David North
L’héritage que nous défendons

La Quatrième Internationale et la révolution yougoslave

Jusqu’ici, nous avons tenté de répondre point par point et de façon chronologique à la diatribe de Banda contre la Quatrième Internationale, le SWP et James P. Cannon. C’était nécessaire parce que la description que fait Banda de la Quatrième Internationale dans la période allant de la mort de Trotsky en 1940 jusqu’au troisième congrès de 1951, à savoir une organisation dirigée par un assortiment de ratés de la politique et de vauriens, est la pierre angulaire de sa thèse fondamentale : « Pablo n’a jamais détruit la Quatrième Internationale parce que la Quatrième Internationale ne fut jamais construite. La Quatrième Internationale de Pablo, Cannon et Healy était un ersatz d’internationale, un accident de l’histoire, le produit illégitime d’une alliance sans principes, reposant sur l’opportunisme et les discours à double sens… »

Il faut avant toute chose examiner l’histoire du mouvement trotskyste comme un processus social objectif et ses luttes internes comme une expression concentrée de la lutte des classes. Ce que Banda a de commun avec tous les renégats du Workers Revolutionary Party, c’est que, minimisant la scission avec Pablo et dénonçant la Lettre ouverte de Cannon, il ne tente pas même de faire une étude objective des forces de classe qui se manifestent dans cette lutte.

Chez Banda, la falsification grossière du contenu social de la scission est augmentée d’une conception extrêmement subjective des origines du révisionnisme au sein de la Quatrième Internationale. Cannon et Healy, déclare-t-il « ont d’abord délibérément créé un Frankenstein en la personne de Pablo », puis ils auraient « de façon tout à fait arbitraire et précipitée publié la Lettre ouverte afin de se donner un alibi pour leur incroyable magouillage politique ».

Banda explique tout du point de vue des intentions subjectives de divers individus. L’ascension et la chute de Pablo étaient le produit de sombres complots ourdis en secret par les membres d’une sinistre conspiration secrète. Banda ne se soucie guère d’examiner le processus réel d’interaction entre les changements dans la situation objective et les luttes au sein de la Quatrième Internationale qui sous-tend le développement du révisionnisme pabliste. Mais c’est précisément une telle analyse qui est le premier devoir de tout matérialiste dialectique qui, comme l’a écrit Marx, doit étudier « les formes idéologiques grâce auxquelles les hommes prennent conscience de ce conflit (dans les bases économiques de la société) et le résolvent par la lutte ». [124]

On ne peut développer le matérialisme historique avec une théorie de l’histoire se basant sur l’évocation de monstres, et encore moins le remplacer par une telle théorie. Nous proposons de donner un bref historique de l’évolution des luttes idéologiques qui aboutirent à la scission de 1953, scission qui eut lieu à un stade décisif de la crise internationale du stalinisme. La Lettre ouverte de Cannon a, malgré des limites politiques reflétant la crise aiguë qui secouait alors la Quatrième Internationale et le SWP, sauvé le mouvement trotskyste du danger immédiat d’une complète liquidation. Banda le comprenait il y a bien longtemps, puisqu’en 1974 il écrivait : « Dans cette situation tendue et bloquée, une scission était inévitable et la Lettre ouverte de Cannon, écrite en décembre (sic) 1953 et dénonçant le rôle traître joué par le Secrétariat International dans le soulèvement est-allemand de juin 1953, la grève générale en France et les manœuvres des dirigeants du Kremlin après la mort de Staline, fut accueillie favorablement et de façon unanime par tous ses partisans dans le monde entier ». [125]

Banda parle à présent de la Lettre ouverte comme de l’ « épître des philistins du ‘trotskysme orthodoxe’ », une expression qui donne la mesure de sa profonde haine des principes sur lesquels se fonde la Quatrième Internationale. Malgré toutes ses distorsions relatives à la scission de 1953, le document de Banda montre clairement, si on l’analyse attentivement, qu’il adopte à présent des positions qui furent assimilées historiquement au révisionnisme pabliste.

Ceci est illustré par cette déclaration que « la meilleure preuve » de la banqueroute du mouvement mondial – « la montagne érigée par Trotsky a accouché d’une souris » – était que « la Quatrième Internationale avait entièrement mésestimé a) les transformations bureaucratiques et militaires survenues en Europe de l’Est jusqu’en 1950 et la victoire de l’Armée rouge sur le fascisme, b) la signification historique mondiale des révolutions chinoise, yougoslave et indochinoise ».

Banda ne nous fournit aucun éclaircissement quant au contenu politique de son attaque. À part ses affirmations que les défaites de l’impérialisme en Europe de l’Est et en Asie fournissent « la meilleure preuve » de l’échec de la Quatrième Internationale, Banda ne fournit aucune explication, même sommaire, du sens objectif de ces événements et de leur rapport avec le développement historique de la Quatrième Internationale. Un lecteur à qui l’histoire de la Quatrième Internationale ne serait pas familière pourrait être amené à déduire des remarques faites en passant par Banda que le mouvement trotskyste a soit ignoré les développements ayant eu lieu après la guerre, ou fut incapable de les comprendre.

En fait, ces événements non seulement firent l’objet d’une analyse exhaustive de la part de la Quatrième Internationale, mais ils constituaient encore la base objective sur laquelle les divergences politiques et théoriques qui aboutirent à la scission de 1953 se sont développées. La thèse centrale du révisionnisme pabliste, que Banda reprend à son compte, était que le rôle prétendument révolutionnaire du stalinisme en Europe de l’Est et en Asie avait anéanti les fondements théoriques du trotskysme. Le simple fait que Banda dise si peu de choses à ce sujet ne peut que signifier qu’il considère comme acquis que le stalinisme et ses annexes maoïste et titiste ont réfuté le trotskysme et qu’il pense que tout le monde partage son opinion à ce sujet.

Banda ne dit pas ce que la Quatrième Internationale avait omis d’apprécier dans son analyse des transformations sociales de l’après-guerre en Europe de l’Est et en Asie. Partant des « succès » du stalinisme au cours de cette période – la conquête du pouvoir en Yougoslavie et la liquidation bureaucratique du capitalisme en Europe de l’Est – Pablo voyait dans la bureaucratie soviétique le facteur historique décisif pour la victoire définitive du socialisme. Pablo rejetait la conception élaborée par Trotsky selon laquelle le stalinisme était une excroissance parasitaire du premier Etat ouvrier – une aberration transitoire de l’histoire, le produit d’une combinaison spécifique de circonstances économiques et politiques après la révolution de 1917, ayant son origine dans l’arriération économique de la Russie. Pablo éleva le stalinisme au rang d’une nécessité historique, à celui d’accoucheur du socialisme pour les siècles à venir !

Pablo n’est pas parvenu à ses révisions du trotskysme du jour au lendemain. Celles-ci sont apparues progressivement au cours des années et reflétaient les changements dans les rapports entre les classes ainsi que sa propre réaction de plus en plus impressionniste à leur égard. Les affirmations de Banda quant à la prétendue incapacité du mouvement trotskyste à comprendre la signification des changements survenus en Europe de l’Est « jusqu’en 1950 », ne sont qu’une répétition des allégations des pablistes selon lesquelles la Quatrième Internationale, dans son aveuglement « orthodoxe » (Banda dit lui aussi que le SWP « fait du trotskysme un dogme ») n’avait pas su reconnaître ou su admettre que le stalinisme était capable de renverser le capitalisme et de donner le jour à des États ouvriers.

Si l’on étudie la réaction de la Quatrième Internationale aux bouleversements en Europe de l’Est et en Asie, il ne faut pas oublier que la fin de la Seconde guerre mondiale impérialiste amorça un processus prolongé de changements sociaux qui interdisait toute appréciation immédiate et définitive. Le fait que la Quatrième Internationale ne soit pas parvenue « jusqu’en 1950-1951 » à la conclusion que ce qui avait été établi en Europe de l’Est était des États ouvriers déformés ne justifie pas en soi une dénonciation introduite par ces mots : « la Quatrième Internationale n’a pas réussi à apprécier… »

Il n’y avait aucune raison de conclure, avant 1948, que des États ouvriers de quelque nature que ce soit avaient été établis en Europe de l’Est. Ce n’est pas avant la mise en route du plan Marshall et que sous l’énorme pression exercée par l’impérialisme américain contre l’Union Soviétique que le Kremlin prit les premières mesures allant dans le sens d’une liquidation de la bourgeoisie en Europe de l’Est.

Lorsque la Quatrième Internationale tint son deuxième congrès en avril 1948, au beau milieu de changements dont le résultat final n’était pas encore visible, elle jugea correctement que le capitalisme n’avait pas été détruit dans les « États tampons ». La résolution du deuxième congrès intitulée La situation mondiale et les tâches de la Quatrième Internationale déclarait :

« 24. Dans les pays de la ‘zone tampon’, l’État demeure bourgeois a) parce que la structure de l’État demeure bourgeoise ; nulle part, la vieille machine bureaucratique de l’État n’a été détruite. Les staliniens se sont tout bonnement installés aux positions qu’occupaient les couches les plus importantes de l’appareil d’État bourgeois.

« b) parce que la fonction de l’État demeure bourgeoise. Alors que l’État ouvrier défend la propriété collective des moyens de production issus d’une révolution socialiste victorieuse, l’État des pays de la ‘zone tampon’ défend une propriété qui, malgré ses formes hybrides et diversifiées, reste fondamentalement de caractère bourgeois…

« Ainsi, tout en gardant une structure et une fonction bourgeoises, l’État des pays de la ‘zone tampon’ représente en même temps une forme extrême de bonapartisme. L’appareil d’État stalinien a acquis un grand degré d’indépendance par rapport à la bourgeoisie et au prolétariat, non pas tant à cause d’un balancement entre ces deux classes et de leur prostration croissante, mais avant tout à cause de ses liens intimes avec l’appareil d’État soviétique et du poids écrasant de ce dernier en Europe de l’Est, dans les rapports de forces mondiaux existants ». [126]

La Quatrième Internationale déclarait son opposition à toute tentative de la part de la bourgeoisie et des impérialistes de restaurer l’ancien régime : « … dans le cas de coups d’état réactionnaires pour restaurer l’ordre ancien, menés par des agents impérialistes, ils doivent mobiliser le prolétariat pour agir et écraser les forces qui ne pourront établir qu’une dictature fasciste sanglante dans le pays (comme en Grèce)…

« Dans l’éventualité d’une attaque armée de la réaction bourgeoise contre le régime actuel, elle mobilisera la classe ouvrière contre la bourgeoisie ». [127]

Quelques mois seulement après le congrès, la crise du stalinisme éclate au grand jour sous la forme d’une discorde entre Staline et Tito. La Quatrième Internationale et le SWP avaient soigneusement étudié le développement de la révolution yougoslave depuis 1942 en tentant de faire une analyse objective de chaque étape de son développement.

À l’inverse des autres pays d’Europe de l’Est, la lutte décisive contre l’impérialisme allemand et ses collaborateurs dans la bourgeoisie indigène avait été menée, en Yougoslavie, par le mouvement de masse des partisans, sous la direction du Parti communiste. Les exigences de la lutte militaire forcèrent continuellement Tito à aller au-delà des limites que Staline cherchait à imposer à la guerre contre les collaborateurs bourgeois.

En opposition à la volonté et aux instructions de Staline, la guerre partisane de Tito se développa simultanément en une farouche guerre de classe contre la bourgeoisie et ses principales forces militaires (les tchetniks de Mihailovic). Avec trois cent mille combattants sous ses ordres, Tito avait libéré une énorme partie du pays et établi des organes populaires de pouvoir. Un gouvernement formé en coalition avec la bourgeoisie en 1944 (l’accord avec Soubasic), soutenu par Staline et les impérialistes, n’avait duré qu’un an. Le Parti communiste yougoslave qui jouissait d’un appui populaire de masse, prit le pouvoir et entreprit de vastes transformations économiques basées sur la nationalisation de l’industrie et du commerce au cours des trois années suivantes.

Si la Quatrième Internationale n’avait pas immédiatement annoncé l’existence d’un État ouvrier en Yougoslavie, c’est que des questions théoriques cruciales devaient être clarifiées avant qu’il soit possible de donner une telle définition. Les pressions les plus fortes afin de parvenir à une conclusion politique rapide sur la nature de l’État yougoslave et des autres États tampons vinrent de ceux qui, par le biais de nouvelles définitions sociologiques, allaient aboutir à des positions politiques révisionnistes.

Quoi qu’il en soit, la Quatrième Internationale opposa aux attaques du Kremlin contre Tito une puissante défense de principe de la révolution yougoslave. La Quatrième Internationale comprit la signification objective des événements bien plus profondément que toute autre tendance dans le monde.

Il vaut la peine de faire une étude des documents de la Quatrième Internationale au sujet des événements d’Europe de l’Est et de la Yougoslavie car ils illustrent le soin extrême avec lequel étaient abordées des questions théoriques aussi importantes que le caractère du pouvoir de l’État et le contenu de la dictature du prolétariat – des problèmes qui seraient plus tard ignorés ou malmenés par l’empirisme grossier de Hansen par rapport aux événements à Cuba. Sauf Jock Haston, personne ne se contentait de lieux communs (« ce qui ressemble à un État ouvrier doit forcément en être un ») dans la Quatrième Internationale pour annoncer l’avènement d’une dictature du prolétariat en Yougoslavie.

Le 13 juillet 1948, la Quatrième Internationale adressa à la direction et aux membres du Parti communiste yougoslave une lettre dont nous allons citer de longs extraits. Cette lettre examinait les options politiques ouvertes à la direction du parti de Tito devant les menaces non dissimulées du Kremlin.

« La première voie qui vous est ouverte serait de considérer que, malgré les coups sérieux que vous ont portés les dirigeants du Parti communiste russe, il est avant tout nécessaire aujourd’hui, dans la situation mondiale actuelle, de maintenir une unité monolithique totale avec la politique et l’idéologie du Parti communiste russe. Plusieurs de vos membres ne manqueront pas de proposer un tel cours et suggéreront même qu’il est préférable, dans ces conditions, de faire des excuses publiques et une déclaration acceptant les ‘critiques’ du Kominform, de modifier votre direction et d’attendre ‘une meilleure occasion’ pour défendre vos conceptions particulières au sein de ‘la grande famille communiste’.

« Une telle décision serait à notre avis une erreur irréparable et tragique et causerait les plus grands torts non seulement à votre propre parti et à votre propre classe ouvrière, mais aussi au prolétariat et au mouvement communiste internationaux et par-dessus tout aux ouvriers de l’URSS…

« Une deuxième voie sera sûrement suggérée, consistant essentiellement à se retirer en Yougoslavie, à repousser les attaques, la violence et les probables provocations du Kominform et de ses agents et de tenter de ‘construire le socialisme’ dans votre propre pays, tout en entretenant des rapports commerciaux tant avec les régimes d’Europe de l’Est qu’avec ceux de l’Occident impérialiste. Nous ne vous cacherons pas, camarades que nous considérons cette voie comme étant tout aussi mauvaise que la première.

« Il est complètement utopique de croire qu’il est possible de ‘manœuvrer’ pendant toute une période entre les États-Unis et l’URSS sans être en même temps assujetti à des pressions croissantes de la part de ces deux géants. Le succès des ‘manœuvres’ dépend en dernière analyse du rapport de forces et, sur le plan économique, le plan politique et celui de la puissance militaire, le rapport de forces n’est sûrement pas en votre faveur. L’impérialisme américain sera heureux de faire certaines ouvertures dans votre direction, car cela augmentera le poids de ses arguments dans ses entretiens avec Moscou. Mais ce qu’il recherche essentiellement, ce n’est pas de vous soutenir contre l’URSS, mais de conclure un accord avec la Russie, et à vos frais s’il le faut. Non seulement les dirigeants actuels du Parti communiste russe n’auront-ils aucune hésitation à accepter un tel compromis, mais ils travailleront même avec acharnement pour vous créer les plus grandes difficultés économiques possibles en vue de vous forcer à capituler ou à vous rendre totalement à l’impérialisme yankee, pour ainsi ‘démontrer’ à l’opinion de la classe ouvrière mondiale que toute rupture avec Moscou signifie passer dans ‘le camp américain’…

« Pour finir, il reste la troisième voie, la plus difficile, la plus parsemée d’embûches, la véritable voie communiste pour le parti et le prolétariat yougoslave. Cette voie est la voie du retour à la conception léniniste de la révolution socialiste, du retour à la stratégie mondiale de la lutte des classes. Le premier pas, à notre avis, est une compréhension claire du fait que les forces révolutionnaires yougoslaves ne peuvent devenir plus fortes et consolider leurs positions qu’avec l’appui conscient des masses ouvrières, tant de leur propre pays que du monde entier. Cela exige avant tout de comprendre que la force décisive sur l’arène mondiale n’est ni l’impérialisme, ses ressources et ses armes, ni l’État russe et son formidable appareil. La force décisive est l’immense armée des travailleurs, des paysans pauvres et des peuples coloniaux dont la révolte contre les exploiteurs ne cesse de croître et qui n’a besoin que d’une direction consciente, d’un programme d’action approprié et d’une organisation efficace pour conduire l’énorme tâche de la révolution socialiste mondiale à un dénouement heureux.

« Nous ne prétendons pas vous offrir une recette. Nous comprenons les très grandes difficultés auxquelles vous devez faire face dans un pays sous-équipé et qui a été dévasté par la guerre. Nous ne désirons qu’attirer votre attention sur ce que sont, à notre avis, les principales lignes suivant lesquelles cette politique révolutionnaire internationaliste se concrétisera – la seule politique qui vous permettra de tenir en attendant de nouvelles luttes de masse, qui vous permettra de les stimuler et de vaincre avec elles.

« Vous engager dans cette voie signifie, spécialement en Yougoslavie même, se baser ouvertement et complètement sur la dynamique révolutionnaire des masses. Les comités de Front doivent être des organes réellement élus par les ouvriers des villes et des campagnes, provenant d’un système très serré rassemblant les ouvriers et les paysans pauvres.

« Ils doivent devenir de véritables organes d’État et doivent prendre la place des organes hybrides actuels, qui sont des restes de l’appareil d’État bourgeois. Ils doivent être les organes de la démocratie des soviets dans lesquels tous les ouvriers auront le droit d’exprimer sans réserves ni peur de représailles, leurs opinions et leurs critiques. Le droit des ouvriers d’organiser d’autres partis politiques doit être établi comme un principe, assujetti à la seule condition de s’inscrire dans le cadre de la légitimité soviétique. La constitution hybride qui existe présentement doit être révisée et une nouvelle, s’inspirant de la constitution léniniste de 1921, doit être mise en place par une assemblée de délégués des comités d’ouvriers et de paysans pauvres.

« Il faut envisager ces changements politiques décisifs comme découlant d’une véritable mobilisation de masse organisée par votre parti en propageant ces idées léninistes jusqu’aux villages les plus reculés de votre pays, en expliquant la différence entre l’État soviétique et les autres formes étatiques et la supériorité du premier. C’est de cette façon qu’agit Lénine en 1917 avec la plus grande simplicité. Une vaste campagne de rééducation doit être commencée parallèlement à une période de discussion et d’expression sans restrictions parmi les ouvriers. Ceux-ci exprimeront leurs critiques de l’actuel état de choses lors de leurs assemblées. Le parti saura finalement directement quelles sont les véritables aspirations des masses et obtiendra les suggestions constructives des masses ouvrières, dont la grande énergie créatrice est la plus sûre garantie du socialisme. Votre parti n’a rien à craindre d’un tel développement. La confiance des masses dans le parti grandira énormément et il deviendra le moyen efficace d’expression collective des intérêts et désirs du prolétariat du pays.

« Il ne suffira pas toutefois de rétablir la souveraineté complète des comités pour transformer l’armée présente en une véritable milice des ouvriers et des paysans, de remplacer les juges nommés par ceux élus par les masses, de rétablir et maintenir fermement le principe de payer les fonctionnaires en fonction du salaire moyen des ouvriers spécialisés. Le problème de la transformation révolutionnaire de votre pays est essentiellement un problème d’ordre économique dans lequel la question de la paysannerie tient la première place.

« Il n’y a qu’une façon léniniste d’aborder ce problème : chercher l’appui des couches pauvres et exploitées de la campagne et faire attention à ne pas violer les lois régissant votre économie, mais au contraire les utiliser dans l’intérêt du socialisme. La terre doit être nationalisée et la lutte doit être menée contre la concentration des revenus et de la propriété entre les mains des koulaks. Mais ces mesures ne peuvent être réalisées uniquement sur la base de mesures administratives ni par des décrets ou encore par la force. Ce qui importe c’est que l’immense majorité des paysans doit les percevoir comme allant dans le sens de ses propres intérêts. Pour cela, une révision du plan quinquennal et des rapports entre l’agriculture et l’industrie est nécessaire…

« … Aucun groupe de spetzes (spécialistes) ne peut calculer mathématiquement le point d’équilibre entre les besoins des ouvriers, ceux des paysans et les besoins en capitaux de l’économie, équilibre dont dépend la planification et le développement harmonieux du pays. Il est essentiel que les masses soient amenées à participer de façon aussi active que possible au travail de la planification, que la plus grande attention soit accordée à leurs plaintes et que les besoins qu’ils expriment soient le facteur premier de la planification.

« La souveraineté complète des comités d’usine doit être établie dans les usines et un véritable contrôle ouvrier de la production doit être institué. Les syndicats doivent pouvoir remplir leur véritable fonction qui est de défendre les intérêts des ouvriers même contre l’État soviétique si nécessaire, comme Lénine l’a affirmé à maintes reprises. En d’autres mots, il est nécessaire de faire clairement sentir aux travailleurs et aux paysans pauvres qu’ils sont les maîtres du pays et que l’État et le progrès de l’économie correspondent directement à leurs propres intérêts…

« Vos possibilités d’action sur la voie du léninisme s’avèrent être énormes. Mais votre responsabilité historique dépasse de beaucoup tout ce qui est mentionné plus haut. » [128]

La lettre se poursuivait en expliquant quelles sont les origines historiques de la Quatrième Internationale et sa persécution par le Parti communiste russe, puis elle déclarait :

« Mais tous ces crimes n’ont pas réussi à détruire la QUATRIÈME INTERNATIONALE car rien ne peut détruire le véritable léninisme ! Aujourd’hui, celle-ci a des sections dans 35 pays et sur tous les continents, composées de communistes révolutionnaires testés dans la lutte et expérimentés, les meilleurs représentants de leur classe. Bien que faible en ressources matérielles, son deuxième congrès mondial, qui s’est tenu en avril dernier à Paris, a démontré qu’elle est forte par sa cohésion politique, son programme et sa compréhension claire de la réalité. À l’heure qu’il est, elle lance dans tous les pays une vaste campagne contre les mesures bureaucratiques que le Kominform a prises contre vous. Elle demande aux ouvriers communistes de tous les pays d’envoyer des délégations en Yougoslavie, afin de vérifier sur place la politique suivie par votre parti. Bientôt, elle fera connaître vos documents dans vingt langues différentes – car la démocratie ouvrière n’est pas un vain mot pour la Quatrième Internationale et un communiste ne permettra pas qu’un membre soit jugé sans être entendu. Elle demande que vous permettiez à une délégation de notre direction d’assister à votre congrès afin de prendre contact avec le mouvement communiste yougoslave et d’établir des liens fraternels qui ne peuvent que servir les intérêts de la révolution communiste mondiale. » [129]

Ce document mérite d’être cité longuement, non pas seulement à cause de la clairvoyance dont il fait preuve dans son appréciation des perspectives de la révolution yougoslave. Le contraste frappant entre la méthode utilisée dans ce document et celle qui devait plus tard caractériser le travail de Pablo est plus significative encore. Cette lettre ouverte abordait avant tout les événements yougoslaves du point de vue de ce qu’elle appelait « une stratégie mondiale de la lutte des classes ». Le document de 1948, en contradiction avec l’affirmation ultérieure de Pablo que « la réalité objective se composait essentiellement des régimes capitalistes et du monde stalinien », défendait le point de vue que « la force décisive est l’immense armée des travailleurs, des paysans pauvres et des peuples coloniaux ».

S’appuyant sur cette perspective, le document argumentait avec passion pour la défense de la révolution yougoslave sur la base de l’internationalisme prolétarien. Très révélatrice est aussi la manière dont y sont formulés, même si ce n’est qu’à grands traits, le contenu de la dictature du prolétariat et la lutte pour le socialisme. À ce stade, Mandel et Pablo s’efforçaient encore dans leur travail politique, d’appuyer leur analyse du problème de la révolution yougoslave sur les conquêtes théoriques de Lénine et Trotsky. La théorie n’avait pas encore dégénéré au point de qualifier automatiquement d’État ouvrier tout régime qui menait des nationalisations et des expropriations à grande échelle. On mettait encore l’accent sur les formes politiques à travers lesquelles la dictature du prolétariat se réalisait et s’exerçait.

Trois semaines plus tard, le 3 août 1948, le comité politique du SWP rendait publique son analyse de la rupture entre Tito et Staline. Le document est une réponse claire à l’affirmation mensongère de Banda selon laquelle la Quatrième Internationale avait « mésestimé » les luttes qui se déroulaient en Yougoslavie et en Europe de l’Est.

« En réalité les événements de Yougoslavie ont confirmé l’analyse de Trotsky sur la nature et le sort final du stalinisme, le régime le plus instable et le plus en crise de toute l’histoire. Le stalinisme manque d’une base de classe indépendante qui lui soit propre et, protégeant ses propres privilèges et intérêts, il entre invariablement en conflit aigu sur tous les plans avec les intérêts et les besoins des masses. Le régime stalinien n’est rien de plus qu’un épisode historique, une excroissance parasitaire de l’État ouvrier, une forme particulière de la dégénérescence de la révolution d’octobre, un produit de l’isolement de la révolution prolétarienne dans un pays arriéré…

« Les événements de Yougoslavie fournissent la preuve définitive que l’expansion du Kremlin, loin de résoudre les contradictions du stalinisme, projette en fait au-delà des frontières russes les contradictions internes du régime, ébranlant ainsi le régime chez lui. Aussitôt que ces contradictions sont développées à l’extérieur, elles tendent à prendre les formes les plus aiguës…

« Les pays satellites sont loin d’être homogènes. Ils n’ont pas éliminé la lutte des classes. Du point de vue de l’économie, la Yougoslavie ne diffère pas radicalement de la Roumanie, de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de la Bulgarie ou de l’Albanie. Si la Yougoslavie se démarque des autres, c’est pour avoir progressé plus loin sur le chemin du démantèlement du capitalisme…

« Les éléments prolétariens les plus avancés en Yougoslavie, comme dans d’autres pays satellites, luttent pour une solution socialiste. Ces aspirations socialistes de la classe ouvrière s’opposent directement aux intérêts politiques de la bureaucratie stalinienne…

« La particularité du développement yougoslave exclut la sélection pure et simple de marionnettes selon le procédé stalinien habituel. En effet, le Parti communiste yougoslave est passé par un développement indépendant, même si par son régime et sa politique internes il imitait autant que possible son modèle russe.

« Mentionnons deux caractéristiques majeures du développement yougoslave : 1. À l’inverse de la bureaucratie russe ou de la plupart des autres directions staliniennes en Europe le PC yougoslave a dans les faits mené une guerre civile victorieuse en appliquant les méthodes de la guerre de classe, même si c’est de façon fortement déformée. 2. Sous Tito, les cadres dirigeants yougoslaves sont parvenus à vaincre non avec l’aide des baïonnettes de l’armée russe, mais par la mobilisation des masses yougoslaves autour d’un programme de revendications sociales, qui avaient un caractère révolutionnaire dans bien des cas.

« Ce cours indépendant des événements yougoslaves est une des sources des frictions qui existent de longue date – et à présent de la rupture déclarée – entre le Kremlin et Tito.

« Les révolutionnaires ne peuvent que saluer ce développement – cette première fissure dans les rangs du stalinisme mondial qui se déroule sous les yeux de la classe ouvrière du monde entier.

« Elle est particulièrement bienvenue pour la Quatrième Internationale parce qu’elle met en lumière la nature réactionnaire du régime de Staline, l’éclairant de manière à rendre cela facilement compréhensible aux travailleurs et en particulier aux militants des partis staliniens du monde entier.

« Il force à la lumière et fait sortir de l’ombre les terribles contradictions internes du régime du Kremlin qui conduiront inévitablement à l’effondrement de celui-ci.

« Bien plus, il confronte les membres du PC yougoslave et des autres partis staliniens à la nécessité d’un nouvel examen des idées et des méthodes du stalinisme. Ayant dit A, il leur faut maintenant dire B. Cela signifie qu’ils sont contraints par la logique de la situation à réviser et à réexaminer d’une part toute l’histoire du stalinisme et d’autre part celle du quart de siècle d’une lutte à mort entre le trotskysme et le stalinisme…

« Les seuls choix qui s’offrent, sinon au régime de Tito, du moins à la Yougoslavie, sont soit de capituler devant Washington ou devant le Kremlin soit de se lancer sur une voie indépendante. Cette voie ne peut être que celle d’une Yougoslavie socialiste des ouvriers et des paysans, le premier pas vers une fédération socialiste des nations balkaniques. Cela ne peut être réalisé que par un appel à la classe ouvrière internationale et en union avec elle ; ce qui revient à dire que cet objectif ne peut être réalisé que si la Yougoslavie se rallie au drapeau de la révolution socialiste européenne et fait appel à la classe ouvrière internationale pour l’aider dans sa lutte contre l’oligarchie du Kremlin et l’impérialisme américain.

« Pour des révolutionnaires toutefois, il ne suffit pas de saisir une possibilité remarquable. Ce n’est là que l’ouverture de la prochaine étape, celle notamment qui consiste à saisir cette possibilité et à intervenir surtout pour élever le niveau de conscience des militants ouvriers à travers le monde.

« La logique de la lutte entre Staline et Tito est telle qu’elle poussera les militants en Yougoslavie, et ailleurs, non pas vers la droite, mais vers la gauche. Cela se produira indépendamment de ce que Tito lui-même aille à droite ou tente de se tenir en équilibre quelque part entre le Kremlin et l’impérialisme.

« Mais les facteurs qui détermineront l’ampleur du mouvement des masses vers la gauche ne dépendent pas seulement des propres désirs ou des mouvements spontanés de celles-ci, mais de l’habileté et de l’efficacité avec laquelle l’avant-garde révolutionnaire consciente, les trotskystes dans le monde, interviendront, comme facteur dynamique, dans la situation.

« Pour intervenir efficacement nous devons COMMENCER par expliquer patiemment la signification politique de la cassure entre Staline et Tito ; nous devons révéler les causes du stalinisme, ses origines, sa nature réactionnaire, sa brutalité non dissimulée. C’est de cette façon, en introduisant le maximum de clarté politique dans la situation, que les révolutionnaires pourront intervenir avec une rapidité et une efficacité extrême et qu’ils aideront les ouvriers et les paysans militants en Yougoslavie.

« Ce qui est ici en jeu, c’est bien plus que la Yougoslavie. Les événements yougoslaves ne sont qu’une composante de l’actuelle crise internationale du stalinisme. Les secousses qui ont lieu dans les partis staliniens du monde entier, une conséquence de la cassure entre Staline et Tito, le démontrent. Ces répercussions ne font que commencer… » [130]


[124]

Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Editions Sociales, Paris 1972, p.5.

[125]

M. Banda, J. P. Cannon, a Critical Assessment,New Park Publications, Londres 1975, p. 40.

[126]

Deuxième congrès mondial de la Quatrième Internationale, The USSR and Stalinism, dans Fourth International, juin 1948, n°4, p. 119.

[127]

Ibid., p. 120.

[128]

Secrétariat International de la Quatrième Internationale, An Open Letter to the Congress, Central Committee and Members of the Yugoslav Communist Party, dans Fourth International, août 1948, pp. 178-181.

[129]

Ibid., p. 181.

[130]

Comité politique du SWP, Yugoslav Events and the World Crisis of Stalinism, dans Fourth International, août 1948, pp. 174-176.