David North
L’héritage que nous défendons

Le défaitisme révolutionnaire pendant la Seconde guerre mondiale

Au printemps et au début de l’été 1941, à la veille de l’entrée en guerre des États-Unis, le gouvernement Roosevelt préparait et lançait, en étroite collaboration avec la bureaucratie de droite du syndicat des camionneurs, une attaque de grande envergure contre le SWP et sa base la plus importante dans le mouvement syndical, le syndicat local des camionneurs (Local 544) de Saint-Paul et Minneapolis, les villes jumelles du Minnesota.

Le 27 juin 1941, des agents du FBI effectuèrent une descente dans les bureaux du SWP de ces villes, saisissant une quantité importante de livres et de documents internes. Quelque deux semaines plus tard, le 15 juillet 1941, vingt-huit membres du SWP, y compris son secrétaire national James P. Cannon et pratiquement tous les dirigeants du parti à Minneapolis, étaient inculpés pour sédition par un tribunal fédéral.

Il y avait deux chefs d’accusation. D’une part celui d’avoir organisé « une conspiration dans le but de renverser le gouvernement par la violence » et d’autre part celui, basé sur le Smith Act entré en vigueur l’année précédente, d’inciter les forces armées à l’insubordination et d’appeler à un renversement violent du gouvernement.

Les poursuites judiciaires engagées par le gouvernement et soutenues dans l’enthousiasme par les staliniens menaçaient de décapiter légalement le SWP. Cannon et ses coaccusés risquaient de nombreuses années de prison.

Le procès débuta le 27 octobre 1941 et se termina près de six semaines plus tard, le 8 décembre 1941, le lendemain de l’attaque de Pearl Harbour et le jour même où Roosevelt déclarait la guerre au Japon. Les journées décisives de ce procès furent celles où Cannon fut appelé à la barre. Lorsqu’il fut interrogé par l’avocat de la défense, Albert Goldman – qui était aussi un des dirigeants du SWP et un des accusés du procès de Minneapolis – et par l’avocat du gouvernement, Schweinhaut, Cannon défendit le programme du parti d’opposition révolutionnaire à la guerre impérialiste. Son témoignage consista en un résumé concis des fondements théoriques et politiques du marxisme et de sa perspective révolutionnaire.

Tout en rejetant les accusations lancées par le gouvernement qui menaçaient de mettre le SWP dans l’illégalité, Cannon maintint l’opposition du parti à la guerre impérialiste et défendit le programme de la révolution socialiste. Son témoignage, publié sous la forme d’une brochure intitulée Procès contre le socialisme devint un des textes fondamentaux de la Quatrième Internationale, lue par ses cadres dans le monde entier.

On trouva dix-huit des accusés coupables selon le deuxième chef d’accusation ; ils furent condamnés à des peines allant jusqu’à un an et demi de prison. Les accusés firent appel, mais les appels furent finalement rejetés. Cannon fut emprisonné le premier janvier 1944 et il se passa plus d’un an avant qu’il ne soit libéré.

Le SWP était le seul parti de la classe ouvrière à rejeter le front populaire « antifasciste » dirigé par les staliniens, soutenant la guerre et Roosevelt, et il fut pour cette raison la seule tendance du mouvement ouvrier américain dont les dirigeants furent emprisonnés pendant la Seconde guerre mondiale.

Quarante-cinq ans après le procès de Minneapolis, Banda condamne la position prise par le SWP qu’il décrit comme « la pire des trahisons du trotskysme » au cours de laquelle :

« Cannon abandonna de façon ignominieuse la stratégie et la tactique du défaitisme révolutionnaire au profit d’une politique basée en partie sur la défense nationale et cet acte de trahison criminel fut sanctionné par le Comité exécutif international (CEI) et le Secrétariat international (SI) et mis en question seulement par G. Munis.

« La lâcheté politique de Cannon et sa capitulation devant les sections arriérées de la classe ouvrière américaine devaient servir de modèle à la Workers Internationalist League et au Revolutionary Communist Party en Grande-Bretagne, et son livre Procès contre le socialisme devait devenir l’évangile des trotskystes du monde entier et le fondement d’autres révisions du trotskysme introduites après la guerre. »

Banda se sert de cette condamnation au vitriol de la position du SWP au procès de Minneapolis pour conférer une certaine légitimité à son appel à enterrer la Quatrième Internationale. À en croire Banda, la « pire des trahisons du trotskysme » – qui n’admet aucune circonstance atténuante – entraîna pour la Quatrième Internationale toute une série d’erreurs catastrophiques. Banda poursuit ainsi :

« L’énorme influence exercée par le SWP au sein de la Quatrième Internationale se révéla funeste à plus d’un titre. Elle incita plusieurs sections à adopter pendant la guerre une politique centriste semblable à celle du SWP et, ce qui allait de pair avec cette politique, à s’adapter aux partis et aux groupes centristes européens. Healy, un des proches supporters et admirateurs de Cannon, quitta la WIL et proposa une union avec Fenner (devenu depuis Lord) Brockway. En Europe, les sections s’abstinrent de participer à la résistance et ne jouèrent qu’un rôle mineur ou encore inexistant dans la lutte pour une politique défaitiste révolutionnaire. »

On ne pourrait en vouloir à un lecteur non averti qui, ayant lu cette mise au pilori de la « trahison criminelle » du SWP, de s’imaginer que Cannon était arrivé au tribunal brandissant la bannière étoilée, qu’il avait répudié le socialisme, exigé du mouvement ouvrier américain qu’il respecte l’engagement de ne pas faire grève pour la durée de la guerre et offert de vendre des « bons de la victoire » pour soutenir l’effort de guerre. Ce lecteur aurait bien du mal aussi à s’expliquer pourquoi « la pire des trahisons du trotskysme » s’était soldée par l’emprisonnement de Cannon et de dix-sept autres dirigeants et membres du SWP par l’impérialisme américain.

Affirmer que le SWP s’était rendu coupable d’une « trahison criminelle » peut seulement signifier politiquement, si on prend les mots au sérieux, qu’il s’agissait là d’une capitulation devant le social-chauvinisme et d’un soutien à la guerre impérialiste. Dans le cas du SWP durant la seconde guerre mondiale, c’est manifestement faux.

La plupart des falsifications de Banda proviennent d’allégations faites il y a longtemps par des ennemis politiques de la Quatrième Internationale et qui ont quitté celle-ci depuis longtemps. Comme des éclats d’obus restés à pourrir dans la chair et qui ressortent purulents, des fragments d’anciennes polémiques menées contre des ennemis sectaires et révisionnistes, restés longtemps à macérer dans le cerveau de Banda, se trouvent à présent rejetés sous des formes fantasques et grotesques.

La source dont se sert Banda pour dénoncer les procès de Minneapolis est un document écrit en 1942 par Grandizio Munis – un trotskyste espagnol ayant émigré au Mexique après la défaite de la révolution espagnole – auquel Cannon répondit de façon détaillée, faisant apparaître le contenu ultra-gauche et sectaire de sa critique. On fit circuler la critique de Munis et la réponse de Cannon dans la Quatrième Internationale.

La position prise par la direction du SWP fut soutenue par la grande majorité des cadres de la Quatrième Internationale. La réponse de Cannon fut si convaincante que même les partisans de Cochran ne tentèrent pas de se servir des arguments de Munis, bien que ceci puisse s’expliquer aussi par le fait qu’en 1953, Munis avait adopté la théorie du capitalisme d’État et avait quitté la Quatrième Internationale. Banda, en éclectique qu’il est, ne fait qu’effleurer les épisodes historiques auxquels il fait référence et à partir desquels il tire ses conclusions. Il pense que personne ne se donnera la peine de faire un examen des faits historiques et d’étudier les origines politiques et le contexte de chaque débat en particulier.

Le travail bâclé de Banda ne convaincra pas les travailleurs qui cherchent un chemin vers la lutte révolutionnaire. Mais son but n’est pas d’écrire pour convaincre les travailleurs et les éduquer. Son vrai public, ce sont les petits-bourgeois démoralisés et les intellectuels déclassés à la recherche d’arguments pour justifier leur désertion de la Quatrième Internationale et qui se fichent pas mal de savoir si Banda dit la vérité ou non. Pour ce qui est d’eux, tout argument dirigé contre le Comité International est un point « valable » dans la « discussion ». L’idée qu’ils se font d’une discussion est évidemment plutôt étrange, étant donné qu’ils ne sont pas du tout intéressés par des arguments se fondant sur des faits historiques incontestables et qu’on ne peut les convaincre sur cette base.

Quand Banda condamne le SWP pour sa « trahison criminelle », ce n’est pas seulement Cannon, mais aussi Trotsky qui est visé. La tactique utilisée par le SWP lors du procès de Minneapolis s’appuyait sur la politique militaire élaborée par Trotsky dans les discussions qu’il eut avec le SWP pendant l’été de 1940.

La critique de Munis, que celui-ci dit avoir rédigée « dans la plus grande hâte », fut publiée début janvier 1942. Il accusait Cannon et les autres accusés au procès de :

« …minimiser leur propre rôle et la signification de leurs idées et d’essayer de donner une impression de respectabilité au jury sans tenir compte du fait qu’ils auraient dû parler aux masses. Par moments, ils n’étaient pas loin d’abandonner leurs principes. Les quelques bons passages de la défense de Goldman ne pouvaient compenser la lamentable et négative impression donnée par son premier discours et par l’interrogatoire de Cannon. ». [26]

Dans son objection à la stratégie du SWP lors du procès, Munis s’opposait surtout au fait que Cannon et Goldman nièrent les accusations du gouvernement et tentèrent de défendre la légalité du SWP. Munis critiquait le fait que le SWP ait déclaré être contre le sabotage et n’ait pas appelé ouvertement à renverser le gouvernement par la violence. Les arguments qu’il utilisait étaient irresponsables et exprimaient une instabilité politique qui avait ses racines dans sa position de classe. Munis prenait la pose suffisante d’un intellectuel petit-bourgeois qui cache sa propre lâcheté derrière des discours démagogiques. Il s’opposait à toutes les formulations défensives dont les marxistes s’étaient servis depuis près d’un siècle devant les tribunaux bourgeois.

Durant tout le procès, le SWP insista pour dire que sa tâche consistait à préparer la classe ouvrière à la lutte révolutionnaire au moyen de la propagande et de l’agitation. Le parti nia fomenter le mécontentement de façon artificielle ou organiser des émeutes. Voici ce que dit Cannon dans son témoignage en justice :

« Le véritable facteur révolutionnaire, les forces réelles qui poussent vers le socialisme, ce sont les contradictions qui agissent au sein même du système capitaliste. Tout ce que notre agitation peut faire, c’est tenter d’anticiper théoriquement ce qui est possible et probable sur le chemin de la révolution sociale, d’y préparer l’esprit des gens, de les convaincre de ses avantages, de tenter de les organiser pour l’accélérer et pour la réaliser de la façon la plus économique et la plus efficace. C’est tout ce que l’agitation peut faire. » [27]

De telles déclarations faisaient enrager Munis, car il était fermement convaincu que le premier devoir d’un révolutionnaire devant un tribunal est de prononcer des discours à faire trembler les murs et à glacer le sang. Il cita le dialogue suivant entre Goldman et Cannon :

« Goldman : maintenant est-il vrai que, tant que les travailleurs et les fermiers des États-Unis n’auront pas établi leur propre gouvernement et utilisé leurs propres méthodes pour battre Hitler, le Socialist Workers Party devra se soumettre à la majorité des gens ?

« Cannon : c’est tout ce que nous pouvons faire. C’est tout ce que nous proposons de faire. » [28]

A quoi Munis répondit : « Tout se passe comme si après avoir donné quelques leçons sur les merveilles d’un gouvernement ouvrier et paysan on se croise les bras dans l’espoir qu’il s’en formera un de soi-même ou Dieu sait comment. » [29]

L’attitude quasi-hystérique de Munis vis-à-vis de ce procès est particulièrement ridicule quand il affirma que Cannon « rejeta » Lénine parce qu’il n’avait pas accepté inconditionnellement une phrase tirée des Oeuvres complètes lue par l’avocat général Schweinhaut.

« Il est de notre devoir en période d’insurrection d’exterminer sans merci tous les chefs civils et militaires des autorités en place…Êtes-vous en désaccord avec cela ?

« Cannon : oui, je ne vois pas que cela soit de quelque façon un énoncé de la politique de notre parti… Nous sommes contre l’extermination de qui que ce soit à moins qu’il ne s’agisse d’une véritable lutte armée où prévalent les lois de la guerre. » [30]

L’habile réserve de Cannon – « à moins qu’il ne s’agisse d’une véritable lutte armée ou prévalent les lois de la guerre » – n’était pas assez r-r-r-révolutionnaire pour Munis. Son penchant petit-bourgeois pour le théâtral aurait sans doute été davantage flatté si Cannon avait lancé un avertissement à l’avocat général Schweinhaut lui disant que le comité politique du SWP avait déjà dressé la liste de tous les fonctionnaires gouvernementaux qu’il allait faire fusiller et que les premiers à goûter au peloton d’exécution seraient ceux qui avaient la responsabilité de ce procès.

Munis trouvait inadmissible que Cannon et Goldman s’en fussent tenus à la prédiction que la révolution socialiste allait, selon toute vraisemblance, avoir un caractère violent. « Pourquoi ne pas nous excuser », écrivait Munis ironiquement, « d’être malheureusement obligés de faire usage de la force vis-à-vis de la bourgeoisie ? » [31]

Dans sa réponse à Munis, Cannon cita de nombreux passages des écrits de Lénine en 1917 et prouva que la ligne suivie par le SWP lors du procès s’appuyait bien sur la politique bolchevique qui consistait à « expliquer patiemment » le programme du parti à la classe ouvrière. Il attira aussi l’attention sur le fait que, au cas où Munis ne l’aurait pas remarqué, la position du SWP dans le mouvement ouvrier américain était très différente de celle occupée par les bolcheviks à la veille de la prise du pouvoir.

« Un parti qui ne possède pas une large base dans les masses, qui n’est pas encore largement connu des travailleurs doit patiemment s’en rapprocher en suivant une ligne politique basée sur la propagande, faite de patientes explications et il ne doit pas s’en laisser détourner par des appels impatients à une ‘action’ qu’il est incapable d’organiser, et à l’insistance sur une ‘violence’ qui, dans les circonstances données, ne peut que s’exercer à son désavantage. Quand on considère avec quel soin et même avec quelle prudence le parti de Lénine évitait la provocation et se tenait à sa formule de propagande pacifique, tant qu’il restait une minorité, la moindre suggestion que notre parti au moment présent, avec sa force actuelle, prenne un cours plus ‘hardi’ apparaît comme purement fantastique, comme un cauchemar qui n’a rien à voir avec la réalité. Lénine écrivait :

« ‘Le gouvernement aimerait nous voir faire le premier pas téméraire vers l’action décisive, car cela serait à son avantage. Il est exaspéré, car notre parti a lancé le slogan de la manifestation pacifique. Nous ne devons pas céder un iota de nos principes à la petite bourgeoisie qui attend et se tient aux aguets. Le parti prolétarien serait coupable de l’erreur la plus grave s’il formait sa politique sur la base des désirs subjectifs, là où il faut de l’organisation. Nous ne pouvons pas affirmer que la majorité est avec nous ; dans ce cas notre devise doit être prudence, prudence, prudence.’ (Lénine, Collected Works, t.20, livre 1, p.279.)

« De ce qui précède, il devrait être clair que, dans notre témoignage devant le tribunal de Minneapolis, notre désaveu d’une responsabilité pour la violence n’était pas, comme on l’a prétendu, un stratagème inventé spécialement pour nous ‘concilier le jury’ ; notre formulation de la question, tirée de Lénine, était destinée à servir les objectifs politiques de notre mouvement dans la situation donnée. Nous n’avons pas à passer outre à la légalité et à ‘prôner’ la violence comme le disait l’acte d’accusation…

« Nous ne sommes pas des pacifistes. Tout le monde le sait et l’avocat général n’a pas eu de peine à prouver une fois de plus que la grande grève de Minneapolis, dirigée par les trotskystes, n’était pas exempte de violence et que les travailleurs n’en ont pas été les seules victimes. Nous n’avons pas nié les faits et nous ne nous en sommes pas excusés.

« Quand l’avocat général, faisant allusion à une des batailles qui eurent lieu pendant la grève et de laquelle les travailleurs étaient sortis vainqueurs, demanda : ‘Est-ce que cela est une manifestation du trotskysme lui-même ? ‘, il reçu une réponse claire et nette. Les procès-verbaux disent :

« ‘R. Eh bien, je peux vous donner mon opinion. Je suis extrêmement fier du fait que le trotskysme ait joué un rôle pour ce qui est d’encourager les travailleurs à se protéger contre cette sorte de violence.

« ‘Q. Bien, de quelle sorte de violence voulez-vous parler ?

« ‘R. C’est ce pourquoi les policiers étaient organisés, pour chasser les travailleurs de la rue. Ils ont reçu une dose de leur propre médecine. Je pense que les travailleurs ont le droit de se défendre. Si c’est là de la trahison, vous pouvez en tirer parti.’ » [32]

Munis attaqua Cannon de façon répétée pour avoir déclaré que le parti n’empêcherait pas l’effort de guerre au delà des limites fixées par la propagande et l’agitation. Il s’offusqua particulièrement de cette déclaration de Cannon :

« Eh bien, aussi longtemps que nous sommes en minorité, nous n’avons pas d’autre choix que de nous soumettre à la décision qui a été prise. Une décision d’aller en guerre a été prise et elle est acceptée par la majorité du peuple. Nos camarades doivent s’y soumettre. Dans la mesure où ils sont susceptibles d’être appelés, ils doivent l’accepter avec le reste de leur génération et partir et remplir le devoir qui leur est imparti, jusqu’au moment où ils auront convaincu la majorité d’adopter une autre politique. » [33]

Après avoir cité Cannon de façon erronée, lui faisant dire que la décision de la guerre avait « été prise » par la population (« Cannon fait sienne la décision de Roosevelt comme si elle correspondait réellement à la majorité du peuple »), Munis servit l’argument suivant :

« Oui, nous nous soumettons à la guerre et nos militants vont à la guerre, mais pas parce que c’est une décision de la majorité, mais plutôt parce qu’elle nous est imposée par la violence de la société bourgeoise exactement comme l’exploitation salariale est imposée. Comme à l’usine, nous devons profiter de toutes les possibilités de lutter contre la guerre et le système qui l’a produite, de la même manière que nous luttons contre le patron dans l’usine, comme un élément de la lutte générale contre le système capitaliste. » [34]

Il s’agit là d’un pur non-sens petit-bourgeois et anarchiste. L’argument selon lequel les révolutionnaires « se soumettent » à la guerre à cause de la violence est, en fait, de la lâcheté. Les révolutionnaires ne se soumettent pas à la guerre parce qu’ils craignent la violence de la bourgeoisie, mais parce qu’ils s’opposent à la guerre impérialiste par une lutte pour mobiliser les travailleurs sur une base révolutionnaire contre le capitalisme. Les marxistes sont contre les réactions individuelles contre la guerre en faveur d’une véritable lutte révolutionnaire de masse. Les révolutionnaires doivent pour cette raison aller à la guerre avec leur génération, jusqu’à ce que l’action réciproque des conditions objectives et de l’agitation menée par le parti transforme la guerre impérialiste en guerre civile. C’est sur cette base politique que le parti s’oppose au sabotage qui est une forme spécifique de l’opposition des marxistes au terrorisme individuel en général.

En réponse à la déclaration de Munis selon laquelle les dirigeants du SWP auraient dû déclarer au procès : « nous nous soumettons à votre guerre, bourgeois américains, à cause de la violence que votre société nous impose, la violence matérielle des armes », Cannon répondit :

« Ce n’est pas exact. Si c’était vrai nous n’aurions pas le droit de condamner les actes de résistance personnelle. Quand des travailleurs militants sont jetés dans les prisons fascistes ou dans des camps de concentration à cause de leurs opinions et de leurs activités socialistes, ils se soumettent, mais seulement par contrainte, par la ‘violence matérielle des armes’. En conséquence, des individus ou des petits groupes sont encouragés et aidés à ‘déserter’, à s’échapper chaque fois qu’une occasion favorable se présente, sans attendre et même consulter les autres prisonniers. Le mouvement révolutionnaire profite de telles ‘désertions’ individuelles, car il redonne au prisonnier son efficacité révolutionnaire qui est largement neutralisée en prison. Trotsky, par exemple s’est enfui deux fois de Sibérie, sans s’attirer aucune critique de la part des révolutionnaires.

« Le service militaire obligatoire en temps de guerre est quelque chose de tout à fait différent. Dans ce cas, nous nous soumettons en premier lieu à la majorité des travailleurs qui acceptent et appuient la guerre soit activement soit passivement. Puisque nous ne pouvons pas atteindre nos objectifs socialistes sans la majorité, nous devons aller avec elle, partager ses souffrances et les dangers qu’elle affronte et la gagner à notre cause par la propagande, sur la base d’expériences communes. Accepter le service militaire dans de telles circonstances est une nécessité révolutionnaire. » [35]

Munis s’opposa également avec véhémence à l’opposition du SWP au sabotage : « À un certain moment, défaitisme et sabotage deviennent les deux éléments essentiels de la réaction des masses à la guerre impérialiste. Le parti ne doit pas et ne peut pas renoncer au défaitisme s’il veut opposer à la guerre plus qu’un interminable et stérile bavardage. » [36]

Dans la deuxième phrase, notez bien la façon dont Munis assimile le sabotage, qui est une tactique spécifique, au défaitisme, qui est la ligne politique générale, en suggérant que le défaitisme sans le sabotage n’est plus qu’un « bavardage interminable et stérile contre la guerre ». Il continue ainsi :

« Ce qui me semble encore plus lamentable, c’est qu’on peut déduire du procès qu’il ne s’agit pas de choses dites spécialement pour le jury. Par moments, il est évident que les accusés considèrent réellement le sabotage comme un crime. Si je ne me trompe pas, et j’espère que je me trompe, c’est là une prédisposition morale dangereuse. Le sabotage sera une réaction des masses à la guerre impérialiste. Pourquoi en avoir honte ? Pourquoi avoir honte de ce que les masses réagissent, comme elles le peuvent, au crime monstrueux de la guerre actuelle ? Il aurait été facile de défendre cela comme un principe et d’en faire porter la responsabilité à ceux qui dirigent cette guerre. Pouvons-nous condamner le futur sabotage des masses alors que la guerre est un gigantesque sabotage de la part de la bourgeoisie contre les masses, contre la civilisation et l’humanité ? Au lieu de recevoir cette idée, les travailleurs qui ont entendu nos camarades repartiront encombrés d’un préjugé contre le sabotage. » [37]

C’est là la voix authentique d’un petit-bourgeois radical frustré qui ne comprend pas ce qu’est l’action révolutionnaire de masse. Au procès, il était question de sabotage individuel et le fait que Munis glorifie cette tactique, qu’il en fasse « la réaction des masses contre la guerre impérialiste », ne fait que prouver que sa rupture politique et théorique d’avec l’anarchisme ne fut jamais complète. En réponse à son affirmation, selon laquelle les accusés du SWP auraient dû déclarer à la barre « nous allons combattre votre guerre par tous les moyens », Cannon expliqua ceci :

« Aussi longtemps que nous sommes en minorité, nous lutterons avec les armes marxistes de l’opposition politique, de la critique et de la propagande pour un programme ouvrier. Nous rejetons le ‘moyen’ pacifiste de l’abstention, le ‘moyen’ anarchiste du sabotage individuel et le ‘moyen’ blanquiste de l’insurrection d’une minorité, le putsch.

« Il semble que l’explication fausse donnée par Munis de la principale raison de la ‘soumission’ du parti révolutionnaire minoritaire à la guerre, la tendance qu’il a de sauter les étapes du développement des travailleurs et son absence de précision lorsqu’il parle de la lutte contre la guerre par ‘tous les moyens’, ces erreurs le poussent à se servir de formulations tout aussi imprécises et mal pensées pour ce qui est des moyens de lutte disponibles et avantageux pour le parti minoritaire du socialisme révolutionnaire.

« Les discours sans fin à propos d’ ‘action’, comme si un petit parti minoritaire disposait, outre sa propagande, ou ses ‘explications’, d’autres armes, vaguement décrites comme ‘les actions’, mais qui ne sont pas définies explicitement, ne peut que rendre la question confuse et obscure et ouvrir la porte à des sentiments de type anarchiste ou blanquiste. Quant à nous, conformément à tous les maîtres du marxisme, nous étions d’avis qu’il fallait protéger le parti contre le danger de se condamner à l’inutilité et à la destruction avant de commencer réellement sa véritable tâche à ce moment : l’explication aux masses et la conquête de la majorité.

« Voilà pourquoi nous avons utilisé la tribune que représentait le procès pour parler de façon si explicite de notre rejet du sabotage. C’est pourquoi nous avons nié avec tant d’insistance toute accusation à ce propos. Non pas, avec la permission de Munis, par manque de ‘bravoure’, mais parce qu’en tant que marxistes nous ne croyons pas au sabotage, au terrorisme ou à tout autre moyen qui tente de substituer les actions d’individus ou de petits groupes à l’action des masses.

« Il ne peut y avoir deux positions sur cette question. Les autorités marxistes sont toutes, sans exception, du même avis : contre le sabotage en tant que moyen autonome de la lutte révolutionnaire. Cette ‘arme’ appartient à l’arsenal de l’anarchisme. » [38]

Ces lignes ne sont pas seulement une réfutation de ce que disait Munis. Les arguments de Cannon sont dirigés contre toute forme d’opportunisme tendant en général à minimiser le travail historique qui consiste à développer la conscience révolutionnaire de la classe ouvrière.

La critique de Munis reflétait la confusion et la démoralisation des intellectuels isolés, écrasés par les défaites de la classe ouvrière et ayant perdu toute confiance dans les capacités révolutionnaires des masses. Sa conception du défaitisme révolutionnaire a plus à voir avec le romantisme qu’avec le marxisme. L’idée même que le SWP devait prendre la question de sa légalité au sérieux et ne pas abandonner de lui-même son droit à poursuivre son activité de façon légale était, aux yeux de Munis, une concession inadmissible à l’impérialisme américain !

Avant de poursuivre notre critique de l’analyse faite par Munis de la stratégie défensive du SWP, examinons la façon dont Gerry Healy et Mike Banda ont, eux, défendu le programme de la révolution socialiste alors que le WRP se trouvait face à un tribunal bourgeois.

En septembre 1975, le centre de formation du WRP fut victime d’une descente de police à la suite d’un article calomnieux publié dans l’hebdomadaire The Observer ; celui-ci suggérait la présence de caches d’armes dans les locaux du centre. Le WRP intenta à juste titre un procès pour diffamation à l’hebdomadaire et en octobre et novembre 1978 l’affaire fut portée devant les tribunaux.

Ni Banda ni Healy ne comparurent comme témoins au nom du WRP. Au lieu de cela, ils laissèrent le soin d’exposer les principes du parti à d’autres membres du comité central, Corin Redgrave, Vanessa Redgrave et Roy Battersby et même à l’avocat du WRP. Étant donnée la nature des accusations portées par l’Observer, le procès tourna plus particulièrement autour de l’attitude du WRP vis-à-vis de l’usage de la violence. En contradiction avec tous les principes révolutionnaires, le WRP permit à son avocat, John Wilmers, de donner le ton et celui-ci prit soin d’adapter son discours de façon à apaiser les juges et le jury. L’édition du 25 octobre 1978 du News Line rapporte ainsi sa déclaration d’ouverture :

« Les plaignants croient au marxisme avec grande ferveur, continua M. Wilmers, ils veulent obtenir une révolution dans ce pays, mais une révolution au sens d’un changement fondamental, non pas dans le sens de descendre dans la rue avec des fusils. Ce qu’ils entendent faire, c’est mobiliser la classe ouvrière pour le renversement du capitalisme et pour la construction d’une société socialiste.

« Mais ils rejettent fondamentalement la violence et la contrainte. Ils pensent pouvoir atteindre leurs objectifs par la propagande et l’éducation des gens dans leur croyance. »

Ce premier discours, qu’aucun des témoins du WRP cités à la barre n’allait récuser ou corriger dans les semaines suivantes, revenait à un rejet du marxisme. Cette négation catégorique de la violence et de la contrainte n’a rien à voir avec les formules défensives utilisées par Cannon et Goldman en 1941. Citons la déclaration suivante faite lors du procès de Minneapolis :

« Q : Alors quelle est l’opinion des marxistes sur le changement de l’ordre social, s’accompagne-t-il oui ou non de violence ?

« R : Tous les marxistes pensent qu’il sera accompagné de violence. » [39]

Le WRP suivit une ligne très différente. Le jeudi 26 octobre 1978, le News Line rapportait le témoignage fait la veille par Corin Redgrave. Celui-ci tournait en farce les principes trotskystes.

« Durant l’après-midi, Redgrave fut interrogé par M. Colin Ross-Munro pour la défense à propos de la politique du Workers Revolutionary Party.

« Questionné sur la lutte pour le pouvoir ouvrier, M. Redgrave dit que cette lutte aurait lieu par des moyens pacifiques, légaux et constitutionnels.

« ‘Pas de soulèvement armé dirigé par le WRP ?’ lui demanda-t-on.

« ‘Pas en ce qui concerne nos objectifs’, répondit Redgrave.

« M. Redgrave expliqua au tribunal que le parti pouvait envisager l’usage éventuel des armes, ‘pour répondre à la violence par la violence’, dans l’éventualité d’un État fasciste en Grande-Bretagne. Mais ce serait une situation où tous les moyens démocratiques auraient été abolis et où la majorité de la population n’aurait plus aucun droit démocratique. »

Ce témoignage revenait à répudier tous les enseignements du marxisme concernant la nature de classe de l’État bourgeois. L’éventualité d’un recours aux armes fut restreinte à la lutte contre un État fasciste. Mais il y eut pire encore dans ce témoignage. « À la question de savoir où la classe ouvrière allait se procurer des armes pour un soulèvement, M. Redgrave répondit qu’elles pourraient provenir de sections de l’armée qui pourraient elles-mêmes souhaiter défendre les droits démocratiques.

« ‘Il en fut ainsi dans le passé lorsqu’il s’est agi de droits démocratiques comme pendant les événements au Portugal.’ »

Pressé de répondre à la question de savoir pourquoi le WRP appelait publiquement dans son programme à la constitution de milices ouvrières, le News Line rapporte la réponse opportuniste suivante : « M. Redgrave dit que le parti appelait à la formation de milices ouvrières pour défendre les quartiers d’immigrants victimes d’attaques fascistes et où la police ne pouvait garantir la sécurité. La police elle-même admet ne pas être à la hauteur de la situation, dit il. »

En d’autres mots, Redgrave ne présenta pas dans sa déclaration les milices ouvrières comme des organes de lutte défensive contre la violence de l’État capitaliste et ses agents, mais comme troupes d’appoint d’une police inadéquate !

Le samedi 28 octobre 1978, le News Line rapporta un nouveau témoignage de Corin Redgrave qui parlait en tant que principal porte-parole du WRP. « Je n’ai pas prêché la violence. Je n’ai jamais employé la violence, je suis contre la violence et c’est la ligne qu’a toujours suivie mon parti, dit il. »

Le témoin suivant était celui de Vanessa Redgrave. Nous citons un extrait de son témoignage publié dans le News Line du 31 octobre 1978.

« Interrogée sur les déclarations du parti concernant un soulèvement armé de la classe ouvrière, elle dit que cela s’appliquait à des conditions spécifiques.

« Cela se rapporte aux dangers pouvant provenir d’une situation où un gouvernement socialiste élu sur la base d’un programme socialiste serait attaqué par des groupes minoritaires. Elle donna l’exemple du renversement du gouvernement Allende par les fascistes au Chili ».

Le témoin suivant était Roy Battersby. Le News Line du premier novembre 1978 écrit : « À la question posée si le parti appelait à une insurrection armée, M. Battersby répondit : ‘En Grande-Bretagne, il sera selon toute probabilité possible à la classe ouvrière de faire la transition au socialisme. Mais dans l’éventualité d’une prise de pouvoir par les fascistes il pourrait s’avérer nécessaire d’envisager une insurrection armée.’ »

Banda était secrétaire général du WRP au moment où se tenait ce procès. Il déterminait avec Healy la ligne politique du parti, représentée par les porte-parole du parti dans la salle du tribunal. À l’inverse de Cannon et de ses coaccusés, le WRP n’était pas au banc des accusés. Il avait, de par sa propre initiative, intenté un procès à un journal capitaliste. Mais dans l’espoir de faire bonne impression devant le jury, de gagner des avantages mineurs et de bénéficier à la sortie d’une grasse indemnité financière, le WRP ne défendit pas les principes révolutionnaires du socialisme.

Le plus frappant dans ce procès n’est pas seulement la façon lamentable dont on a délayé l’attitude du parti vis-à-vis de la violence révolutionnaire mais le fait que les témoignages ne se soient pas donné la moindre peine d’éduquer la classe ouvrière. À l’inverse du procès de Minneapolis, les poursuites engagées contre l’Observer n’ont pas contribué le moins du monde à enrichir théoriquement et politiquement le mouvement ouvrier. Les déclarations des dirigeants du WRP contribuèrent seulement à renforcer chez les ouvriers les illusions sur la démocratie bourgeoise et à cultiver dans le parti une attitude opportuniste vis-à-vis de l’État capitaliste.

La condamnation vitriolique de Banda des témoignages faits au procès de Minneapolis et la position prise par le WRP au procès de 1978 confirment cette remarque de Cannon : « Dans la vie réelle, la différence entre une formulation défensive et prudente et des appels à l’action lancés à la légère se réduit d’habitude à la différence entre action véritable et bavardage sur l’action. » [40]


[26]

James P. Cannon, Socialism on Trial, Pathfinder Press, New York 1970, p.118.

[27]

Ibid., p.27.

[28]

Ibid.,p.120-121.

[29]

Ibid.

[30]

Ibid., p.121.

[31]

Ibid., p.123.

[32]

Ibid., p.146-148.

[33]

Ibid., p.50.

[34]

Ibid., p.119.

[35]

Ibid., p.166.

[36]

Ibid., p.123.

[37]

Ibid.

[38]

Ibid., p.167-168.

[39]

ibid., p.36.

[40]

Ibid., p.148.