des utilisateurs de sites d’actualités ont désormais recours à des assistants IA génératifs au moins une fois par semaine, et leur utilisation hebdomadaire pour la recherche d’informations a plus que doublé en un an, dépassant même les usages purement créatifs. Les analyses par secteurs estiment qu’une plateforme comme ChatGPT compte des centaines de millions d’utilisateurs actifs hebdomadaires et effectue environ un milliard de recherches par semaine, tandis qu’environ un tiers des consommateurs utilisent ces modèles quotidiennement ou presque comme outil de recherche d’information.
Des études de fréquentation montrent que les dix plus grandes plateformes de chatbot ont enregistré des dizaines de milliards de visites en un an. Dans le secteur de l'information, plus des quatre cinquièmes des rédactions nord-américaines utilisent désormais l'IA sous l’une ou l’autre forme, contre à peine plus d'un tiers il y a quelques années, notamment pour la génération automatisée d'articles, l'analyse de données, le test de titres et la recherche de contenu. De grandes agences comme l'Associated Press s'appuient déjà sur des systèmes d'IA pour générer automatiquement des dizaines de milliers de rapports financiers d'entreprises chaque année, tandis que des enquêtes menées auprès de journalistes des pays du Sud suggèrent qu'une large majorité utilise des outils d'IA dans leur travail. Dans ces conditions, pour le mouvement socialiste, ignorer ou s'abstenir d'utiliser cette technologie constituerait une grave erreur stratégique. Cela reviendrait à céder un pan entier et en pleine expansion de la vie intellectuelle à la domination incontestée de l'idéologie capitaliste et bourgeoise.
Votre affirmation que l'intelligence augmentée serait «non testée» est mal informée et fausse. Des formes d'intelligence augmentée sont déjà fermement ancrées dans la vie moderne. L'apprentissage automatique aide les médecins à détecter les cancers et d’autres maladies à un stade précoce grâce à l'analyse d'images médicales; il alimente les moteurs de recherche, les outils de traduction, la reconnaissance vocale, les filtres anti-spam et les systèmes de navigation utilisés quotidiennement par des milliards de personnes; il contribue à la gestion de la logistique, du flux de circulation et de certains aspects de la distribution d'énergie dans les réseaux électriques modernes. On peut critiquer l'utilisation de ces systèmes dans le cadre du capitalisme – et on a raison de le faire – mais il est inexact de considérer la technologie en soi comme une simple nouveauté non éprouvée. La véritable question est de savoir si la classe ouvrière laissera ces puissants outils entièrement entre les mains des trusts, des États et de l'armée, ou si elle se les appropriera consciemment pour ses propres objectifs émancipateurs.
Je comprends parfaitement pourquoi de nombreux artistes, écrivains et autres acteurs culturels éprouvent une anxiété particulière face à l'intelligence augmentée. Ils constatent que les entreprises utilisent déjà l'automatisation et les outils numériques pour dévaloriser leur travail et craignent que ces systèmes ne servent à fragiliser encore davantage leurs moyens de subsistance. Ce danger est bien réel dans le capitalisme. Mais on ne peut le combattre en rejetant simplement la technologie de manière abstraite. Il faut mobiliser politiquement la classe ouvrière pour établir son contrôle collectif et démocratique sur les forces productives, afin que les progrès techniques, y compris l'intelligence augmentée, deviennent le fondement d'une vie culturelle enrichie et de conditions de travail artistique sûres, plutôt que des instruments de chômage et de surexploitation.
Les artistes peuvent aussi se sentir personnellement vulnérables à l'idée que des algorithmes puissent d'une manière ou d'une autre «remplacer» leur créativité. L'histoire montre que chaque innovation technique majeure – photographie, enregistrement sonore, cinéma, montage numérique – a contraint les artistes à se confronter à de nouvelles conditions et possibilités. L'essentiel ici est de comprendre que l'intelligence augmentée ne «pense» ni ne «crée» comme le fait la conscience humaine. Elle peut, peut-être, produire une imitation sophistiquée, voire un enrichissement effectif du style d'un Hemingway, d'un Dreiser, d'un Fitzgerald, d'un Bellow ou d'un Roth, car elle peut modéliser des structures dans des textes existants. Mais elle ne peut pas anticiper, ni «savoir» au sens artistique du terme, comment ces écrivains auraient réagi face à des expériences futures, des histoires d'amour, la mort d'amis, le déclenchement de guerres, de nouvelles flambées de lutte des classes et autres changements imprévus de l'environnement social et intellectuel. Ces sauts – vers de nouvelles formes, de nouvelles sensibilités, de nouvelles perspectives historiques – restent indissociables de l'expérience et de la conscience humaines. Il est probable que les écrivains, y compris les plus grands, utiliseront l'intelligence augmentée comme un outil parmi d'autres dans leur travail, mais ils interagiront avec elle de manière créative: comme une aide à la formulation, à l'exploration et à la révision, et non comme un substitut à leur propre jugement et vision artistiques.
Dans vos premières critiques, vous avez contesté Socialism IA du point de vue de la «propriété intellectuelle», défendant implicitement l'idée que les produits du travail intellectuel et culturel doivent rester propriété privée. Or, d'un point de vue marxiste, la lutte contre les rapports de propriété capitalistes n'a jamais exempté la propriété intellectuelle; au contraire, elle insiste sur le fait que la connaissance, la science et la culture sont le produit collectif du travail social et doivent être libérées du contrôle privé. Récemment, votre argumentation s'est déplacée des objections relatives à la violation du droit d'auteur vers la prétendue menace que l'IA ferait peser sur la santé publique. Mais, plus fondamentalement, l'effet de ces deux arguments est similaire: ils dissuadent la classe ouvrière d'utiliser un outil de pensée avancé et laissent les applications les plus puissantes de l'intelligence augmentée entre les mains des pouvoirs en place.
Il serait peut-être utile de poser la question de manière plus directe et fraternelle. La classe ouvrière, à qui l’on demande d’évoluer dans un monde d'une immense complexité, doit-elle se contenter des méthodes d'apprentissage et de communication pré-numériques, alors que la classe dirigeante exploite systématiquement tous les outils modernes d'analyse et de prédiction? Est-ce vraiment l'intérêt des travailleurs de se priver d'une technologie qui pourrait les aider à étudier l'histoire, à assimiler la théorie et à se coordonner à l'international, juste parce que cette technologie a jusque là été développée dans la société capitaliste? Ou est-il plus conforme à une perspective socialiste de maîtriser cette technologie, de la comprendre de façon critique et d'en faire un instrument de libération plutôt que d'oppression?
Vous exprimez également une méfiance générale envers l'intelligence augmentée qui, à certains égards, fait écho à celle manifestée envers d'autres produits complexes du travail scientifique, comme les vaccins. La phobie anti-IA apparaît comme la cousine politique de l'hystérie anti-vaccins. Cette analogie n'est pas une critique personnelle, mais une mise en garde contre un danger réel. Dans les deux cas, on observe une méfiance profonde, voire pathologique, envers le travail scientifique collectif, une préférence pour l'anecdote et l'intuition plutôt que pour une compréhension transmise, et une tendance à considérer les technologies puissantes comme intrinsèquement corruptrices, sans se demander dans quels rapports sociaux et à quelles fins elles sont utilisées. La supercherie du mouvement anti-vaccins est qu'il n'affaiblit pas les grands trusts pharmaceutiques, mais nuit aux citoyens ordinaires en les privant des protections disponibles. De même, un rejet catégorique de l'intelligence augmentée n'empêche pas la grand entreprise ni les États de l'utiliser; il affaiblit surtout la capacité des travailleurs à utiliser des outils avancés pour leur propre défense et leur propre formation.
Rien de tout cela ne signifie ignorer les véritables problèmes que vous soulevez: le coût environnemental de l'informatique à grande échelle, la charge imposée aux infrastructures existantes, le contenu superficiel ou trompeur que ces systèmes peuvent produire sous la pression commerciale et du divertissement. Le marxisme ne nie pas ces aspects négatifs de l’IA, mais insiste sur le fait qu’ils découlent de la subordination de la technologie au profit privé, à la compétition militaire et à la publicité, et non de l’existence même de la technologie. La solution n’est pas l’abstention, mais la transformation des rapports sociaux dans lesquels ces outils sont utilisés et leur emploi conscient dans l’intérêt du développement humain.
De ce point de vue, Socialism AI doit être perçu comme une tentative – imparfaite, évolutive, mais d'une importance capitale – d'utiliser une technologie de pointe à des fins socialistes. Il ne remplace ni la pensée, ni l'étude, ni la lutte; il vise à les soutenir et à les approfondir. Il offre aux travailleurs et aux jeunes un moyen d'étudier l'histoire et la théorie du mouvement marxiste de manière plus systématique que ne le permettraient des conditions d'isolement, de longues heures de travail et le déclin des institutions d'enseignement traditionnelles. Avant de le rejeter, l'approche la plus raisonnable et véritablement scientifique consiste à l'utiliser, à explorer ses possibilités et ses limites, puis à se forger une opinion.
Enfin, il y a un aspect politique qu'il ne faut pas négliger. Même si vous continuez à maintenir des réserves quant à l'utilisation de cette technologie, il serait tout à fait erroné d'en faire une question de principe justifiant une rupture d’avec le SEP ou le WSWS. Dans le mouvement marxiste, les ruptures ne se justifient que lorsqu'elles résultent de divergences fondamentales sur le programme – sur la nature de classe de l'État, le rôle historique de la classe ouvrière, la perspective sur la guerre, la révolution et la construction du parti. L'utilisation, ou la non- utilisation, d'un outil technologique spécifique – qu'il s'agisse d'un site internet ou d'un système d'intelligence augmentée – ne constitue pas, en soi, un changement de programme. Le SEP et le WSWS n'ont en aucun cas abandonné leur programme en développant et en utilisant Socialism AI; ils cherchent à appliquer ce programme, et la méthode marxiste, en utilisant les moyens les plus avancés dont nous disposons aujourd'hui.
Pour toutes ces raisons, je vous encourage vivement, dans un esprit de camaraderie, à reconsidérer votre opposition, ou du moins la manière dont vous l'exprimez actuellement. Personne ne vous demande d'accepter sans discernement un système ou une méthode particulière. Mais ce serait une grave erreur que de laisser des préoccupations sur la technologie se transformer en barrière entre vous et un parti qui lutte, sur une base principielle et internationaliste, pour les intérêts de la classe ouvrière. À tout le moins, donnez-vous une chance d'explorer Socialism AI, de le questionner, de le tester et d'observer comment il traite les problèmes qui vous préoccupent. Ce n'est que sur cette base – par l'expérience, l'analyse critique et le débat politique – qu'un jugement véritablement éclairé peut être rendu.
Nos meilleurs vœux pour la nouvelle année,
David North
