David North
L’héritage que nous défendons

Le SWP durant la période du maccarthysme

L’expulsion de la fraction Cochran à l’automne 1953 n’avait pas mis fin à la crise politique qui sévissait au sein du Socialist Workers Party. Après la scission, le SWP avait toujours à lutter dans une situation objective qui était, de façon générale, défavorable. L’amélioration du niveau de vie de millions de travailleurs syndiqués, que Cannon avait identifiée comme la source objective de l’opportunisme et de la tendance liquidatrice, renforçait le conservatisme du mouvement ouvrier et l’influence des bureaucraties réactionnaires de l’AFL et du CIO qui, dès 1955, étaient prêtes à fusionner sur la base d’un programme pro-capitaliste.

Au cours de la lutte contre Cochran, Cannon avait affirmé que la pire conséquence du déclin du radicalisme ouvrier et de l’isolement du parti, était que le SWP fut privé de l’afflux d’une nouvelle génération qui aurait renouvelé les rangs de la vieille direction. L’impact sur le parti de cette « génération manquante » se fit particulièrement sentir au milieu des années 1950. Lénine avait une fois dit en plaisantant que tous les révolutionnaires devraient être fusillés à l’approche de leurs cinquante ans ! Si cette politique avait dû être appliquée en 1954, une grande partie du SWP se serait qualifiée pour le peloton d’exécution. Les vétérans de la direction du SWP – Cannon, Skogland, Dunne, Swabeck, Coover – avaient déjà atteint soixante et dans le cas de Skogland soixante-dix ans. Même Dobbs, qui avait la quarantaine avancée, donnait l’impression d’être beaucoup plus âgé.

Aussi correcte qu’ait été la lutte contre Cochran aux États--Unis et contre le pablisme internationalement, elle ne pouvait pas automatiquement protéger le SWP de toute dégénérescence politique face aux immenses pressions de classe exercées sur le mouvement aux États-Unis, le centre de l’impérialisme mondial. De plus, le fait que Cannon n’avait pu obtenir le soutien d’une majorité du comité national qu’avec grande difficulté, était une indication politique de ce que Cochran et Clarke exprimaient le plus nettement un point de vue politique partagé dans une certaine mesure, par une partie de la direction du SWP ; et cela, malgré qu’elle ait soutenu la Lettre ouverte.

La réaction du SWP à la montée du maccarthysme en 1953 et 1954 est une indication claire de cette désorientation politique. Le parti en vint à conclure que le sénateur républicain du Wisconsin qui menait la chasse aux sorcières était le dirigeant d’un mouvement fasciste de masse montant qui se préparait à prendre le pouvoir aux États-Unis. Cette appréciation du maccarthysme, tout à fait impressionniste et fausse, était une expression du pessimisme et de la démoralisation régnant dans la direction du SWP.

En mars et en avril 1954, Cannon écrivit une série d’articles qui introduisait une conception du fascisme tout à fait différente de celle que Trotsky avait développée dans les années 1920 et 1930. Dans ses écrits sur Pilsudski en Pologne, et spécialement sur le nazisme en Allemagne, Trotsky avait insisté sur le fait que le fascisme diffère des autres formes de réaction bourgeoise par le fait qu’il est basé sur la mobilisation massive de la petite-bourgeoisie ruinée par le capitalisme contre le mouvement ouvrier et que son but est la complète atomisation de la classe ouvrière. Quand la crise sociale est telle que la bourgeoisie a épuisé toutes ses options dans le cadre de la démocratie constitutionnelle, quand même les plus grandes concessions que pourrait faire la bureaucratie ouvrière ne peuvent plus satisfaire les exigences objectives du capitalisme, quand rien moins que l’écrasement total de toute forme organisée de résistance de la classe ouvrière à la domination capitaliste est nécessaire, alors la bourgeoisie met au monde un mouvement fasciste de masse. Comme l’expliquait Trotsky :

« Le fascisme n’est pas simplement un système de violence et de terreur policière. Le fascisme est un système d’État particulier qui se base sur l’extirpation de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme n’est pas seulement d’écraser l’avant-garde communiste, mais aussi de maintenir toute la classe dans un état d’atomisation forcée. Pour cela, il ne suffit pas d’exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire des ouvriers. Il faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes, détruire toutes les bases d’appui du prolétariat et anéantir les résultats de trois-quarts de siècle de la social-démocratie et des syndicats. Car c’est en fait sur ce travail qu’en dernière analyse s’appuie le Parti communiste. » [237]

En insistant toujours sur le caractère petit--bourgeois et de masse d’un tel mouvement, Trotsky faisait une distinction entre le fascisme et une dictature militaro-policière, même la plus brutale. En outre, Trotsky insistait sur le fait que le fascisme ne pouvait parvenir au pouvoir avant que la classe ouvrière, suite à la trahison de sa direction, n’ait démontré sa complète incapacité à résoudre la crise sociale sur une base révolutionnaire – poussant ainsi la petite-bourgeoisie désespérée dans les bras de la contre-révolution.

Citons de nouveau Trotsky :

« Le régime fasciste voit son tour arriver lorsque les moyens ‘normaux’, militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur couverture parlementaire, ne suffisent pas pour maintenir la société en équilibre. À travers les agents du fascisme, le capital met en mouvement les masses de la petite bourgeoisie enragée, les bandes des lumpen-prolétaires déclassés et démoralisés, tous ces innombrables êtres humains que le capital financier a lui-même plongés dans la rage et le désespoir. La bourgeoisie exige du fascisme un travail achevé : puisqu’elle a admis les méthodes de la guerre civile, elle veut avoir le calme pour de longues années… La fascisation de l’État n’implique pas seulement la ‘mussolinisation’ des formes et des méthodes de gouvernement – dans ce domaine, les changements jouent en fin de compte un rôle secondaire – mais avant tout et surtout, l’écrasement des organisations ouvrières : il faut réduire le prolétariat à un état d’apathie complète et créer un réseau d’institutions pénétrant profondément les masses, pour faire obstacle à toute cristallisation indépendante du prolétariat. C’est précisément en cela que réside l’essence du régime fasciste » [238]

La situation des États-Unis en 1953-1954 ne ressemblait en aucune façon à celle qui prévalait en Allemagne en 1930-1933, ou même à celle de l’Italie en 1920-1922. L’absence d’une crise économique profonde qui serait, même vaguement, comparable à la grande dépression, excluait toute possibilité d’une mobilisation de masse de la classe moyenne américaine vers un véritable mouvement fasciste. Hitler et Mussolini étaient les dirigeants de mouvements de masse qui contrôlaient leurs propres troupes de choc, dont l’existence même démontrait aussi bien l’impuissance des régimes semi--constitutionnels qui se désagrégeaient que l’approche de la guerre civile. Peu importaient les traits personnels, les ambitions privées et la popularité de McCarthy, il n’était pas le dirigeant d’un mouvement de masse comparable à celui que le parti d’Hitler représentait, avec son armée privée forte de trois millions d’hommes. Quoique McCarthy et le maccarthysme montraient des tendances qui pouvaient faire et feront partie de la physionomie politique d’un mouvement fasciste américain, les conditions sociales dans lesquelles de tels démagogues sont transformés en dirigeants fascistes n’existaient pas en 1953-1954.

L’absence des conditions objectives nécessaires au développement d’un mouvement fasciste était en outre révélée par le fait que McCarthy, n’offrait à la classe moyenne à part ses divagations anti-communistes aucun programme social sur lequel un mouvement de masse aurait pu se baser. En ceci, il était différent non seulement d’Hitler (qui prétendait être le chef d’une révolution « anticapitaliste », « populaire », « nationale »), mais encore de dirigeants potentiels d’un mouvement fasciste américain naissant comme Huey Long et le Père Coughlin.

La désorientation politique du SWP s’exprimait dans le fait qu’il prêtait au sénateur du Wisconsin des pouvoirs qu’il n’avait pas. Si le fascisme américain a ses caractéristiques particulières, très différentes de celles des modèles allemand et italien, il faudra aussi qu’il ait en commun avec ses prédécesseurs européens une base de masse dans la classe moyenne.

Mais c’était justement ce qui lui manquait. En fait, le maccarthysme était une tumeur développée par la classe dirigeante en réaction à la crise exceptionnelle de l’impérialisme américain dans la période d’après-guerre, et ce, à des fins de chasse aux sorcières. Cherchant à étouffer toute opposition à la politique militariste antisoviétique, la longue chasse aux sorcières de la période 1947-1954 fut un instrument destiné à compléter la politique étrangère des États-Unis. En même temps, dans un contexte où la bourgeoisie ne pouvait pas s’attaquer directement aux organisations syndicales de masse construites par la classe ouvrière au cours des deux décennies précédentes, le maccarthysme servait à renforcer la position des bureaucraties anticommunistes dans l’AFL et le CIO et maintenait ainsi le mouvement ouvrier sous la domination politique du capitalisme.

Ainsi, malgré la virulence de la campagne farouchement anti-communiste de McCarthy, il ne toucha pas en général au mouvement ouvrier et ne tenta pas de transformer sa chasse aux- sorcières en une attaque ouverte des principales conquêtes du CIO. Ce n’était pas simplement parce que de fortes sections de la direction de l’AFL et du CIO soutenaient sa chasse aux sorcières et cherchaient à alimenter les flammes de l’anticommunisme pour chasser les socialistes et les radicaux du mouvement ouvrier. Toute tentative de transformer le maccarthysme en un instrument servant à l’attaque violente du mouvement syndical aurait représenté un tournant direct de la classe dirigeante américaine vers la guerre civile et aurait provoqué une radicalisation du mouvement ouvrier, ce que justement la bourgeoisie cherchait à éviter. La réaction des débardeurs du port de San Francisco à l’organisation d’audiences anticommunistes dans leur ville avait montré que le patronat jouait avec le feu s’il tentait de détruire les syndicats en utilisant l’atmosphère hystérique de la chasse aux sorcières maccarthyste.

Comme tous les démagogues, McCarthy allait quelquefois plus loin que ses patrons de la grande bourgeoisie ne l’auraient voulu. Mais il y avait des limites qu’il ne devait pas franchir. Quant au milieu de 1954, abandonnant toute prudence, il s’en prit à l’armée, la bourgeoisie lui rogna les ailes sans hésiter. Les audiences McCarthy sur la pénétration communiste dans l’armée marquèrent la fin du sénateur du Wisconsin en tant que force politique sérieuse.

Néanmoins, le Socialist Workers Party continua d’exagérer la puissance du mouvement McCarthy. Son avant-projet de résolution pour le seizième congrès national, à l’automne de 1954, portait entièrement sur le maccarthysme. Son tout premier paragraphe montrait à quel point les conditions défavorables avaient déséquilibré le SWP politiquement :

« Depuis la défaite des armées de McArthur sur la rivière Yalu, le développement politique le plus important au niveau mondial a été la montée aux États-Unis du mouvement fasciste dirigé par McCarthy. Si ce mouvement réussit à prendre le pouvoir et à écraser le mouvement ouvrier américain, cela signifiera la fin de la civilisation, car alors la Troisième guerre mondiale – une guerre intercontinentale menée avec des armes atomiques – ne saurait tarder à éclater. Dans une telle guerre, l’humanité pourrait même être annihilée. Si d’autre part la classe ouvrière se mobilise pour mettre fin au maccarthysme, la dynamique de cet effort mettra à l’ordre du jour la victoire d’un gouvernement des ouvriers et des fermiers aux États-Unis. Cela signifierait la fin du maccarthysme et, avec lui, du capitalisme international et de ses horreurs. Cela signifierait le début de l’économie planifiée du socialisme à l’échelle mondiale. La lutte contre le maccarthysme est donc d’une importance décisive pour le monde entier. » [239] (les italiques sont de nous)

Ne prenant pas en compte ce qui arrivé aux audiences McCarthy sur l’armée, qui furent rapidement accueillies par une motion de censure au sénat, le SWP continuait d’affirmer que le maccarthysme « ne sera pas dompté ou retenu par les vieux partis capitalistes… »

« Tous les efforts des démocrates et des républicains pour freiner, écraser, contourner ou se débarrasser de McCarthy ont fini en fiasco. Par exemple, les audiences McCarthy sur l’armée, dont l’origine était le besoin de l’administration Eisenhower de limiter le pouvoir indépendant de McCarthy, n’ont coûté au démagogue fasciste que le sacrifice de son avocat juif et démocrate qui fit office de bouc- émissaire.

« Par contre, les audiences ont apporté une expérience de combat à la masse des partisans de McCarthy. Les faits montrent que le noyau de base s’est endurci et a resserré les rangs autour de la bannière du démagogue fasciste. Il est vrai que certains partisans marginaux ont été repoussés par la grossièreté de la conduite de McCarthy. Mais croire que cela a constitué un revers important pour le mouvement fasciste est pour le moins insensé. L’ascension d’Hitler a également provoqué des divisions passionnées dans la classe moyenne, pour ou contre, avec maints retournements et de brusques bouleversements. En réalité, le fait même que la question ‘Pour ou contre McCarthy ?’ ait été posée aux audiences a constitué un pas important pour le fascisme américain. De plus, les audiences ont concentré l’attention de millions de gens sur l’indispensable symbolisme personnel du chef dans l’arène politique nationale. Il en sera ainsi jusqu’à ce que la classe ouvrière règle définitivement la question.

« La lutte qui a éclaté au grand jour au cours des audiences McCarthy sur l’armée a clairement démontré que le mouvement McCarthy est plus qu’une clique politique de plus dont les politiciens de la machine capitaliste pourront facilement se débarrasser une fois qu’elle franchira les limites de ce qui est permis par le code de la politique démocratique bourgeoise. C’est un nouveau type de machine aux pouvoirs indépendants, ayant sa propre base de masse. » [240]

Cette soi-disant « base de masse » était une invention du SWP. Elle n’existait pas et ne pouvait pas exister pour les raisons auxquelles le SWP faisait allusion dans la résolution :

« Le fait est qu’une importante section de la population est encore entraînée par le boom économique sans précédent qui a commencé avec l’entrée des États-Unis dans la Seconde guerre mondiale.

« C’est particulièrement vrai pour les larges couches sociales de la petite-bourgeoisie, ainsi que pour des couches de la classe ouvrière, qui ont bénéficié d’un niveau de vie inconnu jusqu’ici. Des millions de familles qui étaient sur les listes de l’aide sociale pendant la grande dépression, possèdent aujourd’hui des fermes, des maisons, des automobiles, des téléviseurs, etc. » [241]

Tentant de combler la lacune entre la relative prospérité de la classe moyenne et la faillite économique qui est une condition préalable d’un mouvement fasciste de masse, le SWP eut recours à une théorie tout à fait idéaliste :

« La peur d’une autre catastrophe économique semblable à celle de 1929-1939, s’est déjà avérée suffisante pour la transformer [la classe moyenne] en un vaste terrain de recrutement pour le fascisme. » [242]

Derrière toutes ces interprétations balourdes se cachait une perspective qui alliait le désespoir à la frustration. Ne sachant comment atteindre la classe ouvrière, les dirigeants du SWP espéraient la pousser à agir en agitant le spectre d’un fascisme imminent. Mais de cette façon, ils ne réussirent qu’à se faire peur à eux-mêmes et à créer des conditions favorables pour d’autres entorses au marxisme, encore plus dangereuses. Par exemple, pour justifier leur portrait de McCarthy comme dirigeant d’un mouvement fasciste de masse défiant l’autorité des politiciens démocrates bourgeois traditionnels, le SWP finit par dénaturer le véritable caractère de l’administration Eisenhower, de même que ses rapports avec les maccarthystes :

« Le clivage entre ce qui a été récemment nommé ‘brownellisme’, du nom du procureur général d’Eisenhower, et le maccarthysme est un clivage entre les tendances bonapartistes et les tendances fascistes qui sont entrées sur la scène politique américaine. » [243]

Tout en continuant à se déclarer opposé à toute forme d’adaptation politique aux partis bourgeois traditionnels au nom de la lutte contre le maccarthysme, le SWP était sur un terrain dangereux lorsqu’il s’efforçait de faire une distinction aussi nette entre les différentes sections de la bourgeoisie. « Ceux qui pensent que le brownellisme est une menace plus grave que le maccarthysme, sous-estiment grossièrement ce qui arriverait aux États-Unis si McCarthy entrait à la Maison- Blanche. » [244]

Il y a une logique, souvent cachée, dans toute politique. Et il y avait dans les distinctions exagérées et artificielles que le SWP avait établies entre les différentes fractions de la bourgeoisie, un glissement implicite vers une perspective qui mettait l’accent principal sur la défense de la démocratie plutôt que sur la lutte pour le socialisme et la dictature du prolétariat. La section de la résolution sur « La lutte pour le pouvoir ouvrier » indiquait précisément un tel glissement :

« La lutte contre le maccarthysme doit être conçue comme une lutte d’ampleur nationale dans laquelle la classe ouvrière représente les intérêts du peuple et de la nation dans son ensemble. Au bout de sa route historique, la classe capitaliste fait revivre les formes de gouvernement les plus bestiales. Les porteurs traditionnels de la bannière des slogans démocratiques, les libéraux, après avoir assisté en suant de peur à la restriction des droits démocratiques, après l’avoir déplorée et averti à n’en plus finir que le maccarthysme nuisait au prestige des États-Unis à l’étranger, ont fini par prendre eux-mêmes le train de la chasse aux sorcières et ont tenté d’en prendre les commandes…

« Des slogans traditionnels tels que la liberté de pensée, la liberté de la presse, la liberté de réunion, le droit de se présenter aux élections, l’égalité devant la loi et les tribunaux, deviennent ainsi des slogans qui sont au centre de la lutte contre la forme américaine du fascisme. » [245] (les italiques sont de nous)

Parti d’une fausse appréciation du maccarthysme, le SWP en arrivait à mettre l’accent sur les slogans démocratiques plutôt que sur les revendications transitoires. En d’autres termes, un danger implicite de l’analyse fausse du maccarthysme était qu’elle conduisait le SWP à redéfinir son rôle – qui n’était plus celui de diriger la révolution socialiste, mais celui de défendre de la façon la plus énergique la démocratie bourgeoise. Ce danger était accru par le fait que le SWP voyait en McCarthy le chef d’un puissant mouvement fasciste alors qu’il admettait ouvertement que celui-ci n’avait pas en face de lui de mouvement révolutionnaire de masse de la classe ouvrière.

Joseph Hansen défendit de façon nettement opportuniste l’appréciation du maccarthysme par le SWP qui ouvrait effectivement la voie à une capitulation devant le libéralisme. Hansen, interrompant une polémique bizarre et perturbatrice, écrite sous le nom de Jack Bustelo, portant sur le maquillage et la beauté féminine (« Il est parfaitement évident que l’approche de Gloria Swanson sur ce point est très similaire à celle d’un marxiste… »), entreprit de répondre aux critiques de la tendance Vern-Ryan qui rejetait l’affirmation que McCarthy fût un dirigeant fasciste. Le plus significatif dans la réponse de Hansen était l’idée qu’entre libéralisme et fascisme existait une opposition irréconciliable. S’opposant à ce que Vern-Ryan ait qualifié certains sénateurs libéraux de « fascistes potentiels », Hansen insista sur le conflit entre les sénateurs libéraux et McCarthy, et posa cette question :

« Dans cette compétition entre les libéraux et les fascistes, la classe ouvrière doit-elle s’abstenir en maudissant les deux camps ? Devons-nous suivre la méthode de Vern et Ryan et refuser de séparer McCarthy ‘de quelque façon que ce soit des autres défenseurs du capitalisme’ et de le définir ainsi qu’ils le font, comme un autre ‘démocrate bourgeois’, sans plus ? Agir ainsi reviendrait à suivre une politique d’abstention et, en fait, à faciliter le travail de McCarthy.

« La politique correcte se base sur la différenciation majeure entre les libéraux et les fascistes. Nous défendons les formes démocratiques contre la menace fasciste. Nous le faisons en attaquant les libéraux qui capitulent devant les fascistes, jouant le rôle historique qui est le leur et qui consiste à ouvrir la voie au fascisme, trahissant le peuple au bénéfice du maccarthysme. Avec les concessions que les libéraux font aux fascistes – concessions graves de conséquences pour le mouvement ouvrier – nous démontrons la nécessité de chasser les libéraux du pouvoir. » [246]

Outre cette fausse appréciation du maccarthysme, la mention d’une « différenciation majeure entre les libéraux et les fascistes » était une distorsion du marxisme. Hansen traitait le libéralisme comme s’il était, d’une façon quelconque, semblable aux organisations sociales-démocrates de la classe ouvrière. Représentants directs de la bourgeoisie, les libéraux ne peuvent pas être accusés de « trahir le peuple » par rapport au fascisme de la même façon que les sociaux-démocrates, les staliniens et les bureaucrates syndicaux sont accusés de trahir la classe ouvrière par les marxistes. L’antagonisme qui existe entre le fascisme et la social-démocratie (indépendamment des opinions réactionnaires de ses représentants) est totalement différent de celui qui existe entre le fascisme et le libéralisme. Il existe entre les bases sociales respectives du fascisme et de la social-démocratie un antagonisme de classe irréconciliable qui n’existe pas dans le conflit entre le fascisme et le libéralisme. Pour les travailleurs, le fascisme signifie la famine, leur réduction à un servage et une existence dispersée et leur anéantissement en tant que force sociale organisée. Pour les libéraux, comme l’avait écrit Felix Morrow, le fascisme menace tout au plus d’entraîner quelques « inconvénients mineurs » qui ne menacent pas un seul des intérêts fondamentaux de la classe qu’ils représentent.

Quand des libéraux comme Hubert Humphrey réclamèrent que le Parti communiste soit mis dans l’illégalité, encourageant l’hystérie anticommuniste qui permit au maccarthysme de se développer, ils ne « trahissaient [pas] le peuple », tout comme aujourd’hui les libéraux qui sabrent les programmes sociaux et soutiennent la destruction des syndicats ne « trahissent [pas] le peuple ». En fait, ils servent la classe capitaliste qu’ils représentent. Ceux qui parlent de la « trahison de la lutte » par les libéraux, parlent comme les staliniens et les adeptes de la collaboration de classe, non pas comme des marxistes.

Quand Hansen accusait les libéraux de « trahir le peuple au bénéfice du maccarthysme », il abandonnait le point de vue révolutionnaire du prolétariat. En outre, il suggérait implicitement qu’on pouvait mettre un terme à leur « trahison » si seulement ces bourgeois, gardiens démocratiques de l’État capitaliste, reprenaient leurs sens et agissaient de façon décisive contre McCarthy. Mais c’est justement la position consistant à compter sur l’État pour combattre le fascisme que Trotsky avait énergiquement combattue dans sa cinglante critique de la politique de la social-démocratie allemande durant la montée d’Hitler au pouvoir : « Face au prochain affrontement entre le prolétariat et la petite bourgeoisie fasciste – ces deux camps constituent l’écrasante majorité de la nation allemande –, les marxistes du Vorwärts appellent à l’aide le veilleur de nuit. ‘État, interviens !’ (‘Staat, greif zu !’) » [247]

Sur la base de la position adoptée par Hansen, les marxistes auraient pu se montrer favorables à la motion de censure du sénat contre McCarthy et la considérer comme un pas dans la bonne direction méritant au moins un soutien critique.

Même si cette conclusion n’avait pas été explicitement tirée, l’appréciation erronée du maccarthysme – due initialement au pessimisme et au découragement extrêmes face à la passivité de la classe ouvrière américaine – devint le point de départ d’une position opportuniste à l’égard de l’État capitaliste et de la défense de la démocratie bourgeoise. Quoiqu’au moment du seizième congrès national du SWP en décembre 1954, celui-ci avait été forcé de changer sa position face au maccarthysme, cette correction ne fut expliquée que de façon superficielle aux délégués de l’assemblée par Morris Stein. Les problèmes sous-jacents de la perspective du SWP et de son glissement opportuniste dans la question de la démocratie bourgeoise ne furent pas examinés. Ainsi, le terrain avait été préparé pour des erreurs politiques ultérieures plus graves.

Avant de poursuivre, revenons un instant à Banda. Il mentionne l’appréciation incorrecte du maccarthysme par Cannon dans son style ampoulé habituel (« un diagnostic qui révélait qu’il savait peu de chose du fascisme et moins encore des rapports de classe aux États-Unis »). Mais Banda ne fait aucune analyse du contenu politique et de la nature théorique de cette erreur et de son vrai rapport avec le processus de dégénérescence du SWP. Sa « méthode » de travail est au contraire si boiteuse et si peu basée sur une recherche consciencieuse qu’il situe mal dans le temps l’épisode McCarthy, qui serait intervenu selon Banda immédiatement après le deuxième congrès mondial de 1948 ! Ce qui est plus sérieux encore c’est que Banda prétend qu’une fois que le SWP eut identifié le maccarthysme comme du fascisme, « personne n’a plus entendu parler des Thèses de 1946 ou même de l’insistance de Trotsky pour que le SWP lutte pour la création d’un parti ouvrier basé sur les syndicats ».

L’allusion railleuse à un abandon des Thèses de 1946 par le SWP démontre qu’en ce qui concerne la chronologie aussi, Banda est dans la confusion la plus totale ; il ne semble même pas réaliser que la question de McCarthy fait partie d’une toute autre décennie dans l’histoire du SWP. Dans la politique révolutionnaire, huit années sont une très longue période. Même si le SWP avait abandonné les Thèses de 1946 dans son agitation quotidienne, cela n’aurait pas constitué un crime. Après tout, entre 1946 et 1954 un certain nombre d’événements s’étaient produits, tels que la stabilisation d’après-guerre du capitalisme. La confusion de Banda au sujet des dates n’est pas sans importance ; elle exprime son manque de perspective générale et son incapacité à comprendre le rapport interne reliant les événements entre eux.

Quant au soi-disant abandon de la tactique du parti ouvrier, nous devons encore une fois dire à nos lecteurs que Michael Banda ne sait pas de quoi il parle. Malgré sa fausse appréciation de McCarthy, le SWP cherchait toujours à lier son agitation contre ce démagogue à la campagne à long terme du parti pour l’établissement d’un parti ouvrier. En vérité, Cannon consacra justement à cette question les deux derniers articles de sa série sur McCarthy. Dans le numéro du 19 avril 1954 de Militant, dans un article intitulé « Le fascisme et le parti ouvrier », Cannon écrivait :

« Je crois juste d’affirmer que le premier pas concret vers une lutte sérieuse contre le fascisme américain peut difficilement être autre chose que la formation d’un parti ouvrier. Aussi longtemps que les syndicats resteront liés au Parti démocrate et, de ce fait, dépendront des politiciens capitalistes pour les protéger contre les attaques meurtrières d’un parti fasciste voué à la contre-révolution capitaliste – ils n’auront même pas commencé à lutter…

« Pour cette raison, il est parfaitement correct de placer au centre de notre agitation le slogan du parti ouvrier et de concentrer toute notre agitation autour de ce slogan. » [248]

Dans le numéro du 26 avril 1954 de Militant, Cannon développait ses idées sur cette question dans un article intitulé « Les implications du parti ouvrier ». L’article débutait ainsi :

« Le lancement officiel d’un parti ouvrier indépendant, le prochain pas à effectuer dans la mobilisation de la classe ouvrière américaine contre le mouvement fasciste croissant, frappera le pays comme une bombe qui explose dans toutes les directions. Cela ne détruira pas seulement le système traditionnel des deux partis de ce pays, forçant un profond regroupement dans le domaine général de la politique américaine. Cela marquera également le début d’un grand réveil du mouvement ouvrier lui-même. Le second résultat ne sera pas moins important que le premier et l’on devra en tenir compte.

« Pour s’imaginer que les dirigeants officiels actuels puissent effectuer le grand tournant d’un Parti démocrate à une politique ouvrière indépendante et maintenir leur direction sans accroc dans une situation entièrement nouvelle et différente, il faut ignorer les causes fondamentales qui les forceraient à effectuer ce grand tournant. C’est-à-dire la radicalisation de la base et sa révolte contre l’ancienne politique. Peu importe comment il sera formellement créé, un parti ouvrier sera le produit d’un soulèvement radical dans les rangs des ouvriers syndiqués. Plus la bureaucratie résistera au grand changement, plus fort deviendra le sentiment en faveur d’un changement de direction. Même si, au début, les dirigeants actuels parrainent le parti ouvrier, ils seront fortement critiqués pour leur lenteur à agir. Le véritable mouvement pour un parti ouvrier, qui viendra d’en bas, commencera par créer, au cours de son développement, une nouvelle direction…

« Pour les révolutionnaires, il est inacceptable de se présenter purement et simplement comme les promoteurs du parti ouvrier, comme tous les autres faux dirigeants ouvriers qui consacrent leurs sermons dominicaux à cette question. Un parti ouvrier dirigé par les actuels traîtres officiels, sans un programme de lutte de classe, sera une cible facile pour le fascisme américain. Voilà le nœud de la question, et prôner un parti ouvrier ne vaut pas grand-chose si l’on tait cette vérité. » [249]

On pourrait dire que l’exposé de Cannon sur la question du parti ouvrier était forcément gâté par son appréciation erronée du maccarthysme et qu’il ne développa pas suffisamment la question du rapport entre, d’une part la lutte pour le marxisme dans la classe ouvrière et la construction d’un parti révolutionnaire et, d’autre part, la lutte pour un parti ouvrier. Néanmoins, quelle qu’ait été la faiblesse de ces articles, ils démontrent la nature mensongère de l’assertion de Banda voulant que le SWP ait abandonné l’appel pour un parti ouvrier. Banda n’en fait mention que pour étayer son affirmation selon laquelle Cannon aurait publié la Lettre ouverte parce qu’il avait l’intention de passer à la bureaucratie syndicale et au Parti démocrate – une affirmation qui montre que Banda ne connaît rien des principes trotskystes et moins que rien de la vérité historique !


[237]

Trotsky, Comment vaincre le fascisme (Écrits sur l’Allemagne 1931-1933, Éd. de la Passion, p.59.

[238]

Ibid, pp.67-68.

[239]

Bulletin de discussion A-20, septembre 1954, p.1.

[240]

Ibid., pp.10-11.

[241]

Ibid., p. 5.

[242]

Ibid.

[243]

Ibid., p.13.

[244]

Ibid., p.12.

[245]

Ibid., p.22.

[246]

National Education Department SWP, L’éducation des socialistes, What is American Fascism ?, juillet 1976, p.42.

[247]

Trotsky, Comment vaincre le fascisme (Écrits sur l’Allemagne 1931-1933, Éd. de la Passion, p.62.

[248]

James P. Cannon, Notebook of an Agitator, Pathfinder Press, New York 1973, pp.355-356.

[249]

Ibid., pp.357-358.