Comité International de la Quatrième Internationale
Comment le Workers Revolutionary Party a trahi le trotskysme

La guerre des Malouines : Healy, laquais de l’impérialisme

La guerre des Malouines qui éclata entre la Grande-Bretagne et l’Argentine en avril 1982 révéla la putréfaction politique de la direction centrale du Workers Revolutionary Party. Elle révéla avant tout que Healy, totalement corrompu par sa prostitution des principes durant toute la décennie précédente, se trouvait d’ores et déjà à l’extrême droite du WRP, et bien plus à droite que la plupart des groupes pablistes et même de sections du Parti travailliste et du Parti communiste. Ayant, pendant des années, prétendu défendre les luttes de libération nationale, tout en agissant à l’intérieur du mouvement ouvrier britannique comme agent et propagandiste à la solde de la bourgeoisie coloniale, Healy s’avéra incapable de conduire une lutte de principes pour défendre une nation opprimée, confrontée à l’agression de l’impérialisme britannique.

La première réaction du WRP fut politiquement confuse, car Healy avança la thèse selon laquelle le conflit entre la Grande-Bretagne et l’Argentine était une guerre inter-impérialiste. Dans un éditorial daté du 3 avril 1982, Healy présenta ainsi sa théorie sur l’origine de la guerre :

« L’Argentine est un des Etats clients de l’administration Reagan en Amérique Latine et il est significatif que les protestations de Washington soient restées de nature purement formelle. L’impérialisme américain veut arracher le contrôle des Falklands pour deux raisons fondamentales. Premièrement, sous les eaux de l’Atlantique aux alentours des îles se trouvent de riches réserves de pétrole – peut-être dix fois plus importantes que celles de la mer du Nord. Deuxièmement, le Pentagone tient à établir une base de communications dans la région pour surveiller le trafic maritime autour du Cap Horn. »

L’éditorial mit l’accent sur les crimes de la junte et ne fit référence à la Grande-Bretagne que dans la deuxième moitié de la déclaration. Aucune mention ne fut faite des droits historiques de l’Argentine sur les Malouines que, soit dit en passant, le News Line s’obstina pendant un certain temps à appeler les « Falklands ». Fait significatif, le même numéro du journal comportait un article en page 2 intitulé de façon provocante : «  L’Argentine envahit les Falklands. »

La ligne politique du parti telle qu’elle fut dictée par Healy était clairement résumée par le titre du journal daté du 5 avril 1982 : «  Ceci n’est pas notre guerre. » Il a affirmé que « la classe ouvrière en Grande-Bretagne et en Argentine n’ont absolument aucun intérêt dans cette guerre, qui ne sert que les intérêts des monopoles pétroliers, des marchands d’armes et des chefs des forces armées. »

Les divergences dans la direction du parti se manifestèrent le jour suivant en gros titre du News Line  : «  Pour les ouvriers britanniques et argentins, l’ennemi principal est dans leur propre pays.  » Tandis que l’article de tête évoquait la nécessité d’élections législatives, figurait sur la même page une annonce invitant le 8 avril à une réunion publique au sujet de la guerre avec les revendications suivantes : «  Les Iles Falklands – Ceci n’est pas notre guerre ! Benn et l’opportunisme des dirigeants travaillistes. »

A travers l’ensemble du parti et même jusqu’à la rédaction, il y avait la revendication instinctive d’une campagne contre Thatcher. Mais le bureau de Healy s’y opposait et appela à une réunion publique afin de dissocier le WRP de toute campagne contre le gouvernement ; l’+annonce publique concentrant son tir contre le seul député qui avait appelé explicitement à des élections législatives.

Le News Line ne rapporta pas les discours de la réunion du 8 avril, mais cita une résolution votée à l’unanimité qui se termina par un appel pour des élections législatives.

Cet appel pour une campagne contre Thatcher rendit Healy fou de rage et l’obligea à réagir. Il écrivit une lettre politique, datée du 10 avril 1982, « à chaque membre et cadre du WRP ». Cette lettre représentait sans aucun doute une attaque de droite visant principalement ceux qui, dans le parti, accordaient tout au moins un soutien critique à l’appel de Benn pour chasser le gouvernement conservateur. Il est certain que jamais dans l’histoire de la Quatrième Internationale, un dirigeant influent d’une section nationale n’eut recours à des sophismes d’une telle vulgarité pour justifier sa capitulation devant un gouvernement impérialiste et son opposition au droit d’un pays semi-colonial de se défendre contre une attaque impérialiste.

La lettre commençait par le projet d’un scénario politique fictif destiné à dénaturer les réelles questions de classe dans cette guerre :

« 1. La crise inter-impérialiste à propos de l’’avenir des réserves pétrolières dans la région des Falklands [!!] est un nouveau et puissant témoignage de l’éclatement des rapports politiques et économiques dans le camp de l’impérialisme mondial.

« L’impérialisme américain soutient l’Argentine en secret [!], tout en déclarant son amitié envers la Grande-Bretagne. En réalité, la force motrice de ce rapport hypocrite est le déclin mondial de l’impérialisme américain lui-même. »

Cette théorie bizarre concernant les origines du conflit, contredite par le rôle indispensable joué par les Etats-Unis dans le ravitaillement et la défense de la flotte britannique en route vers l’Atlantique Sud, servait de base à la définition de la guerre comme une « crise inter-impérialiste ». Cette fausse caractérisation devenait une justification pour le refus du WRP d’apporter tout appui politique aux masses argentines dans leur lutte contre l’impérialisme britannique. La lettre continuait ainsi :

« Pour la Grande-Bretagne, confrontée à l’effondrement mondial du prix du brut et poussée au désespoir sur le sort de ses énormes investissements dans la mer du Nord, les conséquences sont catastrophiques. Si sa marine démodée et techniquement dépassée parvient à ressusciter l’esprit du corsaire Francis Drake, cela n’a rien à voir avec l’avenir des 1 800 semi-féodaux Anglais arriérés qui habitent les îles. Le pétrole est la question brûlante, surtout s’il peut être extrait à des frais bien moindres que dans la mer du Nord, contribuant par là, à récupérer au moins en partie la charge des investissements excessifs de capital. Ainsi la flotte conventionnelle et la flotte nucléaire se précipitent dans une aventure militaire qu’ elles ne peuvent pas gagner. » (caractères gras dans l’original)

Healy connaissait encore moins la géographie qu’il ne connaissait le principe léniniste de l’autodétermination. Il ne basait son affirmation que le « pétrole est la question brûlante » sur aucune analyse économique, il ne donnait aucune explication sur la façon dont les réserves pétrolières au fond de l’Atlantique, à près de 15 000 kilomètres de la Grande-Bretagne auraient pu être exploitées à meilleur marché que celles de la mer du Nord. De surcroît, Healy ne se donna même pas la peine de résoudre la contradiction flagrante entre son affirmation que le pétrole « dans le voisinage des Iles Falklands » résoudrait les problèmes d’ »investissements excessifs de capital » dans la mer du Nord, et la réalité de milliards de livres sterling dépensées par le gouvernement britannique pour envoyer sa flotte dans l’Atlantique Sud. Ce serait comique si ce n’était pas répugnant sur le plan politique.

Le niveau très bas qu’avait atteint le raisonnement politique de Healy est également révélé dans son affirmation catégorique selon laquelle la Grande-Bretagne « ne peut gagner ». La prévision n’était pas seulement erronée, elle révélait le manque de sérieux de son approche des tâches politiques du WRP. S’il avait réellement prédit une catastrophe militaire imminente pour l’impérialisme britannique, tout marxiste se devait de tirer deux conclusions fondamentales. Premièrement, que la destruction de la flotte britannique en Argentine et la perte subséquente des milliers de vies aurait provoqué l’effondrement immédiat du gouvernement Thatcher et créé, presque du jour au lendemain, une situation profondément révolutionnaire. La deuxième conclusion, qui découle de la première, était que le WRP devait mobiliser toutes ses forces pour une défaite militaire et préparer le parti à des conséquences probables d’une telle situation. Healy n’a, ni tiré la première conclusion, ni travaillé sur la base de la seconde.

Sa lettre était criblée de banalités incohérentes à tel point qu’on aurait pu les prendre pour du radotage sénile. La crise du régime bourgeois était décrite comme un problème « d’hommes d’Etat indécis et de grands scandales. Du patriarche MacMillan (‘Vous n’avez jamais aussi bien vécu’ Supermac) jusqu’à Profumo. De Sir Harold et de la ‘spéculation de scories’ à ‘maintenant je suis un Tory’ Marcia. Des Kennedy ‘nouvel horizon’ au désastre de la Baie des Cochons. De Nixon à Watergate. De Reagan à on ne sait quoi ? etc., etc. »

Finalement Healy en vint à la nature de classe de la guerre et citait une section du tome 21 des Œuvres complètes de Lénine ayant trait à l’attitude des socialistes vis-à-vis de la guerre et prouvait l’instant d’après qu’il n’avait rien compris à ce qu’il citait :

« Ces principes léninistes sont aussi fondamentaux en ce qui concerne les Iles Falklands aujourd’hui qu’ils l’étaient lorsque Lénine les a écrits en 1915. Il s’agit ici de notre attitude vis-à-vis de la guerre impérialiste, car nous sommes en présence d’un conflit entre les intérêts de l’impérialisme britannique et ceux de la junte argentine, agissant comme figure de proue des intérêts de l’impérialisme américain, selon lequel ‘la guerre est une continuation de la politique par d’autres moyens’ (à savoir violents). »

La citation de Lénine avait mis l’accent sur le fait que les marxistes « considèrent nécessaire d’étudier chaque guerre historiquement (du point de vue de la dialectique matérialiste de Marx) et séparément. » Une telle approche était complètement opposée au subjectivisme de Healy – qui niait l’existence de tout contenu historique dans les catégories dialectiques et croyait que le fait de mémoriser des noms et des séries de concepts logiques, notés au cours d’une lecture confuse des ouvrages de Hegel, pouvait servir à justifier ses impressions arbitraires et fournir la bonne réponse à tout problème politique ; il a refusé d’appliquer cette méthode logico-historique correcte à l’étude de la guerre des Malouines. Les premières victimes de son mépris ignorant du marxisme étaient les catégories politiques fondamentales de nations opprimées et opprimantes, sans lesquelles il est impossible de définir une guerre à l’époque impérialiste.

Incapable de faire la différence entre la Grande-Bretagne impérialiste et l’Argentine, Healy répéta essentiellement la position petite-bourgeoise de Shachtman qui, dans les années 40, avait défini toutes les guerres, y compris la lutte des chinois contre l’occupation japonaise, comme des conflits entre impérialistes. Comme Shachtman, Healy conclut qu’il était impossible de baser la position du parti sur une « définition abstraite du caractère de classe de l’Etat impliqué dans la guerre », mais plutôt que celle-ci se fondait sur un examen soi-disant concret de la « réalité des événements vivants » – dans ce cas, d’une dispute au sujet du pétrole, l’Argentine représentant l’impérialisme américain.

Par conséquent, Healy déclarait dans des termes qui devraient être marqués au fer rouge sur ses fesses : « Il ne (souligné dans l’original) s’agit absolument pas de savoir si les îles appartiennent historiquement à l’Argentine, comme le prétend ce lâche organe de presse révisionniste le Socialist Worker... » Il s’est également opposé à la déclaration suivante, qui a été publiée dans la presse des pablistes britanniques et qui a proclamé que les impérialistes britanniques « n’ont aucun droit à faire valoir sur ce territoire contre les Argentins. »

Healy a ensuite déversé sa fureur sur le député centriste Tony Benn qui avait eu la témérité de répondre à la guerre des Malouines par un appel pour le renversement du gouvernement des conservateurs – appel qui le plaçait, dans ces circonstances, à gauche de la lâche position de Healy. Le « théoricien » du WRP donna un exemple éclatant de sa « pratique de la connaissance » en élaborant une série de sophismes destinés à justifier son opposition sans principe à l’appel correct de Benn.

« Benn peut appeler au renversement de Thatcher, car il sait bien que le chauvinisme qui sévit, non seulement parmi les Travaillistes de droite mais également chez les soi-disant ‘gauches’, assurera aux conservateurs une majorité parlementaire et que ces derniers n’ont aucune crainte, dans l’immédiat, de voir leur gouvernement renversé. »

Alors que Benn était au moins prêt à lutter contre le chauvinisme dans le Parti travailliste et à s’opposer ouvertement à la guerre impérialiste, Healy, un poltron politique complètement effrayé par l’envoi de la flotte britannique, niait la possibilité d’une lutte contre Thatcher.

Dans ce contexte, la dénonciation de Benn de la part de Healy, en raison de son « opportunisme parlementaire », n’était que pure duplicité. En pratique, il défendait le gouvernement conservateur.

Healy résuma ainsi ses conclusions politiques :

« a) L’origine de la crise est la ruine de plus en plus profonde des bases économiques et politiques de l’impérialisme mondial.

« b) Pour les ouvriers britanniques et argentins qui n’ont pas de patrie, l’ennemi est chez eux. Cette guerre n’est pas notre guerre. Elle est née de la nature totalement réactionnaire de l’impérialisme.

« c) Les ouvriers britanniques et argentins doivent préparer activement la défaite de leur propre bourgeoisie. La bourgeoisie, qui aujourd’hui intensifie la propagande de justification de sa guerre, tournera ses fusils contre la classe ouvrière en Grande-Bretagne tout aussi facilement qu’elle le fait depuis tant d’années en Argentine.

« d) La classe ouvrière en Grande-Bretagne et en Argentine, comme Lénine l’a expliqué, doit préparer activement la défaite de sa propre bourgeoisie, en développant la lutte pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile et, par là même, profiter des faiblesses croissantes de la bourgeoisie impérialiste. »

Ayant déjà défini la guerre incorrectement comme un conflit entre puissances impérialistes et ayant refusé son soutien même critique à l’appel de Benn à renverser le gouvernement conservateur, la référence de Healy à la guerre civile était totalement creuse et hypocrite. Derrière ses formulations éclectiques et vagues, il dissimulait son opposition à toute politique, tout mot d’ordre ou toute activité pratique qui risquerait de faire entrer le WRP en conflit avec l’Etat capitaliste et de perturber le déroulement de la guerre impérialiste. Ainsi, la lettre n’avançait aucune proposition concrète pour une intervention dans le mouvement ouvrier britannique. Dans la lettre interne, adressée aux cadres du parti, il n’y avait aucun mot d’ordre politique, aucune initiative tactique proposée.

Au lieu de cela, Healy conclut sa lettre en donnant des instructions aux membres pour qu’ils remplissent les quotas organisationnels fixés par les apparatchiks du parti pour satisfaire les besoins financiers de la bureaucratie londonienne :

« Il nous faut augmenter la vente du News Line de 1 800 exemplaires par jour à partir du lundi 19 avril 1982.

« Il nous faut ce montant vital de 20 000 livres sterling pour le Youth Training Fund (fonds de formation de la jeunesse) avant cette même date du lundi 19 avril.

« Il s’agit de deux pratiques essentielles et vitales liées directement à la lutte révolutionnaire contre la guerre impérialiste aux Iles Falklands. Sans de telles pratiques, nous pouvons utiliser toutes les ‘phrases de gauche’ que nous voulons et pourtant disparaître dans le marais du révisionnisme et du réformisme travailliste.

« Nous sommes confrontés ici à l’épreuve des épreuves... Nous attendons avec impatience vos réponses pratiques et révolutionnaires jusqu’au 19 avril. »

Ces lignes sont d’un opportunisme achevé et dans ce cas-là, elles ont un caractère, politiquement parlant, sinistre. Healy avait attaqué l’appel pour des élections législatives et au renversement du gouvernement conservateur par des sarcasmes méprisants – « nous pouvons utiliser toutes les formules de gauche que nous voulons » et faisait de la rentrée d’argent « l’épreuve déterminante ». Ce sont les paroles d’un homme devenu complètement insensible aux nécessités de la lutte de classe et aux responsabilités historiques du parti qu’il représentait. Ce que Healy attendait « avec une certaine impatience », ce n’était pas les comptes-rendus de la base sur les sentiments de la classe ouvrière et sur la réponse du mouvement ouvrier à l’orientation du parti, mais « l’augmentation des ventes du News Line de 1 800 exemplaires par jour » et le « ce montant vital de 20 000 livres sterling ». Sa réponse à la guerre n’était pas celle d’un bolchevique, ni même celle d’un centriste de gauche, mais celle d’un opportuniste réformiste petit-bourgeois et lâche dont le seul souci était de défendre la caisse du parti.

Cette fois-ci, Healy était allé trop loin, même aux yeux de Michael Banda qui s’était trouvé dans l’impossibilité de fermer les yeux sur cette défense honteuse de l’impérialisme britannique. La lettre de Healy était déjà imprimée et acheminée aux cellules du parti lorsque Banda protesta et exigea une modification immédiate de l’orientation politique, allant dans le sens de la résolution votée lors de la réunion du 8 avril. Tentant d’éviter un scandale politique, Banda arriva à convaincre Healy de la nécessité de retirer sa lettre politique. Les exemplaires déjà envoyés furent récupérés et renvoyés au siège. Banda prit alors en main un travail de replâtrage de la lettre politique, éliminant toutes les attaques dirigées contre les révisionnistes et contre Tony Benn et y ajoutait un paragraphe crucial juste après la référence à Lénine :

« Il y a une différence historique essentielle. La résistance des Argentins face aux intérêts de l’impérialisme britannique contient un élément important de la lutte de libération nationale, puisque ces îles appartiennent historiquement parlant à l’Argentine et ce pays a le droit de se les voir restituer. D’où la mobilisation spontanée des masses revendiquant leur restitution. »

Cette réorientation politique était peu à peu intégrée dans la politique du News Line. Le 13 avril 1982, le News Line était finalement prêt à dénoncer « la guerre impérialiste du gouvernement Thatcher contre l’Argentine » et, le jour suivant, le WRP incluait, dans son annonce de première page pour le premier mai, deux nouveaux mots d’ordre : « A bas la guerre impérialiste de Thatcher aux Falklands ! » et « Mobilisez la classe ouvrière pour renverser le gouvernement Tory ! »

Trois ans et demi plus tard, au milieu de l’explosion suivant la révélation des abus abjects de cadres féminins commis par Healy, Banda glorifia le rôle qu’il avait joué dans l’opposition à la ligne politique de Healy pendant la guerre des Malouines. Mais comme les faits le démontrent, sa « lutte » contre Healy a été menée d’une manière dénudée de tout principe et derrière le dos des membres du parti et du Comité international.

L’enjeu n’était pas une simple erreur épisodique dans l’analyse politique. La lettre politique de Healy était consciemment dirigée contre une section du mouvement ouvrier et contre ceux qui, au sein du WRP avaient appelé à l’action contre les Tories. Autrement dit, le véritable point de départ de Healy n’était pas son évaluation erronée du droit de l’Argentine à la souveraineté sur les Malouines, mais plutôt son adaptation à l’impérialisme britannique. Sa définition de la guerre comme un conflit entre des puissances impérialistes découlait de son opposition à toute mobilisation de la classe ouvrière pour défendre l’Argentine.

Dans ces conditions, le refus de Banda – et, il nous faut ajouter, de Cliff Slaughter – de s’opposer ouvertement devant tout le parti et le Comité International à Healy avait une importance politique bien plus grande que l’opération de sauvetage qu’il organisa à la hâte en guise de correction. Aucune explication politique ne fut donnée aux membres à propos des circonstances dans lesquelles le changement d’orientation eut lieu. Le premier commandement du bolchevisme, à savoir démasquer l’aile droite du parti – fut violé. Plus tard, en 1982, lorsqu’un membre du Comité central du WRP avait écrit à Banda pour se plaindre de cette opération de dissimulation politique, il fut immédiatement expulsé du parti. Tout ceci équivalait à une couverture consciente du rôle de Healy au sein de la direction du parti en tant que laquais de l’impérialisme britannique. En réalité, Banda laissait la bombe à retardement amorcée au sein du WRP et du CI de la Quatrième Internationale. Il savait au même titre que Slaughter et tous ceux qui étaient au courant des événements de début avril 1982, que Healy était politiquement inapte à rester à la direction du mouvement trotskyste.

Dans des articles qui furent publiés dans le News Line pendant la guerre, des dénonciations virulentes étaient proférées à l’égard de certaines tendances de droite dans le mouvement ouvrier, dont les positions étaient similaires ou identiques à celles de Healy. Le 28 mai 1982, en réponse à un lecteur qui avait avoué être dégoûté par la politique pro-impérialiste de la direction du Labour Party et qui avait demandé une explication de leur rôle, le News Line répondait :

« Le premier point et le plus important à saisir, c’est que Foot [Michael Foot, dirigeant du Parti travailliste, 1980-1983] et ses complices ne sont pas de ‘mauvais’ individus qui ont commis une ‘erreur’ et que notre tâche consiste à tenter de les corriger. »

En réponse à une autre question concernant la politique du groupe « Militant » sur la guerre, qui ne différait en rien de celle de Healy, le News Line du 12 juin 1982 déclarait :

« La tendance ‘Militant’ est un groupe de faux ‘trotskystes’ renégats qui fournissent une couverture à l’aile droite du Parti travailliste. Se posant en marxistes, le rôle de ‘Militant’ est de tenter de faire obstacle à tous ceux qui commencent à s’orienter vers une politique révolutionnaire sérieuse. En réalité, ce sont d’abjects réformistes, des défenseurs de la voie parlementaire au socialisme et qui collaborent étroitement avec la bureaucratie contre l’aile gauche du Parti travailliste.

« Ainsi l’appel pour une ‘orientation de classe’ contre la guerre n’est qu’un écran de fumée derrière lequel ‘Militant’ s’aligne effectivement avec l’aile droite du Labour Party (comme l’a fait Healy contre Benn) et l’impérialisme américain et britannique dans la guerre impérialiste réactionnaire contre l’Argentine. »

Dans le Labour Review du mois d’août 1982, Slaughter a rédigé une analyse impitoyable de la politique du dirigeant de « Militant », Ted Grant. Il a employé des expressions telles « un fatras d’incohérences », « des larmoiements sentimentaux » et « une confusion désespérante » pour caractériser l’équation « healyiste » de l’Argentine et la Grande-Bretagne prônée par Grant et en faisant la mise en garde qu’ »il s’efforce de ‘tordre’ le marxisme pour qu’il corresponde à son opportunisme et à sa trahison ». Il a ridiculisé Grant pour avoir nié ce que « tout être humain dans le monde qui lutte contre l’impérialisme a compris... » et concluait que « cette trahison, se posant en marxisme, doit être dévoilée par tous les moyens possibles. » (pp. 11-15) Mais cette règle ne s’appliquait pas au principal dirigeant du WRP.

Il y a encore une autre facette à cette histoire lugubre. Au cours de son rectificatif de l’orientation grotesque de droite de Healy, Banda a introduit quelques nouveautés opportunistes bien à lui. En réponse à un lecteur qui avait demandé quelle position le WRP adopterait vis-à-vis de la junte argentine s’il travaillait dans ce pays, la réponse publiée dans la rubrique journalière « Questions et Réponses », pour laquelle Banda était politiquement responsable, était la suivante :

« Une section du CIQI en Argentine soutiendrait inconditionnellement la bourgeoisie argentine contre l’impérialisme britannique...

« Un parti marxiste en Argentine se devrait de former un front uni avec la junte militaire bourgeoise dans la lutte contre la guerre de rapine de l’impérialisme britannique et américain.

« Ceci ne devrait entraîner aucune compromission en ce qui concerne l’indépendance de la classe ouvrière et de son avant-garde révolutionnaire. » (1er juin 1982)

Il s’agissait d’une caricature minable de la position de Trotsky : parler du soutien inconditionnel de la bourgeoisie argentine nie d’avance l’indépendance politique de la classe ouvrière ; offrir à la junte un « front uni » signifiait déformer cette notion du marxisme et trahir la classe ouvrière.

Dans la direction de la lutte démocratique pour l’auto-détermination nationale, la classe ouvrière argentine ne défend ni la bourgeoisie, ni ses fonctionnaires militaires. Comme l’a écrit L. Trotsky dans le Programme de Transition : « En soutenant un pays colonial ou l’URSS dans la guerre, le prolétariat ne se solidarise pas dans la moindre mesure avec le gouvernement bourgeois d’un pays colonial, ni avec la bureaucratie thermidorienne de l’URSS. Au contraire, il maintient son indépendance politique aussi bien envers l’un qu’envers l’autre. En aidant une guerre juste et progressiste, le prolétariat révolutionnaire conquiert les sympathies des travailleurs des colonies et de l’URSS, y affermit ainsi l’autorité et l’influence de la Quatrième Internationale et peut aider d’autant mieux au renversement du gouvernement bourgeois dans le pays colonial, de la bureaucratie réactionnaire en URSS. » (Léon Trotsky, Programme de Transition, Editions la Brèche, p. 40)

Dans les conditions concrètes qui furent à l’origine de la guerre des Malouines, il aurait été doublement traître de suivre la politique suggérée par Banda. Celle-ci aurait placé de virtuels trotskystes argentins dans un « front uni » non seulement avec la junte mais également avec tous les petits-bourgeois chauvins enragés du pays, y compris avec ceux qui faisaient le sale boulot de Galtieri dans ses escadrons de la mort.

La junte s’était lancée dans la guerre comme dans une diversion désespérée pour mettre un terme à son effondrement imminent. Elle avait conduit la guerre de façon à assurer le maximum de souffrances aux soldats de la classe ouvrière et de la paysannerie argentines, en assurant la victoire finale de l’impérialisme britannique. Dans cette situation, les trotskystes auraient utilisé la guerre afin d’accélérer le renversement révolutionnaire de Galtieri et toute leur agitation aurait été organisée dans ce but, tout en se gardant de refuser l’action coordonnée avec le gouvernement là où celle-ci se révélait nécessaire, dans la mesure où notre parti n’est pas encore en mesure de renverser le gouvernement. En aucun cas, nous n’expliquerions ces actions dans des termes qui pourraient donner la moindre crédibilité au régime, ou rendre notre parti responsable pour les actions de la junte. A tout moment, nous démasquerions la nature traître de la bourgeoisie, l’incompétence et la dégénérescence de ses officiers et exigerions que les ouvriers soient armés et que leurs propres milices soient formées. En même temps, nous proposerions aux masses notre programme pour un gouvernement ouvrier et paysan et pour la liquidation du capitalisme argentin par la dictature du prolétariat.

Le bref flirt du WRP avec la junte en Argentine était le produit le plus don quichottesque de l’élévation de la lutte armée au niveau d’une stratégie par Banda. Ce faisant, il a forgé un critère erroné, qui a permis au WRP de laisser planer la possibilité qu’un conflit militaire puisse transformer une bande de mercenaires fascistes en opposants intransigeants de l’impérialisme et en libérateurs potentiels de la classe ouvrière. Le 17 juin 1982, le News Line défendait sa déclaration précédente qui disait que la Grande-Bretagne ne pourrait jamais reprendre les Malouines en acceptant les prétentions de la junte et en prévoyant une guerre prolongée. Cet article, écrit sous la surveillance de Banda, a cité respectueusement les affirmations imbéciles du « président » Leopoldo Galtieri, du « ministre des Affaires étrangères » Costa Mendez et du « ministre de la Défense » Amadeo Frugoli et a affirmé que « Ces sentiments sont largement répandus en Amérique Latine »– comme s’il existait une réelle identité entre ces tyrans discrédités, qui devaient bientôt être arrêtés et emprisonnés, et les sentiments sincèrement anti-impérialistes des masses.

L’article définissait ensuite la guerre des Malouines comme le point de départ d’un « profond réveil de la question nationale » et ne faisait aucune référence au prolétariat latino-américain et à la lutte de classe. Entière confiance était accordée à la junte et le News Line, acceptant les vantardises creuses de ces généraux déconsidérés, prédisaient la prolongation de la guerre. Tandis que Galtieri se cachait dans le palais présidentiel et que des manifestations ouvrières massives réclamaient sa tête, le News Line faisait une apologie honteuse de la junte :

« Quel que soit le règlement temporaire auquel on arriverait aujourd’hui, les lignes de communication et les positions britanniques sur les îles restent les cibles principales des forces armées argentines. » Si un « trotskyste » argentin avait tenté d’apaiser la colère des masses en utilisant ce genre de sophisme, il se serait fait pendre, à juste titre, à un réverbère de la Plaza de Mayo.

Une affirmation encore plus incroyable suivait : « Dans ces conditions, une guerre prolongée serait un bourbier qui transformerait les Malouines en ‘guerre du Vietnam’ pour Thatcher, guerre qu’elle est aussi incapable de gagner que ne le furent les Etats-Unis dans le sud-est asiatique. »

Cette prédiction prouve que le WRP n’avait pas la moindre confiance dans la classe ouvrière britannique et dans son rôle révolutionnaire. On faisait à présent de la junte le fossoyeur de l’impérialisme britannique, tout comme on allait bientôt proclamer l’armée iranienne l’exécuteur des tâches révolutionnaires au Moyen-Orient. De plus, elle confirmait que le soi-disant « rectificatif » d’avril n’était ni plus ni moins qu’un simple travail de maquillage politique qui n’a en rien rétabli une orientation prolétarienne dans le WRP.

Dans plusieurs articles, Banda et le News Line ont tenté de donner une couverture orthodoxe à leur attitude à l’égard de la junte argentine en faisant référence à la lutte de Tchang Kaï-chek contre le Japon, dans les années 1930. Cette comparaison était tout à fait mécanique et sans fondement. Comparer la lutte vitale du peuple chinois – qui, pour la première fois, luttait pour son droit à l’indépendance nationale contre les envahisseurs impérialistes qui occupaient le pays – à la guerre de diversion lancée, en 1982, par la junte discréditée, c’était se moquer du caractère concret de la dialectique. Même des radicaux bourgeois plus astucieux, tel qu’Alfonsin, gardèrent leurs distances vis-à-vis de la junte et profitèrent du fait que les pablistes argentins s’étaient adaptés sans aucune critique aux pires éléments chauvins.

Pour résumer, la tâche des trotskystes en Grande-Bretagne consistait à défendre inconditionnellement le droit de l’Argentine à l’autodétermination, et à travailler à tout moment à la défaite du gouvernement britannique et de ses forces militaires. En Argentine, les trotskystes étaient obligés de défendre le droit à l’autodétermination nationale, avec leurs propres méthodes prolétariennes, soutenant à tout moment l’indépendance politique de la classe ouvrière et le drapeau de l’internationalisme révolutionnaire.

L’incapacité du WRP, dès l’origine de la guerre, à mener en Grande-Bretagne une politique basée sur les principes ou à élaborer une stratégie révolutionnaire pour les ouvriers argentins était liée à la répudiation, par Healy et Banda, de la conception marxiste de l’Etat capitaliste. Ils ont attribué un rôle libérateur à ce dernier et ont tenté de l’utiliser, sous une forme ou sous une autre, comme outil de la politique du parti et de la lutte de classe.