David North
L’héritage que nous défendons

L’école falsificatrice de Banda

La publication de la Lettre ouverte par James Cannon, fondateur et dirigeant du SWP, et la création en novembre 1953 du Comité International de la Quatrième Internationale, constituent la grande ligne de partage historique dans l’évolution de la Quatrième Internationale après la mort de Léon Trotsky survenue en 1940.

Tout en restant conscient des limites de toute analogie, on peut écrire sans crainte de se tromper que la scission d’avec le pablisme revêt dans l’histoire du trotskysme la même importance que la scission de 1903 dans celle du bolchevisme. En 1953, la Quatrième Internationale se trouvait aux prises avec une tendance opportuniste qui la menaçait de disparition et remettait en question les principes théoriques, politiques et organisationnels fondamentaux du trotskysme. Tous les conflits qui ont opposé des tendances se réclamant du trotskysme après cette scission se rapportèrent aux questions débattues pour la première fois en 1953.

De même que la scission survenue au second congrès de 1903 n’avait ni résolu, ni clarifié définitivement les questions politiques opposant bolcheviks et mencheviks, la scission de la Quatrième Internationale avait laissé de nombreuses questions en suspens. Ce n’est qu’au cours des années qui suivirent que les implications les plus profondes de cette scission devinrent visibles. Tous les événements ultérieurs, sans exception, confirmèrent le fait que le conflit de 1953 avait opposé deux tendances politiques irréconciliables, représentant des forces sociales différentes. L’aile prolétarienne de la Quatrième Internationale, les « trotskystes orthodoxes », sous la direction de James Cannon, fonda le Comité International. Le Secrétariat International dirigé par Michel Pablo et Ernest Mandel représentait, lui, une tendance révisionniste petite-bourgeoise.

Les positions prises par Pablo attaquaient ouvertement les conceptions programmatiques fondamentales sur la base desquelles on avait fondé la Quatrième Internationale en 1938. Avec ses propositions opportunistes d’ « intégration » des sections de la Quatrième Internationale « dans le mouvement réel des masses », de « fusion réelle de l’avant-garde révolutionnaire avec le mouvement naturel de la classe, quelque soit la façon dont ce dernier se constitue et la forme qu’il prend dans chaque pays », et pour « l’élimination des les barrières doctrinaires et schématiques séparant la pensée formelle de l’action révolutionnaire », Pablo œuvrait, qu’il en soit conscient ou non, à la destruction de la Quatrième Internationale comme tendance révolutionnaire indépendante du mouvement ouvrier. Son programme n’allait pas seulement à l’encontre de la définition du stalinisme donnée par Trotsky comme étant une agence de l’impérialisme, mais remettait également en cause la théorie du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière et rejetait la théorie léniniste et trotskyste du parti révolutionnaire. Plutôt que de faire de la lutte consciente pour le marxisme et contre les formes dominantes et spontanées du développement de la conscience bourgeoise la base même de la construction du parti révolutionnaire, le pablisme procédait d’un objectivisme grossier en attribuant aux directions existantes du mouvement de masse de la classe ouvrière – avant tout les bureaucraties staliniennes – un rôle historique déterminant dans la victoire du socialisme.

De 1949 à 1953, Pablo développa une ligne politique selon laquelle la bureaucratie soviétique pouvait être forcée, sous la pression des masses, à mener des luttes révolutionnaires contre l’impérialisme et selon laquelle la révolution mondiale serait menée à terme sous l’égide du stalinisme. Le pablisme allait jusqu’à appliquer ses affirmations incorrectes sur la bureaucratie stalinienne à des mouvements nationalistes bourgeois des pays coloniaux et sous-développés. L’essence de ces révisions était constituée par le rejet de la lutte pour l’indépendance politique inconditionnelle de la classe ouvrière vis-à-vis toutes les tendances petites-bourgeoises. Ce rejet entraînait la négation du rôle de la Quatrième Internationale dans la lutte pour résoudre la crise de la direction révolutionnaire.

La source objective du révisionnisme pabliste était la capitulation d’éléments petits-bourgeois et, aux États-Unis, de couches conservatrices de travailleurs face à l’énorme pression exercée par l’impérialisme et retransmise en partie par la bureaucratie stalinienne, sur la Quatrième Internationale dans la période de l’après-guerre.

En dépit de leur dégénérescence ultérieure, le mérite impérissable de s’être opposé au révisionnisme pabliste et d’avoir préservé contre lui la continuité historique du trotskysme, revient à Cannon, Healy en Grande-Bretagne et Lambert en France. Car, contrairement à l’opinion de Monsieur Banda, ne survivent pas seulement aux hommes leurs méfaits. L’importance objective de la lutte de 1953 contre le pablisme demeure un chaînon historique dans la continuité du trotskysme. Or, c’est précisément ce chaînon historique que Banda rejette. Il prétend que « le Comité International était une illusion monumentale, une méprisable manouvre et une dégoûtante mascarade », que la publication de la Lettre ouverte était « un acte de décervelage politique » de la part de Cannon et Healy, « organiquement enchaînés aux démocraties occidentales » afin de « défendre leur propre base opérationnelle. »

Selon Banda, la prétendue banqueroute de Cannon et de Healy fournit la preuve de l’état hautement lamentable où se trouvait la Quatrième Internationale – une organisation qui souffrirait d’une incapacité congénitale à donner une direction révolutionnaire. Selon Banda, la Quatrième Internationale était loin en 1951 de représenter la continuité du marxisme, étant « totalement émasculée, elle n’était qu’un ersatz d’internationale, un accident de l’histoire et le produit bâtard d’une alliance sans principes, pleine d’opportunisme et de double langage ». Or, le but de tout ce discours compliqué est d’effacer la signification historique de 1953. Afin de camoufler sa propre capitulation devant les méthodes et les perspectives du révisionnisme pabliste, Banda tire de son riche vocabulaire toutes les insultes possibles et imaginables pour ensuite les jeter au visage de ceux qui ont combattu le pablisme.

Un lien direct existe entre cette grotesque révision de l’histoire de la Quatrième Internationale et l’activité politique de Banda au Sri Lanka où, pendant son « congé » prolongé du poste de secrétaire général du WRP à la fin de 1985, il prit contact avec le LSSP. En 1953, bien que ce parti prétendait ne pas être d’accord avec les conclusions politiques de Pablo, il s’opposa néanmoins à la publication de la Lettre ouverte et à la fondation du Comité International. Comme les événements allaient rapidement le montrer, la lutte contre le révisionnisme au sein de la Quatrième Internationale était de moins en moins compatible avec l’adaptation croissante du LSSP au stalinisme et au nationalisme petit-bourgeois qui eut son point culminant en 1964 avec l’entrée du LSSP dans un gouvernement de coalition. En suivant les traces du LSSP, Banda tente une défense rétrospective de l’opportunisme de celui-ci en dénigrant et en calomniant les fondateurs du Comité International. Or, Banda ne reculera devant rien pour discréditer le Comité International et prouver qu’on ne peut accuser le pablisme de liquider la Quatrième Internationale. C’est ainsi qu’il insiste pour dire qu’il n’y avait déjà plus rien à liquider en 1953, l’effondrement politique de la Quatrième Internationale s’étant déjà produit avant même la fondation du Comité International.

Ses Vingt-sept raisons se distinguent par une incurie polémique qui est le produit de sa méthode où « tous les coups sont permis ». Banda va même jusqu’à faire cette incroyable assertion selon laquelle « l’assassinat de Trotsky et la guerre, loin de résoudre les problèmes restés sans solution et d’accélérer le développement de la Quatrième Internationale, eurent en fait l’effet inverse », suggérant par là que l’assassinat de Trotsky aurait dû avoir un effet positif. Il serait facile d’ignorer cette phrase ou de penser qu’il ne s’agit là que d’un simple lapsus. Or, elle est en parfaite harmonie avec le principal argument de Banda : en fondant la Quatrième Internationale, Trotsky aurait commis une sottise désastreuse et aurait à sa mort légué au mouvement ouvrier un monstre politique. La « révision » de l’histoire de la Quatrième Internationale par Banda consiste à traîner ses dirigeants dans la boue, des dirigeants qu’il décrit comme « des charlatans, des fantaisistes qui jouent une farce de parti mondial », une « clique bureaucratique qui s’auto-reconstitue », des « minus », des « filous réformistes » et même des « missionnaires jésuites ». Dans ce musée des horreurs, le pire des démons n’est pas Healy mais plutôt James Cannon dont les crimes impardonnables, mis à part le fait d’être né aux États-Unis, sont innombrables. Aux yeux de Banda, Cannon est coupable des méfaits suivants :

  1. « Adaptation répugnante à Norman Thomas et au Parti socialiste en 1934-5 » ;
  2. « Trahison criminelle » – en fait la « pire des trahisons du trotskysme », lors du procès pour sédition de Minneapolis en 1941, où la « stratégie et la tactique du défaitisme révolutionnaire furent abandonnées de façon honteuse » ;
  3. « Lâcheté politique et capitulation devant les sections arriérées du prolétariat américain » ;
  4. Transformation du trotskysme en « dogme fétichiste » ;
  5. « Orientation vers la défense nationale déguisée en formules d’apparence révolutionnaire » ;
  6. « Glorification de la position exceptionnelle des États-Unis » ;
  7. « Adaptation aux démocrates de gauche aux États-Unis et silence honteux et inexplicable sur l’exécution des Rosenberg » ;
  8. « Indifférence politique répugnante vis-à-vis de la persécution du Parti communiste des États-Unis » ;
  9. « Ne jamais avoir considéré le PC comme faisant légitimement partie de la classe ouvrière » ;
  10. « Indignation morale et pacifiste face à la guerre de Corée » ;
  11. Création délibérée d’un « monstre frankensteinien sous la forme de Pablo » et ;
  12. Méconnaissance « du fascisme et encore beaucoup moins des rapports de classe aux États-Unis ».

Nous démontrerons dans les pages suivantes que l’attaque de Banda contre Cannon et le SWP a pour objectif de discréditer la lutte menée contre le pablisme en 1953. Les insultes dont il couvre Cannon sont essentiellement une répétition des calomnies des pablistes américains, les plus droitiers des révisionnistes. Selon Banda, Cannon n’était pas le seul vilain de l’histoire. Il nous explique en effet que la Quatrième Internationale se serait trouvée dépossédée des « qualités et de la vision dialectique de Trotsky » et « pas même capable de tirer les leçons de son propre passé ». En outre, elle « s’abstint de participer à la résistance et ne joua aucun rôle ou presque dans la lutte pour une ligne défaitiste révolutionnaire ». Enfin, vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, son « impressionnisme éclectique prit des proportions anormales ». Coupable d’avoir « honteusement léché les bottes de la démocratie bourgeoise », d’avoir céder aux « penchants sionistes de Mandel », sa lutte interne contre la tendance droitière de Morrow et Goldman n’était « qu’un alibi et une diversion commode qui ne put freiner sa chute dans un pragmatisme de la pire espèce ».

Banda a une approche de l’histoire de la Quatrième Internationale qui lui fait oublier une « broutille » : la lutte des classes et sa base matérielle qui repose dans la contradiction présente entre le développement des forces productives et les rapports sociaux existants. Il réduit l’histoire de la Quatrième Internationale à quelques disputes mesquines entre personnes de mauvais caractère et généralement stupides (tous les événements auxquels il fait allusion sont survenus, bien entendu, avant sa propre entrée en scène) et dont les actions doivent être expliquées par des motivations personnelles et égoïstes en général.

Mis à part le « miracle » inexpliqué du génie de Trotsky, il n’y aurait eu, hormis les ambitions personnelles d’une poignée d’individus ne parlant qu’en leur nom propre, aucune raison à l’existence de la Quatrième Internationale. Selon Banda, l’histoire de ce parti n’est qu’un « misérable et lugubre conte » qui s’est achevé dans la « calomnie bureaucratique », « en gangstérisme politique » et en « dépravation morale des plus sordides ». En fait, il faut remonter aux procès de Moscou et aux discours de Vychinsky réclamant des peines de mort décidées à l’avance dans la Salle des colonnes (« fusillez ces chiens enragés ») pour entendre le mouvement trotskyste qualifié de la sorte.

Banda saute d’un épisode hors contexte à un autre et les transitions qu’il construit arbitrairement entre différents événements sont dépourvues de tout lien logique. En faisant appel à une telle méthode, on peut non seulement démontrer la faillite de la Quatrième Internationale, mais également celle de l’ensemble du mouvement ouvrier et de l’histoire de l’humanité en général. Banda nous ramène au subjectivisme historique de l’ancien matérialisme vulgaire, analysé il y a déjà longtemps par Engels :

« C’est pourquoi sa conception de l’histoire, dans la mesure où il en a une, est essentiellement pragmatique ; il apprécie tout d’après les motifs de l’action, partage les hommes exerçant une action historique en nobles et non-nobles, et constate ensuite ordinairement que ce sont les nobles qui sont les dupes et les non-nobles les vainqueurs, d’où il résulte pour l’ancien matérialisme que l’étude de l’histoire ne nous apprend pas grand chose d’édifiant … ». Engels poursuit : « L’ancien matérialisme est infidèle à lui-même parce qu’il prend les forces motrices idéales qui y sont actives [dans le domaine historique] pour les causes dernières, au lieu d’examiner ce qu’il y a derrière elles, et quelles sont les forces motrices de ces forces motrices ». [3]

La base de tous les partis politiques et de leurs programmes respectifs est la lutte des classes, une lutte pour les intérêts matériels contradictoires et irréconciliables des diverses couches sociales associées à des rapports de production déterminés qui se sont formés au cours de l’histoire. Ignorer les puissants processus historiques à partir desquels se cristallisent les partis des différentes classes, ou bien caractériser les directions de diverses tendances du mouvement ouvrier de « cliques qui s’auto-reconstituent » ou encore de « fantaisistes jouant au ‘parti mondial’ », c’est descendre au niveau de la police capitaliste qui a coutume d’expliquer toute formulation des intérêts distincts de classe du prolétariat par des manipulations et des intrigues émanant de « gens qui se sont eux-mêmes érigés en dirigeants ». Banda est incapable ne serait-ce que de tenter d’établir un rapport entre le développement historique de la lutte des classes et les formes que revêt sa réflexion dans la lutte politique et idéologique au sein de la Quatrième Internationale. Partant de cette méthode subjective nulle, son exposé de l’action de la Quatrième Internationale s’appuie sur des distorsions haineuses, des fabrications complètes et des demi-vérités cyniques. Presque chaque fois où il fait allusion à l’histoire de la Quatrième Internationale, Banda étale une ignorance à peine croyable des véritables faits.

Les mensonges et les contradictions internes du document de Banda sont le reflet de son absence de perspective historique homogène et cohérente qui est la conséquence de son abandon de la conception matérialiste de l’histoire. Dans son jugement des hommes et de leurs actions, Banda se sert de l’aune subjectif du rationaliste. Ainsi, il oublie de façon bien pratique ou nie explicitement la nécessité historique à la base de la création de la Quatrième Internationale, soit la transformation de la Deuxième et de la Troisième Internationale en agences de l’impérialisme dans le mouvement ouvrier et l’incapacité organique de la bourgeoisie nationale des pays arriérés à mener à bien les tâches de la révolution démocratique et à entreprendre la reconstruction socialiste de la société. Impitoyable dans sa critique des diverses défaillances et faiblesses des trotskystes, Banda, comme tout bon renégat, passe sous silence les grandes trahisons de la social-démocratie et du stalinisme qui ont entraîné la mort de millions de personnes.

Que la Quatrième Internationale ait, au cours de sa longue histoire et en particulier après l’assassinat de Trotsky, commis des erreurs, qu’elle soit passée par des périodes de confusion politique et qu’elle ait dû s’embarrasser de dirigeants sans grande valeur, on ne peut le nier. Il n’y a pas de voie royale vers la vérité et certainement pas vers la libération de l’humanité de l’exploitation capitaliste. Toutefois, la Quatrième Internationale n’a rien perdu de sa valeur pour n’avoir pas su, pendant un certain temps, apprécier avec suffisamment de précision les phénomènes sociaux complexes et sans précédents apparus en réponse à la Deuxième Guerre mondiale. Elle s’est préoccupée de questions qu’il était tout simplement impossible aux partis staliniens de soulever. Tandis que ceux-ci taxaient Tito de fasciste, les trotskystes s’efforçaient de comprendre le caractère de classe de l’État yougoslave.

Cette « différence » dans l’approche de la question du titisme n’était pas une question d’ordre purement intellectuel, mais le résultat d’un antagonisme de classe irréconciliable entre le trotskysme et le stalinisme. Le trotskysme est le seul mouvement qui représente les intérêts historiques du prolétariat comme classe révolutionnaire, se base consciemment sur les leçons d’Octobre 1917 et incarne le développement historique du marxisme. II s’est donné comme objectif la destruction des agences bureaucratiques de l’impérialisme et son programme est la révolution socialiste mondiale. Voilà pour nous le cœur de la question.

Nous nous proposons donc de passer systématiquement en revue la condamnation de Cannon et du SWP émise par Banda, puisque c’est là le cœur de son attaque contre l’histoire de la Quatrième Internationale avant la fondation du Comité International. Pour cela, il nous faudra faire appel à de longues citations, une démarche essentielle pour démontrer la malhonnêteté et l’incompétence avec laquelle Banda traite l’histoire. Le démasquer est pour nous un devoir révolutionnaire, car comme disait Cannon : « Falsifier l’histoire, c’est empoisonner la source à laquelle les jeunes membres du parti devront s’abreuver » (notre traduction). [4]

Notre analyse démontrera que Banda, en formulant ses Vingt-sept raisons, s’est systématiquement appuyé sur les vieux ennemis du mouvement trotskyste. Le cerveau de Banda est devenu une sorte de décharge où sont traités et recyclés les vieux détritus révisionnistes amoncelés. Banda reprend en effet des accusations portées autrefois et qui ont été réfutées depuis des années, sinon des décennies. Ainsi, il prend fait et cause pour Oehler et les ultragauchistes contre Trotsky et Cannon. Il prend pour argent comptant les calomnies répandues sur Cannon et la Quatrième Internationale par Shachtman, Morrow et surtout Bert Cochran. L’attaque de Banda contre le SWP s’appuie en grande partie sur le principal document des adhérents américains de la tendance de Pablo en 1953 : « Les racines de la crise du parti ». Mais il nous faut tout d’abord nous occuper de la tentative de Banda de déformer l’histoire du mouvement trotskyste aux États-Unis avant la fondation du Socialist Workers Party.

Banda prétend que Cannon s’est rendu coupable d’une « adaptation répugnante à Norman Thomas en 1934-5 ». C’est tout ce qu’il dit de cet épisode prétendument peu édifiant de l’histoire du trotskysme américain. Mais sa brièveté sur le sujet s’explique par le fait qu’il ne sait pas de quoi il parle. Nous supposons qu’il fait référence à l’entrée des trotskystes américains dans le Parti socialiste. Nous disons bien « supposons » car si c’est le cas, il confond les dates. Puisqu’en 1934-35, les trotskystes avaient fusionné avec le Workers Party américain dirigé par un radical bien connu, le révérend A. J. Muste. La formation du Workers Party of the United States résultant de cette fusion constituait un pas important vers le développement d’un véritable parti trotskyste. Les trotskystes avaient tiré profit de la radicalisation de la classe ouvrière et de la croissance de leur autorité en réponse à la grève générale de Minneapolis en 1934. Cette fusion leur permit d’élargir leur base parmi d’importantes sections de travailleurs et de militants radicaux. Trotsky avait soutenu sans réserve cette initiative.

En 1936, l’entrée dans le Parti socialiste devint une question brûlante pour les trotskystes. Le véritable auteur de l’ « adaptation répugnante » n’était pas James Cannon mais bien Léon Trotsky. En 1934 déjà, après l’effondrement de la Troisième Internationale et la victoire du fascisme en Allemagne, Trotsky avait remarqué qu’une aile gauche se développait dans une série de partis sociaux-démocrates, notamment en France. À l’origine de ce « tournant français » – soit l’entrée tactique des trotskystes dans la SFIO afin d’influencer cette fermentation politique et de renforcer leurs propres forces – il y avait une proposition de Trotsky. Cette dernière essuya la violente hostilité d’éléments sectaires habitués à mener une existence de petit groupe propagandiste.

Parmi les opposants les plus acharnés du « tournant français » se trouvait Hugo Oehler, le dirigeant d’une tendance sectaire au sein de la Communist League of America, nom que portait alors la section américaine de l’Opposition de gauche internationale avant son union avec le parti de Muste. Faisant fi des succès indéniables des trotskystes français, Oehler insistait pour dire que l’entrée dans un parti de la Deuxième Internationale constituait une trahison inadmissible du marxisme. La lutte de Trotsky contre la tendance sectaire représentée par Oehler eut une importance énorme dans le travail théorique préparatoire qui précéda la fondation de la Quatrième Internationale. Voici comment Trotsky caractérisait Oehler :

« Par ailleurs, le sectaire veut avoir son mouvement ouvrier à lui. Il pense qu’en répétant des formules magiques, il va obliger une classe toute entière à se grouper autour de lui. Mais, au lieu d’ensorceler le prolétariat, il n’arrive jamais qu’à démoraliser et disperser sa propre secte… Un homme comme lui peut être tranquille et amical aussi longtemps que la vie de l’organisation continue de tourner dans un cercle familier. Mais malheur si les événements produisent un changement radical ! Le sectaire ne reconnaît plus son monde. Toute la réalité se dresse contre lui, les faits eux-mêmes le narguent et il leur tourne donc le dos et se nourrit de rumeurs, de soupçons, de fantasmes. C’est ainsi qu’il devient une source de calomnies, sans être lui-même un calomniateur. Il n’est pas malhonnête. Il est seulement en conflit irréductible avec la réalité. » [5]

Aux États-Unis, le tournant français fut appliqué un peu plus tard et naturellement dans des circonstances différentes. Contrairement aux partis européens de la Deuxième Internationale, le parti de Norman Thomas n’avait pas de véritable base de masse au sein de la classe ouvrière américaine. Les particularités du développement politique du mouvement ouvrier des États-Unis n’infirment cependant pas l’importance d’une orientation tactique vers le Parti socialiste. L’éruption fin 1935 d’une crise politique au sein de ce dernier se traduisant par la scission de son aile droite, ouvrait soudain aux trotskystes d’énormes possibilités.

Craignant que les staliniens ne se servent de cette situation, Trotsky conseilla à Cannon et Shachtman d’entrer aussi vite que possible dans le Parti socialiste. Pour souligner l’importance qu’il accordait à la rapidité d’exécution de ce geste, il fit même ses recommandations par télégramme. Le même jour, 24 janvier 1936, il adressa une lettre à Cannon et Shachtman, à l’époque les principaux dirigeants du mouvement trotskyste aux États-Unis, dans laquelle il précisa ses instructions :

« Quand une organisation éprouvée et aguerrie entre dans un parti centriste, cela peut être une démarche tactique correcte ou incorrecte, c’est-à-dire d’un profit important ou d’un profit nul (encore que, dans les circonstances données, le deuxième cas soit invraisemblable), mais ce n’est pas une capitulation. La scission du Parti socialiste est extrêmement importante comme symptôme objectif de la tendance de l’évolution. Je suis aussi d’accord avec votre idée qu’il ne faut laisser aucun répit à la force d’inertie de la direction centriste ; c’est-à-dire qu’il faut agir vite. » [6]

Le 6 février 1936, Trotsky écrivait à nouveau :

« On peut dire : nous nous désintéressons complètement de ce qui se passe dans le Parti socialiste, nous allons notre chemin : tel est précisément le chemin des Oehléristes, qui va du néant au néant. Mais si l’on estime que la situation dans le parti socialiste offre d’importantes possibilités, on doit aussitôt, sans perdre de temps, faire un tournant courageux, entrer dans ce parti, s’y constituer en fraction, empêcher le travail de désagrégation des staliniens et faire ainsi un pas en avant important. » [7]

Soulignant le danger représenté par les staliniens, Trotsky faisait cette mise en garde :

« Dans le milieu américain, un libre rapprochement du Parti socialiste et du Parti communiste constituerait pour nous le plus grand obstacle pour toute une période. Ne pas vouloir s’en rendre compte serait vraiment de l’aveuglement…

« Une radicalisation politique en Amérique profitera dans les prochains mois, peut-être aussi dans les prochaines années, en premier lieu aux communistes et aux socialistes, surtout s’ils forment un front unique solide et compact. Le Workers Party pourrait alors rester à l’écart et ne jouer presque que le rôle d’une organisation purement propagandiste, avec toutes les conséquences qu’entraînerait la querelle interne sur l’occasion manquée.

« L’entrée rapide empêcherait la démoralisation de l’aile socialiste de gauche par le stalinisme, démasquerait les dirigeants irrémédiablement centristes, favoriserait la clarté politique dans l’avant-garde ouvrière et renforcerait par là même nos positions pour l’avenir. » [8]

Si Banda veut dénoncer « la répugnante adaptation à Norman Thomas », qu’il soit au moins honnête et dise contre qui son attaque est destinée, soit Léon Trotsky. Toutes les discussions sur « le tournant français » ont montré combien Trotsky maîtrisait la méthode dialectique et combien il était capable d’effectuer de brusques tournants. L’opposition stérile à cette initiative tactique se référait formellement aux crimes historiques de la Deuxième Internationale, mais évitait une analyse concrète des contradictions existant dans les vieux partis de la classe ouvrière. Trotsky se rendait parfaitement compte des véritables dangers associés au « tournant français ». Même dans les conditions les plus favorables, l’entrisme est une arme à double tranchant : l’une des conditions préalables de l’application de la tactique entriste, c’est la fermeté des cadres trotskystes et leur capacité à résister à la pression de classe qui est renforcée dans un environnement hostile.

Pendant l’année où les trotskystes américains évoluèrent au sein du Parti socialiste, Trotsky chercha soigneusement et trouva des traces d’adaptation au milieu centriste. Ces dernières furent soumises à une sévère critique de sa part. Ainsi, dans l’ouvrage History of American Trotskyism, Cannon reconnaît ce qui suit :

« Il ne fait aucun doute que les dirigeants de notre mouvement se sont un peu trop adaptés au centrisme officiel du Parti socialiste. Une certaine dose d’adaptation formelle était absolument nécessaire afin de créer les possibilités d’un travail normal au sein de l’organisation. Mais dans certains cas, on a poussé trop loin cette adaptation, ce qui a amené des illusions et provoqué des déviations chez certains membres de notre mouvement. » (Notre traduction). [9]

Cette autocritique, d’une sincérité telle que Healy et Banda n’ont jamais pratiquée, constituait une franche admission selon laquelle les trotskystes avaient commis des erreurs au cours de cette nouvelle expérience. Cannon n’a jamais prétendu être infaillible, et c’est tout à son honneur.

Quoi qu’il en soit, il a bien moins dévié de la ligne de Trotsky dans cette question que Burnham et Shachtman, confortablement installés dans les sections locales du Parti socialiste à New York. S’il y a une critique à adresser à Cannon qui avait passé une bonne partie de l’année en Californie, c’est bien de s’être un peu trop investi dans les activités syndicales. Mais cette tendance qui était une des composantes de son évolution en tant que « véritable dirigeant ouvrier » (comme le décrivait Trotsky) n’était pas sans avoir ses avantages.

Ainsi, il est hors de tout doute que le « tournant français » fut un grand succès aux États-Unis, conduisant directement à la constitution du Socialist Workers Party. Lorsque les centristes de droite du Parti socialiste commencèrent à attaquer les trotskystes, Cannon organisa une contre-attaque efficace et, sous la conduite de Trotsky, il prépara la scission alors devenue nécessaire. Quand arriva la rupture, les trotskystes avaient gagné à eux l’écrasante majorité de l’organisation de jeunesse du Parti socialiste et des forces importantes dans le mouvement syndical. C’est ce qui rendit possible le congrès de fondation du Socialist Workers Party qui eut lieu le 31 décembre 1937 et le premier janvier 1938 à Chicago.

Le travail à l’intérieur du Parti socialiste fut très important pour les trotskystes au niveau international. Comme le rappelle Cannon dans History of American Trotskyism, le « tournant français » aux États-Unis coïncidait avec les procès de Moscou :

« D’un point de vue historique, il était nécessaire que nous devenions membres du Parti socialiste pour avoir ainsi accès à certains éléments – libéraux, intellectuels et semi-radicaux politiques – nécessaires pour la grande tâche que fut le Comité de défense de Trotsky. Selon moi, Staline n’aurait pas pu organiser ces procès à un meilleur moment que cet été de 1936 pour les discréditer complètement. Car en tant que membres du Parti socialiste, nous nous trouvions alors dans la meilleure position possible pour y faire face puisque nous étions protégés dans une certaine mesure par l’entourage d’un parti à demi-respectable. Ainsi devenait-il impossible de nous isoler en tant que simple groupuscule trotskyste et nous livrer au lynchage comme les staliniens prévoyaient faire. Nous avons mené une formidable campagne pour démasquer ces procès et défendre Trotsky. Les staliniens, malgré les vastes ressources de leurs appareils, de leur presse, des organisations qui leur étaient inféodées et de leur argent, se sont vus cantonnés dans la défensive dès le début. Nos camarades de New York, aidés par ceux de tout le pays, purent mettre sur pied un comité plutôt impressionnant, ayant comme président John Dewey et comptant une liste imposante d’écrivains, de gens de diverses professions qui approuvèrent et cautionnèrent le mouvement pour une enquête sur les procès de Moscou.

« Cette enquête se tint finalement, comme vous le savez, au printemps de 1937 à Mexico. L’affaire fut passée au crible et il en sortit deux livres qui sont et resteront des classiques du mouvement ouvrier mondial : La Cause de Léon Trotsky, et le second, le rapport de la commission : Non coupable… L’opération consistant à démasquer et à discréditer les procès de Moscou fut une des grandes réalisations à mettre au crédit de notre entrée dans le Parti socialiste en 1936. » [10]

La période d’entrisme ne renforça pas seulement la lutte contre les procès de Moscou, qui compte à son actif la publication du brillant livre de Shachtman, Derrière les procès de Moscou mais également l’intervention des trotskystes contre la trahison de la révolution espagnole : Révolution et contre-révolution en Espagne de Félix Morrow, un classique du marxisme, fut une autre réalisation découlant de la lutte des trotskystes pour une clarification politique à l’intérieur du Parti socialiste.

Plutôt que de faire une analyse prudente et critique du « tournant français » et d’examiner l’application de cette tactique qui fut pratiquée dans différents pays pendant environ trois ans, Banda se borne à apposer l’étiquette : « adaptation répugnante à Norman Thomas » sur toute l’expérience. Cette façon de faire illustre bien la méthode formelle à laquelle il fait appel pour traiter de l’histoire de la Quatrième Internationale. Pour évaluer l’évolution complexe du mouvement trotskyste, son cerveau n’utilise que les catégories les plus élémentaires et les plus vulgaires : bon, mauvais, vrai, faux, succès, échec. Mais la pratique révolutionnaire ne se laisse pas appréhender par ce genre de définitions faciles. La lutte des classes est le domaine du paradoxe et de la contradiction et ceux qui souhaitent la comprendre doivent penser dialectiquement : il leur faut saisir tous les phénomènes, y compris les résultats de la pratique humaine, comme « unité de propositions contraires ». C’est pourquoi les marxistes ont toujours accordé une grande valeur à la maxime de Spinoza, que Banda soit dit en passant se plaisait jadis à citer : « Il ne s’agit ni de pleurer ni de rire, mais de comprendre ».


[3]

Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions du Progrès, Moscou 1981, p. 64.

[4]

James P. Cannon, Speeches to the Party, Pathfinder Press, New York 1973, p. 100.

[5]

Léon Trotsky, Œuvres, EDI, Paris 1980, t. 6, p. 137-138.

[6]

Ibid. t. 8, p. 138

[7]

Ibid. p. 167

[8]

Ibid. p. 169-170

[9]

James P. Cannon, History of American Trotskyism, Pathfinder Press, New York 1972, p. 238

[10]

Ibid. p. 241-242