Réforme et révolution à l’époque impérialiste

Conférence tenue le 5 janvier 1998 à Sydney (Australie) dans le cadre de l’université internationale sur le marxisme et les problèmes fondamentaux du vingtième siècle.

Le vingtième siècle présente un paradoxe frappant : il n’y a aucune autre époque dans l’histoire de l’humanité où les formes et les rythmes essentiels de la vie ordinaire ont tant changé. L’ampleur et la rapidité du progrès scientifique exigent de nous une révolution quasi continuelle de notre conception de l’univers et de la place qu’y occupe notre planète. Nous essayons actuellement de reprendre notre souffle après avoir contemplé les étonnantes retransmissions du module que notre technologie a envoyé sur Mars. L’humanité est contrainte de revoir et d’élargir, conformément aux découvertes scientifiques, ses conceptions du temps, de l’espace et de l’existence. Ces avancées scientifiques ont été réalisées sur le fond des catastrophes et des cataclysmes de ce siècle. La carte du monde a été retracée maintes et maintes fois et d’innombrables cataclysmes et leurs suites ont arraché des millions de personnes à leurs foyers et les ont dispersées à travers le globe.

Et cependant, malgré les bouleversements et la transformation des conditions de vie, on ne trouve rien dans le domaine des concepts politiques qui corresponde aux avancées réalisées dans le domaine de la pensée scientifique. La connaissance de l’univers par l’homme s’est développée de façon exponentielle, mais la compréhension des lois qui gouvernent son existence socio-économique est bien inférieure à celle atteinte par les fondateurs du socialisme moderne, Karl Marx et Friedrich Engels.

Si nous considérons la politique bourgeoise actuelle, on n’y trouve pas une seule figure qui pourrait passer pour un penseur ou un stratège de premier plan. La bourgeoisie a pourtant l’avantage de disposer d’une puissance économique et d’une richesse immenses. Du moins jusqu’aux récentes convulsions économiques en Asie du Sud-Est, les cours boursiers en hausse et les profits record ne semblaient pas exiger de façon urgente une large vision stratégique. De plus, la longue absence de tout défi politique à sa domination a permis à la classe capitaliste de concentrer son attention sur l’accumulation de richesse plutôt que sur le problème plus complexe de se défendre contre la menace d’une révolution sociale.

Pour lamentable que soit l’état de la politique bourgeoise, celui de ce qui s’appelle par euphémisme le mouvement ouvrier est infiniment pire. Les organisations du mouvement ouvrier officiel sont moribondes. Elles sont dirigées par des bureaucrates qui se désintéressent des intérêts des ouvriers qu’ils sont censés représenter et y sont hostiles. La crise du mouvement ouvrier n’est pas seulement la conséquence de la malhonnêteté, de la corruption, de l’ignorance et de l’incompétence de la bureaucratie ouvrière. Ces qualités peu attrayantes ont bien plutôt leur origine dans les processus sociaux qui ont déterminé, sur toute une période historique, le caractère assujetti et antisocialiste du mouvement ouvrier. Plus d’un demi-siècle de politique opportuniste basée sur la subordination de la classe ouvrière à l’ordre impérialiste d’après-guerre, a marqué la physionomie sociale, politique, intellectuelle et morale du mouvement ouvrier.

Pendant plusieurs décennies, durant les beaux jours du boom économique d’après-guerre et de l’État social qui en dépendait, les conséquences à long terme de l’abrutissement théorique et de la corruption politique du mouvement ouvrier ne furent pas apparentes. Tant que les relations sociales entre les classes, dans les principaux pays capitalistes du moins, reposaient sur le compromis dans le cadre de l’État social, il n’y avait pas de place pour de grands stratèges de la guerre de classe. La période historique n’exigeait que des philistins pragmatiques dont il y avait une abondance dans tous les pays impérialistes.

L’étendue de la putréfaction du mouvement ouvrier international n’est pleinement apparue que lorsque les rapports de consensus et de conciliation furent perturbés, c’est-à-dire à partir du moment où la bourgeoisie internationale n’a plus été capable de jouer selon les règles établies de longue date ou ne l’a plus voulu.

Il semblerait aller de soi que la crise à laquelle fait face la classe ouvrière a démontré de façon définitive l’échec du réformisme. Mais la situation a été compliquée par le fait que l’effondrement du réformisme social-démocrate a été éclipsé par l’écroulement spectaculaire des régimes staliniens en Union soviétique et en Europe de l’est. Les masses ne sont pas par nature enclines à examiner en profondeur les origines des phénomènes politiques auxquelles elles sont confrontées. Selon l’étiquette appliquée à ces régimes par leurs dirigeants et leurs adversaires capitalistes, les masses ouvrières les considéraient comme « communistes » ou « socialistes ».

Entre 1989 et 1991, les propagandistes de la bourgeoisie (et une grande partie des staliniens) ont présenté la chute des régimes staliniens comme l’échec du marxisme et du socialisme. Dans la mesure où les ouvriers acceptent cette explication, ils ne voient aucune alternative au marché capitaliste et à ses contraintes.

Il est bien sûr impossible d’ignorer la contradiction entre les impératifs du marché capitaliste et les besoins de la classe ouvrière. On trouve un pressentiment du malaise des masses dans certaines couches de la classe moyenne professionnelle, elle-même inquiète des signes d’une polarisation sociale croissante.

On a dernièrement publié une série de livres qui critiquent le fonctionnement sans entrave du marché capitaliste. Ils attirent l’attention sur l’impact de la mondialisation sur les conditions de vie de la classe ouvrière et mettent en garde contre une montée de la polarisation sociale.

Eduard Bernstein et la révision du marxisme

Dans ce climat d’inquiétude croissante, il y a un regain d’intérêt pour une des figures les plus importantes des débuts de l’histoire de la social-démocratie européenne – le « père » du révisionnisme antimarxiste, Eduard Bernstein. Au cours de la dernière décennie, la Cambridge University Press a publié une nouvelle édition de son principal livre, Les présupposés du socialisme, une anthologie de documents relatifs à la lutte théorique concernant les opinions de Bernstein et plus récemment, en 1997, une nouvelle biographie d’Eduard Bernstein, intitulée The Quest for Evolutionary Socialism : Eduard Bernstein and Social Democracy (La quête du socialisme évolutionnaire : Eduard Bernstein et la Social-démocratie) par l’historien Manfred Steger. Humanities Press, une maison d’édition liée aux activités politiques de la petite bourgeoisie de gauche, a récemment publié un volume de textes choisis de Bernstein, édité et traduit par Steger et qui complète sa biographie.

L’importance de celle-ci ne réside pas dans son érudition, fort modeste, mais dans la vision politique qui l’inspire. Steger estime que l’attaque de Bernstein contre le marxisme, sa tentative de le dissocier de la révolution de la classe ouvrière et son projet de redéfinition du socialisme en libéralisme bien intentionné à motivation éthique, doivent constituer pour notre époque une inspiration importante. La pertinence de Berstein, selon Steger, consiste avant tout dans son constat de l’impossibilité d’une alternative révolutionnaire au capitalisme.

Le premier grand théoricien marxiste de la réforme, Bernstein a supposé que la complexité croissante de la société moderne rendait obsolètes les révolutions à grande échelle des temps passés.

Alors que le socialisme prendrait fin, le projet embryonnaire de Bernstein pour la création d’un modèle de « socialisme libéral » représente le point de départ logique pour le seul projet progressif viable qui subsiste dans notre ère postsoviétique et (peut-être) postkeynésienne : un nouvel accent sur le rôle de la société civile et une conception de la démocratie qui favorise le développement des droits personnels plutôt que des droits de la propriété. [2]

Tout en proclamant Bernstein un héros de notre temps, Steger écrit – alliant la prudence au cynisme – qu’il refuse

d’évaluer la pensée politique de Bernstein uniquement d’après des normes philosophiques. Ce n’est ni son niveau de sophistication philosophique ni son manque de pureté idéologique qui le rend digne d’étude universitaire, mais plutôt sa tentative hautement originale de formuler une synthèse cohérente de deux grandes traditions politiques qui représentent l’auto-accomplissement individuel et la justice distributive. [3]

Il faut rappeler que Bernstein affirmait avoir asséné un coup théorique décisif aux conceptions révolutionnaires du marxisme. Lorsque Steger admet qu’il préfère ne pas évaluer les écrits de Bernstein selon des « normes philosophiques » il reconnaît tacitement qu’une confrontation directe entre Marx et Bernstein sur le plan de la science et de la théorie se révélerait très inégale.

Mais les insuffisances théoriques de Bernstein n’empêchent pas Steger de nous le recommander comme le prophète vers qui nous devons nous tourner. Aujourd’hui, de même qu’il y a cent ans, l’attrait de Bernstein ne provient pas de la force intellectuelle de ses arguments, mais plutôt des aspirations de certaines couches de la classe moyenne qui trouvent que son programme, nonobstant sa faiblesse théorique, donne expression à leurs intérêts sociaux et répond à leur attitude politique. Il y a quarante-cinq ans, un autre biographe plus avisé, Peter Gay, écrivait que « s’il n’y avait pas eu un Bernstein, il aurait fallu l’inventer. Les conditions politiques et économiques en Allemagne au début du siècle exigeaient une doctrine réformiste ». [4]

Il n’est guère possible aujourd’hui de ressusciter le bernsteinisme. Il était, en fait, « dépassé » dès sa naissance, sans que ce fût évident à l’époque. L’intérêt renouvelé porté à la vie de Bernstein et aux controverses qui entourent son œuvre témoigne cependant d’un fait important : un siècle plus tard, alors que nous approchons de la fin du vingtième siècle, la lutte menée à la fin du dix-neuvième siècle sur ces questions politiques reste encore extraordinairement pertinente.

Mark Twain a dit, je crois, que si l’histoire ne se répétait pas, elle semblait pourtant rimer. Et malgré toutes les différences, on ne peut qu’être frappé à quel point les conditions politiques et l’environnement intellectuel dont est issu le bernsteinisme « riment » avec les conditions dans lesquelles nous nous trouvons actuellement.

Il est difficile d’apprécier pleinement quel écho la proclamation par Bernstein de la « mort du marxisme » eut chez les intellectuels de la classe moyenne dans les dernières années du dix-neuvième siècle. Alors que le capitalisme connaissait une prospérité sans précédent et une vaste expansion de son influence et de ses ressources dans le monde, la conception marxiste d’un système capitaliste poussé à la destruction par le développement de ses contradictions internes paraissait à beaucoup de gens intelligents en complète contradiction avec la réalité qu’ils observaient.

On constate cependant une différence frappante entre la situation de 1898 et celle de 1998 : Bernstein avançait sa critique du marxisme à une époque où les conditions de vie de la classe ouvrière s’amélioraient visiblement. Le réformisme, si faibles qu’aient été ses tentatives de se justifier sur le plan théorique, semblait très énergique dans la pratique. Il faut tenir compte de ce fait pour apprécier la popularité du message de Bernstein.

La confiance dans la possibilité de réformer le capitalisme graduellement pour lui donner une direction progressiste était la composante psychologique essentielle du bernsteinisme à la fin du dix-neuvième siècle. Un tel optimisme n’anime pas la perspective de ceux qui suggèrent un retour au bernsteinisme aujourd’hui. Les milieux de la classe moyenne de gauche actuelle sont au contraire dominés par un pessimisme morbide. Celle-ci n’a aucune confiance dans le rôle de la classe ouvrière comme agent du changement social. Son « réformisme » n’est guère plus qu’un appel vague et lâche aux élites financières de s’abstenir de détruire ce qui subsiste de l’État social. Bernstein était lui, malgré ses faiblesses, du moins sincère dans son illusion que le capitalisme évoluerait paisiblement vers une société juste et humanitaire.

Malgré cette différence fondamentale, un élément commun lie pourtant la perspective des réformistes démoralisés d’aujourd’hui à celle élaborée par Bernstein à la fin du dix-neuvième siècle : un profond dédain pour la dialectique matérialiste, la base méthodologique du marxisme. L’incapacité de penser et d’analyser dialectiquement les phénomènes – c’est-à-dire en tant qu’unité de déterminations contraires a empêché les réformistes du début du vingtième siècle de reconnaître les contradictions internes qui devaient, avec la Première Guerre mondiale, faire voler en éclats leur monde et leurs illusions satisfaites.

Le SPD et le premier parti ouvrier de masse

Dans le quart de siècle qui sépare l’abolition des lois antisocialistes (1890) du début de la Première Guerre mondiale (1914), le SPD est devenu le plus grand parti politique d’Allemagne. Mais le nombre de voix obtenues aux élections ne peut rendre compte à lui seul de l’ampleur et de la profondeur de l’influence de la social-démocratie dans la classe ouvrière.

Le SPD constituait pour son époque un phénomène historique unique ; c’était le premier vrai parti de masse de la classe ouvrière. Bernstein scandalisa les chefs du SPD lorsqu’il déclara en 1898 que le mouvement incarné par le SPD était plus important que son but final. Mais la force originelle de son argument, malgré l’hérésie politique qu’il représentait, ne peut être appréciée que si on se fait une idée, même approximative, de l’ampleur du mouvement dirigé par le SPD.

Le SPD dirigeait un vaste empire de publication qui produisait des livres, des journaux et des périodiques traitant de la quasi-totalité des aspects de la vie ouvrière. En 1895, l’année de la mort d’Engels, le SPD publiait soixante-quinze journaux dont trente-neuf paraissaient six fois par semaine. En 1906, il y avait cinquante-huit journaux quotidiens socialistes.

En 1909, le tirage des journaux du SPD atteignait un million, un million et demi à la veille de la guerre. Le tirage officiel ne correspondait pas au nombre réel de lecteurs qui suivaient la presse socialiste, car les journaux passaient d’ouvrier en ouvrier dans les usines, les tavernes, les écoles et les quartiers. Une revue très populaire, Der Wahre Jakob, avait 380.000 abonnés, mais un lectorat approchant le million et demi. On estime que le nombre total des lecteurs sociaux- démocrates s’élevait, en 1914, à environ six millions.

La circulation du Vorwärts, le principal journal politique du SPD, atteignait 165.000 exemplaires. Le célèbre Neue Zeit, le journal théorique édité par Karl Kautsky, était tiré à 10.500 exemplaires. Die Gleichheit, un journal rédigé par le parti pour les ouvrières et qui avait sous la direction de Clara Zetkin une ligne résolument antimilitariste, atteignait en 1914 une circulation de 125.000 unités. On jugera par leur titre de la variété des intérêts auxquels s’adressaient les autres journaux publiés par le parti : L’Ouvrier cycliste tirait à 168.000 exemplaires, celui des associations ouvrières de chant à 112.000, le Journal de l’ouvriergymnaste à 119.000, L’Aubergiste libre à 11.000, L’Ouvrier abstinent à 5.500 et L’Ouvrier sténographe à 3.000 exemplaires.

En plus de ces publications régulières, le SPD produisait une masse de littérature politique qui pendant les élections assumait des proportions gigantesques : brochures, affiches, éditions spéciales de journaux et pamphlets s’imprimaient par millions. Le parti dirigeait aussi plusieurs grandes imprimeries qui produisaient des livres d’histoire, de politique et de culture à des tirages de dizaines, voire de centaines de milliers d’exemplaires.

Le SPD dirigeait et coordonnait un immense réseau d’activités de loisirs touchant toutes les couches et tranches d’âge de la classe ouvrière. L’assimilation du SPD à la classe ouvrière était si complète que le seul mot de Arbeiter, le mot allemand pourouvrier, avait une connotation politique.

Au tournant du siècle, le SPD était engagé dans une vingtaine d’activités de loisirs précises couvrant une large gamme d’activités sociales et éducatives. Il dirigeait d’innombrables clubs sportifs et chorales. Dans la seule ville de Chemnitz, le SPD n’organisait pas moins de 142 chorales ouvrières qui tenaient 123 concerts. En Thuringe, le SPD patronnait 191 clubs de gymnastique différents.

Pour des centaines de milliers d’ouvriers allemands, le SPD était bien plus qu’une organisation politique ; il était l’axe autour duquel tournait une grande partie de leur vie. Quel que fût l’intérêt particulier d’un ouvrier – natation, haltérophilie, boxe, randonnée, voile, aviron, football, échecs, ornithologie, théâtre, santé, tempérance – il pouvait s’inscrire à une organisation du SPD.

Le SPD consacrait aussi des ressources importantes à l’instruction politique en tant que telle. A partir des années 1890, il offrait des cours d’histoire, de droit, d’économie politique, de science politique et de rhétorique. Parmi les professeurs on comptait Bebel, Liebknecht, Zetkin et Luxembourg. On offrait trois fois par an des cours de trois mois. Les inscriptions montèrent de 540 en 1898 à 1.700 en 1907. Une école officielle du parti ouvrit ses portes en 1906.

L’expansion des bibliothèques ouvrières donne une idée du rôle du parti dans le développement culturel de la classe ouvrière. Entre 1900 et 1914, le parti et les syndicats dirigés par le SPD aidèrent à établir 1.100 bibliothèques dans 750 localités différentes. Ces bibliothèques contenaient plus de 800.000 volumes et étaient tenues par plus de 365 bibliothécaires payés par le SPD.

Il faut mentionner une dernière statistique. Dans les premières années du siècle, le SPD entreprit de recruter activement des ouvrières dans le parti et ses efforts obtinrent une formidable réponse. Le nombre d’adhérentes au parti passa de 30.000 en 1905 à 175.000 en 1914. Il faut noter qu’un des livres les plus populaires du parti était La Femme et le socialismed’August Bebel.

Avant de procéder à un examen des positions de Bernstein, il faut considérer l’environnement économique national et international dans lequel se sont développées ses conceptions. Car si Bernstein niait la validité de la dialectique matérialiste historique, sa propre évolution intellectuelle et politique elle, s’est bien faite selon ses lois.

Le tableau que présentait l’économie mondiale entre 1873 et 1893 était complexe et très contradictoire. Les prix et les profits subissaient une dépression de longue durée. Au cours de ces vingt ans, le niveau des prix baissa de 40% au Royaume-Uni. Le prix du fer baissa de 50%. Mais cette période de déflation des prix et des profits fut aussi celle d’un essor de la production industrielle et de l’innovation technique. Il existe un rapport dialectique entre ces deux aspects de la production économique mondiale. La pression sur les taux de profit fournit l’élan pour le développement de nouvelles techniques de production et de gestion qui entraînèrent une vaste extension de la production industrielle. Ainsi, malgré la dépression des prix et des profits dans laquelle était plongée l’économie mondiale, la production industrielle, surtout aux États-Unis et en Allemagne, connut une croissance explosive.

Le capital se répandit dans des zones entièrement nouvelles comme l’Amérique Latine, et la recherche d’investissements rentables entraîna l’apparition d’un colonialisme de type impérialiste. La longue récession des prix et des profits cessa brusquement vers la fin de 1894 et le capitalisme entra dans une période qui était, du point de vue de la bourgeoisie, si glorieuse qu’elle reçut le nom qu’elle a gardé jusqu’à présent, la Belle époque !

L’Allemagne fut l’un des centres les plus dynamiques de ce développement économique et cela eut sur le mouvement marxiste des répercussions profondes et contradictoires. Une condition nécessaire à l’extension du SPD était de toute évidence une croissance rapide de la classe ouvrière. Mais celle-ci était elle-même conditionnée par le développement de l’industrie allemande. L’unification de l’Allemagne avait, malgré les formes politiques réactionnaires de sa réalisation par Bismarck, jeté les bases d’une croissance rapide de la grande industrie. La production du fer passa de 2,7 millions de tonnes en 1880 à 8,5 millions de tonnes en 1900. Dans le même temps, la production d’acier passa de 625.00 tonnes à 6.6 millions de tonnes. Entre 1873 et 1900, le trafic portuaire allemand doubla. Un des principaux traits du développement économique allemand était la concentration et la cartellisation de l’industrie. Entre 1882 et 1907, le nombre des petites entreprises augmenta de 8%, le nombre de grandes entreprises de 231%. En 1907, 548 grandes entreprises industrielles employaient 1,3 million d’ouvriers.

La doctrine officielle du SPD était celle de la guerre de classe, mais son développement était lié, bien qu’indirectement, à la croissance de l’industrie nationale allemande. Le lien entre l’industrie nationale et la montée des syndicats était plus direct. Jusque vers 1895, leur développement était en retard sur celui du parti, dont ils dépendaient pour leur orientation politique et leur soutien matériel et financier. Mais le grand boom économique qui débuta en 1895 et dura presque jusqu’à la Première Guerre mondiale entraîna une extension importante des syndicats et changea de façon dramatique les relations de ces organisations – dont les dirigeants ne s’intéressaient généralement que de très loin aux questions de théorie marxiste et de principes socialistes – avec le SPD. A mesure que l’importance et les ressources économiques des syndicats augmentaient, leurs chefs acceptaient de moins en moins de subordonner leurs préoccupations pratiques aux questions politiques et aux principes socialistes.

Les premières années de Bernstein dans le mouvement socialiste

Bernstein a grandi dans une famille juive de la classe moyenne inférieure ; c’était le septième de quinze enfants. Il devint politiquement actif dans le mouvement socialiste en 1872, attiré par Bebel et sa défense courageuse des principes socialistes et internationalistes pendant la guerre franco-prussienne. En 1875, il participa comme délégué au congrès d’unification des eisenachiens et des lassalliens à Gotha.

Bernstein avait tôt dans sa carrière politique manifesté un intérêt pour diverses formes de politique démocratique petite-bourgeoise. Il fut un temps influencé par Eugen Dühring ; plus tard, en tant que secrétaire de Karl Hochberg, un démocrate de gauche qui contribua au financement du SPD, Bernstein participa à la rédaction d’un document qui appelait le parti à abandonner son orientation exclusive vers la classe ouvrière et à adopter une attitude plus conciliatrice envers la bourgeoisie. Marx et Engels furent outrés par ce document et Bernstein ne dut son retour en grâce qu’à un voyage à Londres, en compagnie de Bebel, pour s’excuser personnellement auprès des vieux révolutionnaires de sa violation des principes politiques.

En 1878, Bernstein dut s’exiler à cause des lois antisocialistes et son exil hors d’Allemagne dura 23 ans. Il habita quelques années en Suisse et à la fin des années 1880 il alla en Angleterre. Au cours de son séjour prolongé en Angleterre, il fréquenta la société réformiste des Fabiens, dont les principales figures devinrent ses amis. Il dînait souvent avec des gens comme Beatrice et Sidney Webb ou George Bernard Shaw.

D’après Steger, Bernstein était fortement impressionné

par les avancées sociales dues au point de vue pragmatique et utilitaire des travailleurs anglais. Il parlait en termes élogieux du bon rapport qui existait entre les chefs syndicaux anglais et les représentants de la bourgeoisie libérale, arguant qu’un tel « mariage de convenance » avait contribué au succès des réformes fragmentaires anglaises. Pour Bernstein, le modèle anglais en évolution prouvait la possibilité d’établir des pactes mutuellement acceptables entre le capital et le travail et l’inspirait à communiquer ses observations à ses camarades de parti allemands. [5]

Les Fabiens n’étaient qu’un des éléments de l’environnement intellectuel et politique qui influencèrent Bernstein. La croissance rapide du socialisme en Allemagne et dans toute l’Europe de l’ouest avait montré à la bourgeoisie qu’elle ne pourrait contenir son influence par la seule répression. Il lui fallait répondre au défi intellectuel posé par le marxisme. Les universités assumèrent donc au cours des années 1890 un rôle nouveau et déterminant – qu’elles n’ont pas cessé de jouer à ce jour – celui de rempart idéologique face au marxisme. Il fallait à présent éplucher les écrits de Marx pour y relever des incohérences et des faiblesses qu’on pourrait citer pour réfuter les positions avancées par le mouvement socialiste. Ces universitaires, nouveaux « pourfendeurs du marxisme », virent leurs écrits hautement loués et abondamment publiés et ils acquirent influence et autorité. Des figures comme Böhm-Bawerk, Tugan-Baranovsky, Benedetto Croce, Werner Sombart et Max Weber, sans mentionner une foule d’auteurs moins connus et bien moins doués, soumirent presque tous les aspects de la théorie marxiste à un feu nourri et continu.

A leur façon, les œuvres de ces penseurs confirment l’observation de Marx que « le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général », et que les conflits sociaux se reflètent et sont menés dans des formes idéologiques déterminées. [6] Les écrits des critiques universitaires petits-bourgeois de Marx trouvèrent un écho dans les écrits de Bernstein. On exagère peu en disant que Bernstein n’a rien ajouté, sauf son propre prestige politique, aux arguments antimarxistes qui avaient alors cours dans les universités.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général.

Engels commença à comprendre que Bernstein changeait de conception et se plaignit qu’il ressemblait de plus en plus à un boutiquier anglais suffisant. Tant qu’Engels vivait encore, il put restreindre Bernstein. Mais à sa mort en 1895, Bernstein s’éloigna très rapidement du marxisme.

Les présupposés du socialisme

En 1898, Bernstein rédigea une série d’articles qui répudiaient l’héritage théorique et le programme révolutionnaire du SPD. Il développa longuement ses points de vue dans son livre, Les présupposés du socialisme. Le moment était venu, selon lui, de reconnaître que l’analyse de Marx, selon laquelle le capitalisme constituait un système déchirépar des contradictions internes, était un produit de sa formation hégélienne et ne correspondait aucunement à la réalité empiriquement observable. Ce serait une grave erreur de la part des socialistes que de baser leurs tactiques sur la perspective d’une crise profonde du système capitaliste. Tout indiquait plutôt que le capitalisme offrait des possibilités quasi illimitées de développement progressif qui mèneraient naturellement, démocratiquement, et paisiblement au socialisme. Les malheureux marxistes qui persistaient à affirmer que le socialisme viendrait d’une crise majeure produite par les contradictions internes du capitalisme souffraient de « catastrophite », une maladie qui les rendait incapables d’accepter les réalités de la vie contemporaine.

Préoccupés à tort par des contradictions économiques non-existantes, Marx et Engels s’étaient trompés en croyant que le capitalisme menait à l’appauvrissement de la classe ouvrière. D’après Bernstein, les syndicats avaient prouvé qu’ils étaient capables d’augmenter constamment la part ouvrière du revenu national. Quant à l’importance que Marx accordait à la théorie de la valeur travail et à sa démonstration prétendument scientifique de l’exploitation de la classe ouvrière, ce n’était là qu’un vieux bagage théorique dont il fallait se débarrasser au plus vite. A quoi bon, demandait Bernstein, démontrer l’exploitation intrinsèque liée à la productionde plus-value dans le mode de production capitaliste ? Cette obsession pour le problème de l’origine de la valeur avait conduit le mouvement socialiste à concentrer son feu sur le mode capitaliste de production, au lieu de formuler des exigences précises, réalisables par une combinaison d’activité syndicale et de législation nationale, en vue d’une répartition plus équitable du revenu national.

Bernstein soutenait que la classe ouvrière assurerait ses intérêts à long terme non pas par la révolution, mais par des avancées constantes et progressives obtenues par les syndicats. Il fustigeait « certains socialistes » pour qui « le syndicat ouvrier n’est qu’un objet de démonstration pratique de l’inutilité de toute action autre que l’action contre-révolutionnaire. » [7] Pour Bernstein, les syndicats représentaient le moyen par lequel on triompherait des éléments injustes du capitalisme. « Au point de vue de leur signification sociale, les syndicats ou sociétés professionnels représentent l’élément démocratique dans l’industrie. Leur tendance est de briser l’absolutisme du capital et de procurer à l’ouvrier une influence directe sur la direction de l’industrie » [8]. Dans la mesure où Bernstein avait des réserves quant au rôle des syndicats, il craignait qu’ils ne cherchent à devenir trop puissants. Leur but devrait être de former un partenariat avec le capital, non de contrôler l’industrie.

Marx et Engels s’étaient encore trompés, selon Bernstein, en estimant que l’État constituait un instrument de la domination de classe. Il maintenait que l’exemple de l’Angleterre prouvait que dans un contexte démocratique l’État pouvait fonctionner en tant que représentant de tous les citoyens et agir dans l’intérêt général. Le but de la classe ouvrière ne devait pas être de remplacer l’État existant, encore moins de le détruire, mais d’en faire un instrument de plus en plus efficace d’une démocratie au-dessus des classes. La classe ouvrière ne devait pas chercher à établir sa domination de classe, dont elle n’avait pas besoin. La phrase « la dictature du prolétariat » n’avait plus sa place dans un discours politique civilisé.

Mais la dictature de classe fait partie d’une civilisation antérieure et, sans parler de l’efficacité et de la possibilité de mise en pratique de la chose, ce n’est qu’une réaction – résultant d’atavisme politique – de faire naître l’idée que le passage de la société capitaliste en société socialiste doive nécessairement s’effectuer dans les formes contemporaines d’une époque qui ne connaissait pas, ou très imparfaitement, les méthodes actuelles de la propagation et de l’obtention des lois et à qui manquaient les organes essentiels pour pouvoir les connaître… [9]

La démocratie était une forme politique qui garantissait les droits de tous les citoyens, et Bernstein avait une admiration sans bornes pour la civilité qu’elle avait introduite dans les affaires humaines.

Mais à l’époque où nous vivons nous avons la quasi-certitude que la majorité, dans une société démocratique, ne fera pas de lois qui, d’une façon durable porteront préjudice à la liberté individuelle… L’expérience a même établi que plus étaient anciennes, dans un État moderne les institutions démocratiques, plus aussi les droits des minorités y étaient reconnus et considérés, et plus les luttes de parti y perdaient de leur âpreté. Ceux qui ne sont pas capables de s’imaginer la réalisation du socialisme sans actes de violence, trouveront peut-être en ceci un argument contre la démocratie... [10]

Dans la démocratie, les partis et les classes qu’ils représentent apprennent vite à connaître les limites de leur pouvoir et ils s’habituent rapidement à n’entreprendre chaque fois que ce qu’ils peuvent espérer de réaliser ; et lors même que leurs exigences dépassent un peu leur pensée intime afin de pouvoir en rabattre à l’heure des inévitables compromis – la démocratie est la haute école des compromis – ces exagérations sont toujours modérées. [11]

Bernstein ne voyait pas dans l’Angleterre un cas exceptionnel ; la démocratie pouvait tout aussi bien opérer sa magie en Allemagne. Le SPD avait selon lui tort d’insister sur la nature immuablement réactionnaire de la bourgeoisie allemande. « Cela est peut-être exact pour le moment, bien que beaucoup d’indications contredisent ces affirmations. Mais il n’en saurait être ainsi indéfiniment. » [12] La classe capitaliste allemande serait beaucoup plus susceptible aux appels de réforme démocratique, si le SPD voulait bien cesser ses menaces de révolution sociale. La tâche du parti était de rassurer la bourgeoisie qu’il « n’est nullement enthousiasmé par l’idée d’une révolution violente dirigée contre la totalité du monde non-prolétarien. » [13] Cela fait, la terreur bourgeoise du SPD « se dissiperait » et la bourgeoisie serait disposée à faire « cause commune » avec la classe ouvrière contre les éléments les plus réactionnaires du régime prussien totalitaire.

Bernstein pressait ainsi le SPD de laisser de côté ses fantaisies révolutionnaires et de comprendre que le socialisme, libéré du déterminisme hégélien qui avait désorienté Marx et Engels, n’était en vérité qu’un libéralisme cohérent :

De fait, il n’y a pas une idée libérale qui ne fasse pas aussi partie de l’idéologie socialiste. Même le principe de la responsabilité économique individuelle, qui, apparemment, est tout ce qu’il y a de plus manchestérien, ne saurait être, à mon avis, ignoré théoriquement par le socialisme, ni mis hors d’action dans n’importe quelles circonstances. Sans responsabilité pas de liberté... [14]

Bernstein rejetait aussi avec mépris l’agitation socialiste contre le militarisme bourgeois. Il n’avait aucune objection de principe au colonialisme. Sous domination européenne, écrivait-il, « les sauvagesse portent aujourd’hui sans exception mieux qu’avant ». [15] Ce principe s’appliquait aussi aux Amérindiens : « quelque tort qu’on ait fait auparavant aux Indiens, leurs droits sont aujourd’hui protégés, et on sait bien que leur nombre ne baisse plus, mais augmente à nouveau ».[16]

Quant à l’agitation socialiste persistante contre la rapacité de l’impérialisme allemand, Bernstein déclarait que « la Social-démocratie ne peut rester indifférente au risque que la nation allemande, qui a pris une part raisonnable dans l’œuvre civilisatrice des nations soit refoulée en arrière ». [17] Le SPD aurait également tort de réclamer le remplacement de l’armée permanente du Kaiser par une milice populaire, car ses avertissements que l’armée représentait une menace de violence constante contre la classe ouvrière étaient vraiment dépassés. « Nous nous habituons heureusement de plus en plus, écrivait Bernstein, à résoudre des problèmes politiques par d’autres moyens que par des coups de fusil ». [18]

Rien ne nuit tant à la réputation de Bernstein comme théoricien et stratège politique que la publication de ses ouvrages. Même la précautionneuse sélection de ses écrits effectuée par Steger n’accroît pas son envergure intellectuelle (et les passages que j’ai cités ne paraissent pas dans sa biographie). Si quelque chose surprend un marxiste d’aujourd’hui, c’est la nature prosaïque des arguments de Bernstein. On se demande comment ce brouet clair a pu avoir autrefois la prétention d’être une réfutation du marxisme. On ne peut qu’être surpris de l’insensibilité de Bernstein face aux développements sérieux et inquiétants de son époque. Je ne sais pas si Bernstein était mélomane, mais il aurait profité à entendre les symphonies d’un de ses contemporains, Gustave Mahler. Il y aurait découvert ce qui manque à ses propres écrits : un pressentiment de la tragédie qui attendait la civilisation bourgeoise. Mais nous parlons d’Eduard et non de Leonard Bernstein, et je doute qu’il aurait tiré grand-chose des œuvres de ce compositeur autrichien tourmenté.

Quinze ans à peine séparent les passages que j’ai cités du déclenchement de la catastrophe que Bernstein avait jugée inconcevable – une catastrophe qui devait inaugurer une époque de barbarie dont les horreurs sont sans précédent dans l’histoire. La marche du développement capitaliste n’allait pas dans le sens d’une démocratie de plus en plus grande et d’une atténuation des antagonismes de classe, mais dans celui de la répression de masse et de la guerre civile. Scrutant l’avenir, le myope Eduard Bernstein ne vit que l’arc-en-ciel de la démocratie et passa entièrement à côté des barbelés, des tranchées et des camps de concentration.

L’opportunisme trouva sa plus haute expression dans les écrits de Bernstein et de ses confrères contemporains. Au cours des décennies qui suivirent, des vagues successives d’opportunisme n’ajoutèrent rien d’important à ce qu’avaient dit les bernsteiniens. A notre époque, qui possède une conscience théorique de soi bien moindre, les arguments contre le marxisme ne font que reproduire, tout en réduisant fortement leur qualité, ceux avancés par Bernstein. En examinant les conceptions théoriques de Bernstein, même après le passage d’un siècle, on traite donc de toute la gamme de l’antimarxisme actuel.

Le style, c’est l’homme, et le contenu essentiel du style est la méthode. Quand une personne entreprend de parler de politique, elle trahit non seulement ses opinions concernant les événements du jour, mais aussi les conceptions théoriques qui sous-tendent ces opinions et le processus intellectuel par lequel elle y est arrivée. Ce qui est vrai des personnes vaut aussi pour les tendances politiques.

Le rejet du « socialisme scientifique »

L’opportunisme politique repose sur certains fondements méthodologiques et épistémologiques. Je ne tiens pas à encourager la notion simpliste que chaque manifestation d’opportunisme se réduit à une fausse épistémologie ou qu’un examen des bases épistémologiques du révisionnisme écarte la nécessité d’entreprendre une analyse politique attentive des sujets controversés. Mais Bernstein ne basait pas seulement ses arguments sur l’affirmation que tel ou tel élément du marxisme avait été réfuté – bien qu’il estimât certainement que les développements contemporains démontraient que Marx et Engels s’étaient trompés dans nombre de leurs jugements. Cela était cependant d’une importance secondaire. Selon Bernstein, le concept même de « socialisme scientifique » était une contradiction dans les termes. Il maintenait que le socialisme ne pouvait atteindre le niveau d’une science, car il s’agissait « d’un mouvement en lutte qui ne peut pas faire preuve de neutralité face à la science. » [19] « Aucun ‘isme’ ne peut être une science », déclarait Bernstein. « Les ‘ismes’ ne sont que des façons de voir, des tendances, des systèmes de pensée ou des revendications, mais jamais des sciences. » [20] Malgré sa prétention à être scientifique, le mouvement socialiste de masse « est aussi peu un mouvement scientifique que le fut, par exemple, la Guerre des paysans en Allemagne, la Révolution française, ou toute autre lutte historique. Le socialisme en tant que science dépend de la cognition, le socialisme en tant que mouvement est guidé par l’intérêt en tant que son mobile le plus élevé ». [21]

Ces déclarations appellent un certain nombre de remarques. Commençons par examiner l’affirmation que dans la mesure où il est lui aussi l’expression d’intérêts sociaux bien précis, le socialisme moderne n’est pas plus scientifique que les mouvements de masse précédents. Comme nombre des autres arguments de Bernstein, celui-ci est plus ingénieux que profond. Il est incontestablement vrai que tous les mouvements sociaux sont motivés par des intérêts de classe. Mais la différence essentielle entre le socialisme moderne et les mouvements révolutionnaires de masse précédents est que c’est seulement avec le développement du marxisme que cet élément motivant – l’intérêt de classe – devient lui-même objet de l’analyse théorique et historique.

Marx et Engels ne furent pas les premiers à reconnaître la lutte des classes et à y attacher une grande importance. On trouve déjà des traces d’une telle notion chez les historiens de l’Antiquité et de la Renaissance, et plus récemment chez les historiens français de la restaurationpost-napoléonienne au début du dix-neuvième siècle, Guizot surtout. Mais ce ne fut qu’avec Marx et Engels que furent identifiées et expliquées les bases sous-jacentes de la lutte des classes. Ils insistèrent non seulement sur l’importance de la lutte des classes et de son rapport avec les intérêts matériels (c’est-à-dire la propriété), ils démontrèrent aussi que ces intérêts – et les luttes sociales auxquelles ils donnent naissance – se développent sur la base des forces productives créées par l’homme et des rapports de production qui les accompagnent et à travers lesquels ils opèrent.

Cette estimation des origines de la société de classe a pour la première fois rendu possible l’élaboration d’une compréhension systématiquement matérialiste de l’histoire, qui explique non seulement la formation d’intérêts économiques, mais aussi l’évolution de la pensée sociale. Ce second élément en particulier la conscience sociale a son origine dans l’être social – a permis au mouvement socialiste de comprendre et d’expliquer sa propre origine, son développement et ses aspirations d’une façon entièrement démystifiée, sans avoir recours aux motivations idéalistes. En cela réside la différence essentielle entre le mouvement socialiste marxiste et les mouvements révolutionnaires qui l’ont précédé.

On peut dire sans trop de risque que tous les mouvements sociaux – passés, présents et à venir – sont d’une façon ou d’une autre l’expression d’intérêts sociaux. Mais le mouvement marxiste peut à juste titre s’affirmer scientifique car son programme, ses principes et ses actions sont guidés par une connaissance des lois du développement historique. Pour parler franchement, la distinction que fait Bernstein entre « le socialisme en tant que science » et « le socialisme en tant que mouvement » est plutôt sotte. Admettre que le socialisme en tant que science parvient à la connaissance des lois qui régissent le développement de la conscience sociale et prétendre ensuite que le socialisme en tant que mouvement se base sur des « mobiles élevés » est une absurdité manifeste. Après tout, une science qui affirme que la conscience sociale est le produit de conditions historiques s’étant développées sur la base d’un niveau donné des forces productives et des rapports de production correspondants, ne peut pas affirmer ensuite, lorsqu’elle prend la forme d’un mouvement de masse, qu’elle est guidée par des « mobiles élevés ». Elle serait aussitôt obligée d’expliquer, pour mériter le nom de science, les origines et les bases sociales de ces « mobiles élevés ».

Examinons à présent l’affirmation de Bernstein qu’ « aucun ‘isme’ ne peut être une science » ; une formule qui met le darwinisme dans une position difficile. Mais acceptons que Bernstein se soit exprimé maladroitement et que son argument ait été de dire que l’engagement qu’implique le « isme » est incompatible avec la science. Bernstein en revient toujours à cet argument : la science est incompatible avec toute manifestation d’esprit partisan. Il écrit :

Si le socialisme désirait devenir une science pure, il devrait renoncer à être la doctrine d’une classe, à représenter les aspirations de classe des ouvriers. C’est ici que le socialisme et la science doivent nécessairement se séparer.

Je tiens à exprimer très nettement ma position : la théorie socialiste n’est une science que dans la mesure où tout non-socialiste dénué de préjugés et non influencé par des intérêts contraires peut souscrire à ses propositions. [22]

Si cette dernière phrase était vraie, cela signifierait que la seule personne qualifiée pour juger des compétences scientifiques du marxisme serait celle pour qui le destin de l’humanité est une chose indifférente. Invoquant les exigences de ce qu’il appelle « la science pure », Bernstein insistait pour dire que celle-ci était incompatible avec l’existence en même temps de « velléités subjectives. » [23] L’exercice de la science était, selon lui, inconciliable avec un but humain particulier.

On comprendra vite que cela ne peut guère être vrai. La science n’est nullement incompatible avec la prise de parti ou avec la volonté. On peut supposer que le biologiste qui étudie le virus VIH ne se désintéresse pas entièrement des conséquences du SIDA. Il est à espérer que le chirurgien désire sauver la vie du patient qu’il opère. Tous deux sont motivés par des desseins « subjectifs » précis : le premier désire éradiquer le virus VIH, le second veut sauver une vie humaine. Ils ne sont pas pour autant incapables d’adopter une attitude scientifique face à leur travail.

Bernstein se vit lui-même confronté à cette objection. Lors d’une conférence donnée en mai 1901, au cours de laquelle il affirmait que le socialisme ne saurait être scientifique car il cherchait à atteindre un but précis, on lui demanda s’il nierait que la médecine fût une science parce qu’elle avait un but précis, la guérison. Bernstein chercha dans son sac de sophismes pour répondre. Il écrit qu’il « devait et doit encore répondre » que :

la guérison est la tâche d’un art, la médecine, qui a toutefois pour condition une parfaite maîtrise de la science médicale. Cette dernière n’a cependant pas pour tâche la guérison, mais la connaissance des conditions et des moyens de la guérison. Si l’on accepte cette différence conceptuelle comme un exemple type, il ne sera pas trop difficile, même dans les cas les plus complexes, de définir où finit la science et où commence l’ « art » ou la « doctrine ». [24]

Ce à quoi Plekhanov répondit : « Le socialisme en tant que science étudie les moyens et les conditions de la révolution socialiste, et le socialisme en tant que doctrine ou art politique a pour but d’accomplir la révolution en question en s’appuyant sur le savoiracquis ». [25]

Bernstein concevait la science comme un simple catalogue de faits et les scientifiques au mieux comme des comptables savants qui les collectionnent, les pèsent, les trient et les rangent dans la bonne case. Une telle conception prive non seulement la science de son impulsion créatrice et de sa fonction, elle est encore non historique. Pendant 2.500 ans la science s’est développée à travers une lutte des tendances où les divisions portaient non seulement sur des conceptions abstraites, mais aussi et très directement sur des intérêts matériels. C’est presque une platitude de lui répondre que la science, comme en témoigne le sort de Giordano Bruno et de Galileo Galilei, se heurta souvent à la résistance des classes sociales qui estimaient que son développement menaçait leurs privilèges. Lorsque Bernstein parlait d’ « impartialité scientifique », il avait en tête une conception bien précise du processus cognitif – une conception où le reflet du monde matériel dans l’esprit humain et l’accumulation de savoir étaient vus commedes processus contemplatifs et passifs. Son matérialisme était de nature mécanique et non-dialectique ; entre l’objet de la cognition et le sujet pensant existait un abîme.

Bernstein ne remettait pas seulement en question la légitimité scientifique du marxisme. Sa conception de la « science pure » mettait en doute la possibilité même d’une étude scientifique de la société. En substance, il soutenait que le domaine de la pensée scientifique était restreint aux champs où le sujet connaissant humain et l’objet de la connaissance se faisaient face en tant qu’entités entièrement étrangères et séparées, comme c’est – soi-disant – le cas dans les sciences naturelles et théoriques. « La science pure » assurait-il, demande que son exercice ne soit aucunement contaminé par l’interpénétration du sujet et de l’objet dans le processus de cognition. Chacun doit rester fermement à sa place. La science devient impure et perd donc de sa validité à partir du moment où la frontière absolue qui doit exister entre le sujet conscient et l’objet de la connaissance est violée.

L’étude scientifique de la société humaine : par un marxiste ou tout autre devenait donc, presque par définition, techniquement impossible. Car si Bernstein avait raison, comment pouvait-il y avoir une véritable science sociale si les observateurs et les chercheurs humains faisaient eux-mêmes partie de l’organisme qu’ils cherchaient à étudier ? Comme l’a observé Kautsky dans sa réponse à Bernstein sur ce point précis :

Chaque science a ses difficultés particulières. Une de celles des sciences sociales est que les observateurs et les chercheurs font eux-mêmes partie de l’organisme qu’ils ont à explorer, qu’ils ne se trouvent pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de cet organisme, que chacun y occupe une place déterminée, à partir de laquelle lui seul peut l’observer, ses fonctions précises, sa dépendance vis-à-vis des autres parties de l’organisme, et que les diverses parties de l’organisme s’opposent les unes aux autres. C’est là assurément une difficulté considérable, mais si elle était d’importance à en exclure toute science, elle n’exclurait pas seulement le socialisme scientifique, mais encore tout examen scientifique de la société. Ce que Bernstein dit des socialistes s’appliquerait alors également aux économistes bourgeois. [26]

La métaphysique de l’objectivité

Tous les arguments de Bernstein tournent autour de la même formule métaphysique simpliste et triviale. Les processus « objectifs » sont ceux qui sont entièrement indépendants de l’activité et de la volonté humaine. Rien de ce qu’on désire ou atteint par une activité où peut se reconnaître une motivation consciente ne peut être véritablement objectif. Seul est « objectif » ce qui est entièrement extérieur à l’humanité et à sa conscience et qui s’accomplit spontanément. Toute activité humaine, dans la mesure où elle passe par la conscience, est ainsi subjective. Par conséquent, selon Bernstein, le terme « nécessité objective » ne pouvait s’appliquer à aucun comportement social humain où il y avait plus qu’une conscience purement instinctive.

De ce point de vue, la lutte des classes n’était pas la manifestation d’une nécessité historique objective, mais simplement la manifestation de la subjectivité humaine qui s’imposait au déroulement objectif des événements. « Le désir d’améliorer les conditions pour un groupe social précis », déclarait Bernstein, « ne peut jamais être ‘objectif’. On pourrait même dire que l’explication des transformations économiques ne mérite jamais le nom d’‘objectif’, car elles n’arrivent jamais sans l’intervention de l’activité humaine ». Cherchant à déterminer, dans le domaine du comportement humain, la frontière entre l’objectif et le subjectif, entre ce qui pouvait et ne pouvait pas être discuté en termes de science et de nécessité, Bernsteinoffre l’exemple suivant :

La nécessité universelle de s’alimenter est une force objective, mais le désir d’un changement d’alimentation est un facteur subjectif. Ce qui, au-delà des habitudes vitales permanentes, est nécessaire à la réalisation d’une idée ou à celle d’un but délibérément choisi ne se fonde pas sur la nécessité objective. [27]

L’argument de Bernstein ne résiste pas même à un examen superficiel. Il nous dit que la nécessité de manger est objective, mais que le désir d’un régime varié n’est que subjectif. Il ne semble pas lui tre venu à l’esprit qu’un « désir » précis peut être l’expression subjective d’une nécessité objectivement fondée ; ou pour formuler la question autrement, que le désir subjectif peut se développer sur la base d’une compréhension consciente de la nécessité objective. Le besoin de nourriture est bien entendu une nécessité objective. Mais comment un être humain réagit aux crampes d’estomac dues à la faim n’est pas une simple impulsion brute subjective. La science de la nutrition et la notion d’un « régime équilibré » faible en matières grasses saturées représentent un raffinement, une adaptation et une orientation de l’impulsion subjective selon une interprétation scientifique des exigences de l’organisme humain. En réalité, la présence de la conscience est une condition préalable à l’harmonisation progressive du désir subjectif et de la nécessité objective.

Passant de la cuisine à la politique sans pour autant améliorer sa façon d’argumenter, Bernstein insiste pour dire que le socialisme a définitivement renoncé à toute prétention scientifique, car il aspirait à quelque chose – en l’occurrence, une forme d’organisation socio-économique – qui n’existait pas. « Mais comment, demande Bernstein exaspéré, ce que nous voulonspeut-il jamais être une science pure » ? [28]La science ne peut qu’observer et commenter ce qui existe. « Puisque le collectivisme en tant que système économique prend la forme d’un idéal », déclare Bernstein, « il ne peut pas être en même temps scientifique ». [29]

Bernstein s’imaginait peut-être en affirmant que les aspirations humaines n’étaient pas du domaine de la science, qu’il ne faisait qu’ébranler la revendication du marxisme à être scientifique, mais il niait en fait la possibilité même de la science. Car l’enquête scientifique est en elle-même une pratique sociale dont l’impulsion créatrice se trouve dans la réaction subjective de l’homme aux conditions auxquelles il est confronté.La science émane des tentatives conscientes de la part de l’homme de s’approprier ce qu’il lui faut dans la nature pour vivre et se reproduire. Loin de supposer une séparation absolue entre le sujet et l’objet, le postulat de la science repose sur le principe du rapport dialectique entre l’homme et la nature.

Il est ici utile de consulter Marx :

Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent... Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. [30]

La science ne se limite pas, à la manière d’un comptable faisant un inventaire, à une description du monde matériel tel qu’il existe en dehors de la conscience et de la pratique humaines. Elle s’occupe effectivement de ce qui n’existe pas. Elle cherche à découvrir à l’intérieur de la nature la possibilité de convertir les rêves humains en réalité. Le mythe d’Icare date de plus de deux mille ans. Le rêve de l’aviation s’est manifesté dans les dessins de Léonard de Vinci, le biplan des frères Wright et plus récemment dans la navette spatiale. Selon Lénine, « La conscience humaine ne reflète pas seulement le monde objectif, mais aussi le crée ». [31]

De même que la compréhension des lois de la nature permet à l’homme d’utiliser et même de modifier à ses propres fins les conditions données spontanément, la compréhension scientifique qu’offre le marxisme des lois qui régissent le développement historique de l’homme apporte la possibilité d’organiser la vie socio-économique sur la base de besoins humains sciemment compris. Bernstein, qui nie en général la possibilité d’une telle compréhension, donne une fausse représentation de la différence entre le marxisme et les diverses formes de pensée socialiste utopique qui l’ont précédé. Il affirmait que le « cœur » du marxisme était la « théorie d’un ordre social futur ». Cela est faux sur deux plans essentiels.

D’abord, le « cœur » du marxisme n’est ni une théorie de l’avenir, ni même une théorie de l’histoire, mais une conception matérialiste du monde qui part de la primauté de l’être sur la conscience et repose sur la méthode dialectique.

Ensuite, Marx et Engels n’ont pas présenté une théorie d’un ordre social futur. Ils ont au contraire fourni une explication systématiquement matérialiste des lois générales du développement historique et, sur ces bases, de la nature du système de production capitaliste. Par opposition au socialisme utopique, qui a échafaudé ses conceptions de la société sur des principes abstraits, le marxisme a révélé la nécessité historique et la possibilité du socialisme grâce à l’analyse des contradictions de la société existante. Marx ne s’est pas proposé de mettre au point un nouveau système social. Il n’a pas « inventé » le socialisme.

Marx n’a jamais tenté, comme on le sait, de dresser le plan d’un ordre social futur. On ne trouvera dans les écrits de Marx rien de comparable au Phalanstère de Fourier. Marx a bien plutôt démontré que le développement économique de la société bourgeoise, indépendamment de la volonté des socialistes, crée les bases d’une socialisation des moyens de production ; et que les contradictions du mode capitaliste de production, qui repose objectivement sur l’exploitation de la classe ouvrière, mènent à la crise, à l’effondrement et à la révolution sociale. Le socialisme est donc un résultat nécessaire (même s’il n’est pas, dans un sens strict, inévitable) de la structure socio-économique de la société existante et, dans un sens plus fondamental, de toute l’évolution historique de l’humanité.

Même après avoir constaté l’insuffisance des conceptions théoriques de Bernstein, on est amené à se demander comment il pouvait être si complètement aveugle aux contradictions sociales qui s’accumulaient et entraînaient la civilisation européenne vers la catastrophe. On aura une réponse partielle si on pose la même question aujourd’hui. Pourquoi tant de personnes réputées intelligentes sont-elles si profondément aveugles aux contradictions qui entraînent notre propre civilisation vers l’abîme ? Pourquoi l’effondrement des « cinq tigres asiatiques » a-t-il surpris tant de personnes qu’on disait bien informées ? On devrait étudier la vie d’Eduard Bernstein non comme un modèle, mais comme une mise en garde. Surtout à notre époque où règnent une ignorance de l’histoire et un aveuglement politique quasi universels, il reste encore quelque chose à apprendre des erreurs d’Eduard Bernstein, qui malgré toutes ses limitations, ne se tirerait pas si mal d’une comparaison avec les figures politiques agissant de nos jours sur la scène mondiale. A la décharge de Bernstein, reconnaissons qu’il n’était pas si facile d’apercevoir en 1898, au milieu de la richesse et de la puissance du capitalisme européen de la fin du dix-neuvième siècle, les signes du désastre à venir. Il fallait pour cela non seulement un œil pénétrant, mais ce que Marx appelait « le pouvoir d’abstraction ».

L’empirisme de Bernstein

C’est précisément cette capacité intellectuelle qui faisait défaut à Bernstein. Il était empiriste et son horizon politique était limité par les « faits » tels qu’il les tirait d’observations fortuites, de la lecture du journal ou de l’étude des statistiques économiques. Il se croyait sincèrement homme de science et sa critique principale de Marx était que la méthode hégélienne et les buts révolutionnaires de celui-ci l’empêchaient de considérer objectivement les « réalités » de la vie socio-économique.

Bernstein souffrait de l’illusion ordinaire des empiristes : que les « faits » étaient des particules élémentaires « pures », « sans connotation morale », non contaminées intellectuellement de données absolument objectives qui formaient la structure organique de la vérité. L’accumulation d’une quantité suffisante de ces particules de données politiquement neutres donnait au spécialiste de la science sociale un tableau véritablement objectif de la réalité sociale à partir duquel il était possible de déterminer un cours d’action raisonnable.

L’empiriste nie ou méconnaît que les « faits » de la réalité sociale sont eux-mêmes les produits de l’histoire et que la manière dont ils sont isolés et placés dans un cadre conceptuel est socialement conditionnée. Tout fait social est le produit de conditions historiques et fait partie d’un réseau complexe de relations socio-économiques. De plus, ces « faits » sont compris – et même ne serait-ce qu’effectivement reconnus en tant que faits – au moyen de processus et de catégories cognitifs qui sont également le produit et le reflet d’un processus historique.

L’empiriste qui soutient que son choix et son étude des faits sociaux sont entièrement objectifs n’a pas conscience de la nature historiquement conditionnée des concepts qu’il utilise. Autrement dit, il adopte une attitude non critique envers les formes de sa propre pensée.

L’attitude non critique de Bernstein envers ses propres conceptions théoriques se voit clairement dans sa déclaration célèbre que le but final n’était rien et qu’il ne se préoccupait que de l’ici et du maintenant. Quelles sont les implications de cette conception ? Elle n’arrache pas seulement les faits, mais aussi la pratique du mouvement socialiste à son contexte historique. Ainsi, il faudrait formuler l’activité politique sans la compréhension qu’elle fait partie d’un processus historique auquel elle doit rendre des comptes.

Bernstein rejeta la perspective révolutionnaire au moment même où les contradictions allaient percer à la surface de la vie politique. Les chouettes qui prennent leur vol au crépuscule ne sont pas toujours avisées. L’apparence de stabilité est souvent la plus grande au moment même où un ordre social approche de sa fin. Les données empiriques qui témoignent de la force du système existant ont alors atteint, en termes quantitatifs, leur apogée. Il semble inutile à l’empiriste de continuer à mettre en question un ordre social dont la viabilité est confirmée par une si imposante quantité de données. Mais ces éléments d’information sont déjà dépassés. Ils ne sont de toute façon que les indices contradictoires d’une situation qui est, par sa nature même, non seulement indéterminée, mais en train de changer de direction. L’empiriste politique, se réclamant des données pour justifier sa capitulation devant l’ordre établi, commet l’erreur d’imposer une conclusion arbitraire à un processus en développement. Il prend ainsi ce qui est un moment de transition historique pour le résultat final. C’est pourquoi Bernstein ne pouvait apercevoir en 1898 ni l’ombre menaçante de 1914 ni a fortiori, celle de 1933.


[1]

Manfred B. Steger, The Quest for Evolutionary Socialism : Eduard Bernstein and Social democracy. (Cambridge University Press, 1997), pp. 14-15. Traduit de l’anglais.

[2]

Ibid., p. 15. Traduit de l’anglais.

[3]

Peter Gay, The dilemma of Democratic Socialism(Collier Books, New York, 1970), p. 110. Traduit de l’anglais.

[4]

5.The Quest for Evolutionary Socialism, p.69. Traduit de l’anglais.

[5]

Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique (Editions sociales, Paris, 1972), p. 4.

[6]

Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, (Editions stock, Paris, 1900), p. 207.

[7]

Ibid., pp. 206-207.

[8]

Ibid., pp. 217-218.

[9]

Ibid., p. 211.

[10]

Ibid., p. 214.                   

[11]

Ibid., p. 235.

[12]

Ibid., p. 235.

[13]

Ibid., p. 220.

[14]

Eduard Bernstein, « Der Kampf der Sozialdemokratie und die Revolution der Gesellschaft » dans : Die Neue Zeit, 1897-1898, Vol. 1 (1898), Cahier 16, p. 492. Traduit de l’allemand.

[15]

Ibid.

[16]

Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, (Éditions stock, Paris, 1900), p. 246.

[17]

Ibid., p. 243.

[18]

Manfred Steger,ed.,Selected Writings of Eduard Bernstein 1990-21, (Humanities Press, New Jersey, 1996), p. 97. Traduit de l’anglais.

[19]

Ibid., p. 99.

[20]

Ibid., p. 95.

[21]

Ibid., p. 116.

[22]

Ibid., p. 118.

[23]

Ibid., p. 104.

[24]

25.Georges Plekhanov, Œuvres philosophiques, Tome III (Éditions du progrès, Moscou, 1981), p. 31.

[25]

Karl Kautsky : « Problematischer gegen wissenschaftlichen Sozialismus » dans : Die Neue Zeit, (1900-1901), Vol. 2 (1901), Cahier 38, p. 357. Traduit de l’allemand.

[26]

Selected Writings of Eduard Bernstein 1900-21, p. 36. Traduit de l’anglais.

[27]

Ibid., p. 106.

[28]

Ibid., p. 108.

[29]

Karl Marx, Le Capital, Livre I, (Garnier-Flammarion, Paris, 1969), p. 139.

[30]

V. Lénine, Œuvres complètes, Tome 38, (Éditions du Progrès, Moscou, 1976), p. 201.