La décision sans précédent de l’administration
Bush d’accuser le CGRI iranien (Corps des gardes révolutionnaires islamiques)
d’être un agent de prolifération d’armes et sa force al-Quds d’être un
« soutien du terrorisme » a exacerbé les tensions avec Téhéran et
sapé les efforts des pays européens en vue de négociations, créant les
conditions d’une attaque américaine contre l’Iran.
Bien que la Maison-Blanche prétende toujours
chercher une solution diplomatique à l’actuelle confrontation, une suite
d’articles de presse, constatant la nature de plus en plus belliqueuse du ton
employé par Washington, ont averti de ce que les Etats-Unis semblaient s’être
décidés à une action militaire contre l’Iran.
Dans un commentaire publié jeudi dernier, le Financial
Times britannique déclarait « la Maison-Blanche semble vouloir, une
fois de plus et à tout prix, passer pour moins intelligente devant le jugement
de l’opinion publique et peut-être aussi vouloir faire un mauvais calcul
stratégique qui pourrait faire ressembler la guerre en Irak à un
intermezzo ».
Le chroniqueur du Financial Times,
Philip Stevens notait : « Si M. Bush a l’intention d’agir, il faut qu’il
se dépêche. Le moment propice d’une attaque, comme le veut la sagesse
conventionnelle, sera passé l’année prochaine. Même ce président-là ne pourra
pas entraîner la nation dans une autre guerre de son choix une fois la campagne
électorale de 2008 commencée. Ce compte à rebours coïncide avec
l’affermissement, à Washington et dans une ou deux capitales européennes, de la
conception que la diplomatie de la coercition n’a rien fait pour ébranler la
résolution de l’Iran à se donner les moyens de produire une bombe. »
Les affirmations répétées de Washington selon
lesquelles l’Iran aurait un programme de production de l’arme nucléaire furent
contredites par le chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)
Mohamed ElBaradei dans un commentaire fait dimanche à CNN. On lui avait demandé
s’il avait une preuve quelconque que l’Iran cherchait à produire une bombe
atomique. ElBaradei déclara : « Je n’ai reçu aucune information sur
un programme d’arme nucléaire concret réalisé à ce moment précis. » Après
avoir remarqué que l’AIEA cherchait à clarifier des questions non encore élucidées,
il insista à nouveau : « Avons-nous vu l’Iran posséder le matériel
pouvant être immédiatement utilisé pour produire une arme ? Non.
Avons-nous vu un programme actif de transformation en une arme ? Non. »
Craignant de toute évidence que
l’administration Bush n’entende fabriquer un prétexte pour une guerre, ElBaradei
ajouta : « J’ai de grandes inquiétudes pour ce qui est d’une
confrontation, du fait qu’on organise une confrontation, parce que cela conduirait
absolument à un désastre. Je ne vois pas de solution militaire. La seule
solution durable est à travers des négociations et des inspections… Ma crainte
est que si nous continuons l’escalade des deux côtés, nous finirons dans un
précipice, nous irons finalement dans l’abîme. »
Parlant à la station de radio australienne ABC
ce matin, il a dit aussi : « J’espère que nous allons arrêter de gonfler
et de déformer la question iranienne » parce que cela pourrait conduire à
un « embrasement de proportions majeures… non seulement au niveau régional,
mais encore au niveau de la planète ».
Un net signe que l’administration Bush n’a
aucun intérêt à une résolution pacifique de l’affrontement avec l’Iran fut son
hostilité à un accord passé au mois d’août entre l’AIEA et Téhéran pour
répondre systématiquement aux questions non résolues sur le programme nucléaire
iranien. D’un côté, la Maison-Blanche insiste pour que l’Iran ferme ses usines
d’enrichissement d’uranium comme préalable à toute négociation, se réclamant de
questions non résolues quant à ses activités nucléaires passées. De l’autre,
lorsqu’un processus a été établi pour répondre à ces questions, les Etats-Unis
réprimandent ElBaradei, lui reprochant d’outrepasser ses pouvoirs.
Un article paru dans le Sunday Times
britannique et intitulé « Bush va-t-il vraiment bombarder l’Iran ? »
remarquait que l’aviation américaine avait fait une demande de financement au
Congrès pour un « besoin opérationnel urgent de la part du commandement
militaire sur le terrain » de 88 millions de dollars afin d’équiper des
bombardiers « B2 Stealth » d’une bombe de plus de 6 tonnes connue
sous le nom de MOP (Massive ordinance penetrator). Cette bombe est un
« casseur de bunker » sophistiqué, destiné à détruire des cibles se
trouvant à une grande profondeur sous la terre. Il n’y a pas de sites en Irak
ou en Afghanistan qui justifierait la commande « urgente » d’une
telle bombe. La cible évidente sont les sites nucléaires iraniens, en
particulier l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz, située dans une
énorme caverne souterraine.
Le Sunday Times répéta les
commentaires de Bush il y a une semaine mettant en garde contre les dangers
d’une troisième guerre mondiale si l’Iran arrivait « à savoir comment
fabriquer une arme nucléaire ». Comme l’observait l’article :
« Ceux qui observent l’Iran ont relevé avec intérêt l’utilisation du mot "savoir".
Il semble que Bush ait résolu d’agir bien avant que les mullahs n’arrivent même
à envisager la production d’une véritable bombe… Une source de haut rang du
Pentagone qui se souvient des roulements de tambours d’avant l’invasion de
l’Irak, pense que Bush prépare une action militaire avant de quitter ses
fonctions en janvier 2009. "C’est pour de bon maintenant. Je pense qu’il
signale qu’il va le faire", dit cette source. »
L’article écarte l’argument que les Etats-Unis
étaient simplement en train de proférer des menaces sans conséquence et
destinées à obtenir des concessions de la part de l’Iran, et conclut
ainsi : « L’explication la plus convaincante de ces bruits de guerre
est que Bush a pris une ligne d’action pouvant conduire à la guerre, mais il y
a de nombreuses étapes, y compris l’imposition de sanctions plus sévères, avant
qu’il ne conclue qu’une attaque militaire de l’Iran en vaille le risque….Si la
diplomatie nucléaire peut arrêter les mullahs, tant mieux. Si elle ne le peut
pas, Bush peut décider de lancer une attaque comme un des actes finaux de sa
présidence ».
Des
préparatifs de guerre bien avancés
Une des indications les plus effrayantes que
l’administration Bush prépare de longue date une guerre contre l’Iran est venue
de deux ex-initiés de l’administration, Flynt Leverett et Hillary Mann, qui
travaillèrent en tant que spécialistes du Moyen-Orient au Conseil national de
sécurité. Dans une longue interview publiée la semaine dernière dans le
magazine Esquire, Leverett et Mann ont non seulement souligné le danger
d’une attaque immédiate, mais ont fait encore remarquer que l’administration
Bush n’avait jamais voulu sérieusement négocier avec Téhéran. Etant donné que
ces deux personnes sont politiquement des conservateurs et acceptent
l’affirmation sans fondement de l’existence d’un programme iranien d’arme
nucléaire et de soutien des milices antiaméricaines en Irak, leurs commentaires
en disent long.
Esquire explique :
« Ils ont quitté la Maison-Blanche, car ils étaient devenus de plus en
plus inquiets, l’administration Bush non seulement se dirigeait tout droit vers
une guerre avec l’Iran, mais elle poursuivait ce cours depuis des années. C’est
ce que les gens ne réalisaient pas. C’était exactement comme pour l’Irak ;
la Maison-Blanche avait alors montré un tel zèle pour la guerre qu’elle ne
pouvait cacher son impatience à voir les inspecteurs de l’ONU quitter le pays.
Il y eut beaucoup de pas franchis de façon persistante et ils conduisaient tous
dans la même direction. Et à présent la situation est pire. On se rapproche de
plus en plus de la guerre. »
Leverett a dit au magazine : « L’aile
dure renforce sa pression sur le Département d’Etat. Foncièrement ils
disent : "Vous avez essayé depuis plus d’un an maintenant de trouver
le contact avec l’Iran et qu’est ce que vous avez obtenu ? Ils continuent
de construire des centrifugeuses [pour enrichir l’uranium], ils envoient ces IED
[dispositifs explosifs de circonstance] en Irak qui tuent des soldats
américains, la situation politique intérieure est devenue plus répressive en ce
qui concerne les droits de l’Homme - qu’avez-vous à faire valoir comme succès
de votre stratégie du contact ?"»
Selon Leverett et Mann un échec à obtenir de
nouvelles sanctions par l’ONU plus une poursuite de l’enrichissement d’uranium
et une « ingérence » iranienne en Irak, déclencheraient une réaction
militaire de la part de la Maison-Blanche. « Si tous ces éléments sont
réunis, disons dans la première moitié de 2008, que va faire le
président ? Je pense que le risque qu’il décide d’ordonner une attaque des
équipements nucléaires iraniens et probablement une attaque de plus grande
envergure, est très réel » dit Leverett.
« Si l’Irak est un désastre, une attaque
de l’Iran pourrait, elle, précipiter l’Amérique dans une guerre avec l’ensemble
du monde musulman » ajouta Mann. En tant que responsable de haut niveau du
Conseil national de sécurité, elle a pris part, à la suite des attentats du 11-Septembre,
à des discussions secrètes avec des diplomates iraniens. Bien qu’on ait déjà
parlé de ces négociations dans la presse, Mann est le premier responsable à
confirmer que des discussions régulières ouvrant la perspective d’un
relâchement des tensions entre les Etats-Unis et le régime iranien, à la tête
duquel se trouvait alors le président « modéré » Mohammed Khatami,
ont eu lieu entre 2001 et 2003.
Mann faisait partie d’une équipe de
responsables américains ayant rencontré des diplomates iraniens en 2001 afin de
discuter sur quelle base Téhéran coopérerait à l’intervention américaine en
Afghanistan. L’Iran accepta de porter assistance à tout avion américain abattu
sur son territoire, pour permettre aux Etats-Unis d’acheminer des vivres par
l’Iran et aussi de réfréner les éléments antiaméricains en Iran, comme le chef
de milice Gulbuddin Hekmatyar. Pendant la campagne de bombardement américaine,
un responsable des services secrets iraniens indiquait des cibles à l’aviation
américaine. Après la chute des talibans, l’Iran aida les Etats-Unis à installer
le gouvernement fantoche dirigé par le président Karzaï.
Loin d’offrir en retour un relâchement des
tensions, l’administration Bush bloqua toute négociation avec l’Iran et son
allié syrien. Stephen Hadley, qui était alors vice-conseiller national pour la
Sécurité, rédigea un bref mémoire à la fin de 2001 dans le but de définir tout
contact. Ce mémoire fut connu sous le nom de Directives Hadley. Elles sont
décrites comme suit dans Esquire: « Si un Etat comme la
Syrie ou l’Iran offre une assistance spécifique, nous l’accepterons sans offrir
quoi que ce soit en échange. Nous l’accepterons sans conditions ni promesses.
Nous ne nous en servirons pas comme point de départ pour autre chose. »
La réponse de Bush à l’aide fournie par l’Iran
fut de dénoncer celui-ci, avec l’Irak et la Corée du Nord, comme une partie de
« l’Axe du mal » dans son discours sur l’état de l’Union en 2002.
Comme l’explique Mann, le discours avait profondément choqué Téhéran qui avait
néanmoins poursuivi, pendant un an encore, les discussions mensuelles. Bien que
cela ne soit pas rapporté dans l’article d’Esquire, le régime iranien a
fourni de l’aide à l’armée américaine au cours de son invasion criminelle de
l’Irak en 2003.
Un an après le début de l’invasion de l’Irak,
Téhéran avait offert aux Etats-Unis, via l’ambassadeur de Suisse, des
négociations pour une résolution définitive de tous les problèmes existant
entre les deux pays. Un mémoire fut envoyé par fax comprenant des propositions
sur toutes les questions régulièrement évoquées par la Maison-Blanche comme
raisons pour traiter l’Etat iranien en paria : ce mémoire contenait des
offres d’« action décisive » contre tous les terroristes en Iran, de
mettre fin au soutien des organisations palestiniennes Hamas et Djihad
islamique, de cessation des programmes nucléaires et d’accord en vue d’une
reconnaissance d’Israël.
L’administration Bush écarta cependant
d’emblée l’offre iranienne. Un mémoire rédigé par Mann et conseillant l’envoi
d’une réponse rapide et positive par les Etats-Unis fut bloqué. Condoleezza
Rice, alors conseillère de la Maison-Blanche pour la Sécurité nationale, nia
par la suite avoir même eu connaissance du mémoire iranien. Le secrétaire
d’Etat de l’époque, Colin Powell, loua Mann en privé pour son mémoire, mais lui
dit : « Je n’ai pas pu le voir à la Maison-Blanche. » On a réagi
par la censure et la menace aux tentatives de Leverett et Mann de rendre
l’offre iranienne publique après avoir quitté leurs emplois.
Le refus catégorique de l’administration Bush
d’approuver des négociations avec l’Iran donne certes du poids aux
avertissements de Leverett et Mann sur les dangers d’une nouvelle guerre
américaine avec l’Iran. Mais bien qu’ils considèrent une telle attaque comme de
la folie, ces deux anciens responsables du gouvernement Bush ne peuvent pas
expliquer pourquoi la Maison-Blanche est résolue à poursuivre une telle ligne
d’action. Comme pour les occupations de l’Irak et de l’Afghanistan, les Etats-Unis
cherchent à imposer leur domination absolue sur les régions riches en énergie
du Moyen-Orient et de l’Asie centrale. L’Iran qui, avec ses énormes réserves de
pétrole et de gaz, se trouve dans une position stratégique, est une cible
évidente pour ces plans irresponsables.