L'Union européenne (UE) accorde à l'Ukraine un prêt sans intérêt de 90 milliards d'euros sur les deux prochaines années afin de lui permettre de poursuivre la guerre contre la Russie et de renforcer son armement. Cet accord a été conclu le 19 décembre par les chefs d'État et de gouvernement des États membres de l'UE, à l'issue d'une réunion qui a duré plusieurs heures.
Le plan initial visant à utiliser 210 milliards d'euros d'actifs de l'État russe gelés en Europe pour financer l'Ukraine, qui avait été notamment défendu par le chancelier allemand Friedrich Merz et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, a échoué en raison de l'opposition de plusieurs États membres de l'UE.
L'UE contracte désormais elle-même des emprunts pour financer la guerre en Ukraine, créant ainsi, de manière détournée, des euro-obligations, une dette européenne commune, ce que l'Allemagne a toujours cherché à empêcher. L'Ukraine ne sera tenue de rembourser ces emprunts qu'après avoir reçu des réparations de la Russie pour le conflit. À cette fin, les fonds publics russes restent gelés. Toutefois, il est fort improbable que Moscou, qui dispose d'un avantage militaire, accepte un tel accord de réparations. L'UE risque donc fort de ne jamais rien revoir de cet argent.
Le fait que l'UE investisse des sommes aussi importantes dans la guerre en Ukraine confirme qu'il s'agit bien d'une guerre par procuration entre l'OTAN et la Russie. Sans soutien financier extérieur, l'Ukraine ferait faillite en quelques semaines. Depuis le début du conflit, près de 400 milliards d'euros d'aide militaire et financière ont été versés à Kiev, et les 90 milliards d'euros supplémentaires de l'UE ne couvriront que partiellement les besoins financiers pour les deux prochaines années. Le Fonds monétaire international estime ces besoins à 136 milliards d'euros.
Hommes politiques, généraux et journalistes justifient ainsi les milliards dépensés en Ukraine et le réarmement massif de leurs armées par la sécurité de l'Europe : «Nous n'avons qu'un choix: de l'argent aujourd'hui ou du sang demain», a déclaré le Premier ministre polonais Donald Tusk. Si Poutine n'était pas stoppé sur les champs de bataille ukrainiens, il envahira d'autres pays et soumettrait toute l'Europe.
Cette propagande, répétée des milliers de fois, est totalement dénuée de fondement. La Russie, qui représente à peine plus d'un tiers de la population de l'UE et un neuvième de sa production économique, n'a ni les moyens ni l'intérêt de conquérir l'Europe. En Ukraine, malgré des centaines de milliers de soldats tués en quatre ans de guerre, elle n'a conquis que quelques dizaines de milliers de kilomètres carrés de territoire.
Les oligarques russes, qui se sont enrichis en pillant les biens sociaux de l'Union soviétique et dont Poutine représente les intérêts, ont investi des sommes colossales dans l'immobilier de luxe occidental, dans les yachts, les clubs de football et autres. Ils aspirent à une place égale et en bonne entente avec les oligarques occidentaux.
Le régime de Poutine a accepté sans résistance l'expansion de l'OTAN en Europe de l'Est alors même qu’elle s'était engagée à faire le contraire lors de la dissolution du Pacte de Varsovie en 1991. Ce n'est que lorsque l'alliance militaire occidentale a cherché à contrôler l'Ukraine et la Géorgie, menaçant d'encercler la Russie, que Moscou a réagi. Incapable de mobiliser la solidarité de la population, la Russie a attaqué militairement l'Ukraine, creusant un fossé profond entre les populations russe et ukrainienne et offrant à l'OTAN une propagande de guerre bienvenue.
La rivalité entre l'UE et les États-Unis
La guerre en Ukraine est désormais éclipsée par la rivalité croissante entre impérialisme américain et européen. Frustré par les échecs militaires et l'effondrement progressif du régime Zelensky, Washington lui a largement retiré son soutien financier et tente de conclure un accord avec Moscou au détriment des Européens.
Le président Trump déploie le formidable appareil militaire américain contre son principal rival, la Chine, et cherche à rétablir l'hégémonie américaine sur l'Amérique du Sud, l'Amérique centrale et l'Amérique du Nord, y compris le Groenland, en invoquant la doctrine Monroe de 1823. L'Europe n'est pas un partenaire dans cette affaire, mais un rival.
C’est là l'essence de la nouvelle stratégie de sécurité nationale de Trump, qui a provoqué une onde de choc dans les capitales européennes. Elle ne désigne plus la Russie comme un adversaire, mais s'attaque désormais à l'Union européenne et soutient les partis d'extrême droite qui la rejettent. Dans une version plus longue et non publiée de cette stratégie, qui a depuis fuité, sont nommément cités la Pologne et trois autres pays qu'il faudrait « détourner » de l'UE.
Pour l'impérialisme européen, et notamment allemand, la poursuite de la guerre contre la Russie revêt une importance accrue suite au changement de cap des États-Unis. Ce changement s'explique par des raisons à la fois économiques et stratégiques.
L'Allemagne a profité de l'élargissement de l'UE vers l'Est comme aucun autre pays européen. Les entreprises allemandes peuvent accéder à une main-d'œuvre dont le coût est souvent deux à trois fois inférieur à celui pratiqué en Allemagne, à seulement quelques heures de route et sans barrières douanières. L'intégration de l'Ukraine, avec ses salaires de misère et ses précieuses matières premières, est le prolongement logique de cet élargissement.
L'Allemagne demeure dépendante du gaz naturel et du pétrole bon marché en provenance de Russie, ressources auxquelles elle a dû renoncer à contrecœur lors de la guerre en Ukraine et qu'elle tente désormais de conquérir par la force. La Russie, avec son immense territoire et son importante armée, constitue également un obstacle à l'expansion de l'impérialisme allemand qui, en tant que puissance continentale, vise principalement à s'étendre vers l'est. Ce fut déjà le cas dans la Première et la Seconde Guerres mondiale, où l'Allemagne occupa l'Ukraine afin de conquérir la Russie – chaque fois sans succès.
C’est cela — et non le souci de la «liberté», de «l’indépendance» et de «la sécurité européenne» — qui explique le gigantesque renforcement militaire de l’Allemagne et des autres puissances européennes.
Depuis la rencontre entre Trump et Poutine en Alaska cet été, où ils se sont entendus sur les premières étapes d'un accord avec l'Ukraine, les dirigeants européens ont tout fait pour saboter un accord. Lorsque les envoyés spéciaux de Trump, Steve Witkoff et Jared Kushner, sont revenus de Moscou fin novembre avec un plan en 28 points qui prenait en compte nombre des exigences de Poutine, ils ont crié à la «trahison».
Depuis, une kyrielle de négociations a eu lieu sous différentes configurations, les Européens s'efforçant de modifier les 28 points au point de rendre impossible à Moscou de les accepter. Ils ont exigé pour l'Ukraine des «garanties de sécurité» équivalentes à une adhésion à l'OTAN, même si Kiev ne rejoignait pas officiellement l'alliance militaire. Et ils ont tout fait pour empêcher l'Ukraine de céder du territoire à la Russie.
Cependant, ils ne pouvaient pas se permettre une rupture ouverte avec les États-Unis, car l'Ukraine continue de dépendre de leur soutien militaire, notamment pour la reconnaissance et l'approvisionnement en munitions.
À la mi-décembre, les négociateurs américains Witkoff et Kushner, le président ukrainien Zelensky et plusieurs chefs de gouvernement européens se sont réunis à Berlin et ont révisé les 28 points. La presse européenne s'en est réjouie, affirmant que les États-Unis avaient désormais également accepté des «garanties de sécurité».
Les chefs de gouvernement de huit États membres de l'UE, du Royaume-Uni et de la Norvège ont publié une déclaration promettant leur soutien à l'Ukraine pour la constitution d'une force armée permanente de 800 000 soldats, le déploiement d'une «force multinationale» avec le soutien des États-Unis, des garanties de sécurité complètes et un «soutien ferme à l'adhésion à l'Union européenne».
Pendant ce temps, Witkoff et Kushner négocient avec des représentants de la Russie et de l'Ukraine à Miami. Il est peu probable qu’il reste ensuite grand-chose des propositions européennes.
Des conflits qui s'intensifient en Europe
Le conflit avec les États-Unis ne rapproche pas les puissances européennes, mais les divise davantage. Le dépassement de la rivalité entre l'Allemagne, la France et les autres puissances européennes, qui a conduit aux deux guerres mondiales de 1914 et 1939, était étroitement lié à l'hégémonie américaine en Europe et à l'OTAN. Aujourd'hui, ces conflits ressurgissent.
Cela concerne non seulement les chefs de gouvernement d'extrême droite comme Viktor Orbán (Hongrie), Andrej Babiš (République tchèque) et Robert Fico (Slovaquie), ainsi que le président polonais Karol Nawrocki qui, contrairement au Premier ministre Donald Tusk, soutient Trump et lui a récemment rendu visite à la Maison-Blanche, mais aussi les principales puissances européennes Allemagne, France et Italie.
Le ton agressif avec lequel les principaux médias allemands ont commenté l'échec de la tentative de Merz de dérober les fonds publics russes gelés pour financer la guerre en Ukraine donne un avant-goût de l'arrogance avec laquelle l'impérialisme allemand affirme une fois de plus sa prétention à diriger l’Europe.
Le rédacteur en chef de la FAZ, Bertold Kolher, a dénoncé la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie comme des «passagers clandestins» et une «honte» pour l’UE. Ces pays profitaient «de tous les avantages économiques, politiques et sécuritaires de l’UE» mais menaient «une politique d’apaisement égoïste dans la confrontation historique avec la Russie impérialiste et révisionniste de Poutine, ce qui affaiblit le pouvoir de décision de l’ensemble de l’UE».
Kohler a accusé la France d’avoir forcé Merz à accepter un compromis pour lequel il avait «dû payer un prix désagréable: se replier sur une solution de crédit qui équivaut à une dette européenne commune».
Kohler a exposé sans détours les véritables enjeux du conflit ukrainien: non pas la paix et la démocratie, mais la revendication par l’Europe de son statut de grande puissance. «Cependant, l’UE doit faire preuve d’unité et de détermination, non seulement pour dissuader Poutine», écrit-t-il. «Washington et Pékin observent également de très près si une Europe unie constitue un facteur de puissance avec lequel l’Amérique et la Chine devront composer dans leur volonté de remodeler le monde selon leurs idéaux de plus en plus autoritaires, ou si les Européens peuvent être traités comme bon leur semble par les autocrates et les dictateurs.»
La classe dirigeante française considère avec méfiance la prétention de l'Allemagne au leadership européen. Le président Macron et le chancelier Merz peuvent bien invoquer l'unité européenne tant qu’ils veulent, dès qu'il s'agit de questions concrètes, les conflits s’accumulent. Cela vaut non seulement pour ce qui est de contracter des dettes en commun, ce que la France défend et que l'Allemagne a toujours rejetée avec véhémence, mais aussi pour les projets d'armement communs et les accords commerciaux.
Le programme FCAS (Future Combat Air System), le projet d'armement le plus important de l'Europe, en développement depuis 2014, est désormais au point mort. Le groupe français Dassault et Airbus, dans lequel l'Allemagne détient une participation importante, ne parviennent pas à s'entendre sur le développement et la construction du nouvel avion de chasse et de ses composants. L'enjeu dépasse la simple question du partage des bénéfices de ce contrat de plus de 100 milliards d'euros; il s'agit également d'une question de suprématie militaire en Europe. Ni l'Allemagne ni la France ne sont disposées à dépendre l'une de l'autre pour les technologies militaires importantes.
L'accord de libre-échange avec les pays du Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay et Uruguay), que la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen souhaitait signer samedi dernier après 26 ans de négociations, a été bloqué à la dernière minute par la France, l'Italie et la Pologne suite à de vives manifestations d'agriculteurs à Bruxelles. C’est là un revers majeur pour l'économie allemande.
Berlin voit également d'un mauvais œil la dernière initiative de Macron visant à entamer des pourparlers directs avec Poutine. Apparemment, l'Allemagne n'en avait pas été informée au préalable.
Les conflits entre l'Allemagne et la France s'intensifieront encore si Marine Le Pen ou Jordan Bardella, du Parti nationaliste d’extrême droite Rassemblement national, accèdent à la présidence.
C’est sur le dos de la classe ouvrière que se livrent les conflits avec la Russie, avec les États-Unis ou entre pays européens. Les sommes colossales dépensées pour le réarmement et la guerre en Ukraine exigent des coupes dans les retraites et dans les dépenses sociales, tandis que la guerre commerciale internationale entraîne licenciements de masse et baisses de salaires. Malgré leur aversion pour la politique étrangère de Trump, sa chasse aux migrants, sa mise au pas des médias, son agitation contre les opposants de gauche et ses méthodes de gouvernement autoritaires en imposent aux décideurs européens.
C’est pourquoi des partis d’extrême droite comme l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le Rassemblement national (RN) en France et les Fratelli d’Italia bénéficient d’un soutien croissant dans la classe dirigeante et leur politique raciste en matière de réfugiés est mise en œuvre par l’UE. L’Europe d’aujourd’hui rappelle de plus en plus celle des années 1930, où le continent a sombré dans le fascisme et la guerre.
Seul un mouvement indépendant de la classe ouvrière européenne peut empêcher un retour à la barbarie. Il doit conjuguer la lutte contre la guerre, les coupes budgétaires dans les dépenses sociales, les licenciements et le fascisme avec la lutte contre leur cause, le capitalisme. À l'Union européenne des fauteurs de guerre, des grands trusts et des banques, il doit opposer les États socialistes unis d'Europe.
(Article paru en anglais le 24 décembre 2025)
