Les travailleurs de l’usine Ford de Vsevolojsk
dans la région de Saint-Pétersbourg ont mené le 6 novembre, la veille du 90e
anniversaire de la Révolution d’Octobre de 1917, une grève
d’avertissement d’une journée. Cette action est symptomatique de la
reprise d’une lutte combative de la classe ouvrière russe.
La grande majorité des ouvriers de
l’usine, quelque 1700 sur 2300, ont participé au blocage de la chaîne de
montage.
Les revendications des travailleurs incluent
une augmentation de salaire et un aménagement plus humain de l’horaire de
travail notamment une réduction d’une heure pour le travail de nuit.
Le représentant syndical, Aleksei Etmanov, a
dit que si la direction n’acceptait pas les revendications des ouvriers,
le syndicat relancerait le 20 novembre une autre grève, éventuellement une
grève indéfinie.
Actuellement les ouvriers de l’usine Vsevolozhsok
gagnent entre 16 000 et 25 000 roubles (600-1000 dollars) par mois.
Ils réclament que le salaire moyen passe à 28 000 roubles (1100 dollars)
par mois.
Cette grève n’est pas la première de l’année
à cette usine. Une précédente grève ayant eu lieu le 14 février avait été en
partie une réussite. La direction avait accepté d’augmenter les salaires
de 14 pour cent bien que les travailleurs aient revendiqué une augmentation de
30 pour cent. Un nouveau contrat avait été accepté qui expire le 28 février
2008. Toutefois, les travailleurs ont décidé d’exiger une hausse de
salaire avant l’expiration du présent accord.
Il semble que la grève déclenchée dernièrement
par les travailleurs de General Motors aux Etats-Unis ait joué un rôle dans la
décision des travailleurs russes de démarrer une nouvelle grève. La grève aux
Etats-Unis a été trahie par l’UAW, le syndicat des travailleurs de
l’automobile, en aboutissant à un contrat qui prévoit une réduction
massive des salaires et des prestations sociales.
Les travailleurs russes de Ford ont décidé
d’agir de façon préventive. Ils ont également été influencés par une
grève d’une journée menée en août dernier par les travailleurs de
l’automobile de Togliatti contre AvtoVAZ, le plus grand constructeur
automobile russe. Cette entreprise avait été la figure de proue de la
production automobile soviétique. Elle fut sévèrement touchée dans les années
1990 par le processus de privatisation quasi criminel qui avait suivi l’effondrement
de l’Union soviétique.
Il y a deux ans, son contrôle fut transféré à
l’entreprise d’Etat Rosoboroneksport. Cette entreprise est la
principale entreprise exportatrice d’armes de Russie sur le marché
mondial et est dirigée par un ami personnel du président russe Vladimir
Poutine, Sergei Chemezov.
Des peines sévères furent infligées aux
grévistes d’AvtoVAZ, un certain nombre d’entre eux qui avaient
dirigé la grève fut licencié et la direction ignora la totalité des
revendications émises par les travailleurs. L’ancien directeur de
l’usine devint le maire de Togliatti, renforçant ainsi l’influence
de la direction de l’usine au niveau régional.
Une pression identique est à présent exercée
sur les ouvriers de Ford à Vsevolozhsok. L’entreprise a demandé au
tribunal de Saint-Pétersbourg de déclarer la grève comme illégale au motif que
la direction de l’usine n’avait pas été officiellement informée du
projet de grève.
L’entreprise a également mentionné de prétendus
dangers émanant d’équipement de production dans le but d’exiger
l’ajournement de toute grève durant un mois. Néanmoins, les travailleurs
de Ford envisagent d’étendre leur action de grève.
Le 9 novembre, Nezavisimaia Gazeta a
remarqué qu’« un mouvement de grève prend de l’ampleur dans le
pays. » En décrivant la situation générale, le journal a écrit :
« Depuis quatre jour, les dockers sont en grève au port pétrolier de Tupas
[sur la Mer Noire]. Pour le moment, les ouvriers de Ford observent une grève
d’avertissement. La semaine prochaine, les ouvriers dockers du port de
Saint-Pétersbourg menacent de débrayer. Une action de protestation de la part
de milliers d’employés d’une entreprise appartenant au groupe
chimique Bor n’a pu être évitée qu’après que de longues et
difficiles négociations aient eu lieu entre les syndicats et la direction de
l’entreprise. »
L’article paru dans la NezavisimaiaGazeta reflète l’inquiétude qui est en train de monter au sein de
l’élite dirigeante russe face à l’activité grandissante de la
classe ouvrière, notamment durant la période qui précède les élections
législatives et présidentielles. Le journal reproche « aux dirigeants et
aux propriétaires d’entreprises » de faire preuve dans leurs
agissements « d’une dureté tout à fait inutile, » et aussi
d’être intransigeants.
NezavisimaiaGazeta
recommande aux propriétaires de « mener un dialogue de manière
civilisée ». Ceci est très improbable dans des conditions où les
travailleurs sont privés de tout droit et où les conditions de vie se dégradent
en raison de l’inflation et de la démolition de l’Etat social qui
date de l’époque soviétique.
La
croissance des inégalités sociales
Les succès macro-économiques continuellement
rapportés par le gouvernement n’ont pratiquement aucun impact sur la
masse des travailleurs. Les milliards de pétro-dollars qui arrivent en Russie
remplissent les poches des oligarques et des représentants de la bureaucratie
d’Etat pléthorique.
Selon les statistiques officielles, les
salaires ont augmenté ces derniers temps. Cette année, les dirigeants du
Kremlin ont rapporté que le salaire moyen en Russie était passé à 500 dollars
par mois. En réalité, la hausse des salaires ne concerne qu’un nombre relativement
petit de personnes qui dépendent de leur salaire et cette hausse est éclipsée
par les conséquences de la destruction du système de prestations sociales qui
avait existé sous le système soviétique.
La monétisation de tous les aspects de la vie
en Russie qui a progressé avec une rapidité particulièrement grande sous le
régime de Poutine a obligatoirement conduit à une certaine augmentation de la
compensation financière au sein d’une grande partie de la population. Néanmoins,
les données sociologiques montrent clairement que cette augmentation ne
compense en rien le déclin des conditions de vie qu’endure une partie
importante de la population.
Une étude réalisée par le Centre national
d’étude de l’opinion publique russe (VTsIOM) montre que 41 pour
cent des Russes dépensent entre 50 et 74 pour cent de leur revenu en
nourriture. De nos jours, seuls 5 pour cent des Russes dépensent moins
d’un quart de leur revenu en nourriture. Seize pour cent des personnes
interrogées ont rapporté qu’elles dépensaient presque tout leur revenu, soit
75 pour cent ou plus en nourriture.
Une famille russe sur deux qui a un enfant vit
dans la pauvreté ou au niveau du seuil de pauvreté. Parmi les familles qui ont
deux enfants, le nombre grimpe à 65 pour cent pour atteindre 85 pour cent pour
celles qui ont trois enfants. De plus, le chiffre réel est bien plus élevé
parce que le seuil de pauvreté officiel n’est pas établi à un niveau qui
permet aux gens de manger décemment, et encore moins de satisfaire les autres
besoins.
Le fossé qui existe en Russie entre le revenu
des 10 pour cent au sommet de l’échelle et les dix pour cent de la
population au bas de l’échelle n’a cessé de croître durant la
période post-soviétique. A la fin de l’époque soviétique, le rapport
était de 4,5. En 1994, il se situait entre 8 et 9. En 2005, il atteignait 15,
l’un des plus élevés au monde. Mais ceci est cependant l’évaluation
la plus modérée de la situation. Selon une autre évaluation, le rapport entre
les plus riches et les plus pauvres se situe quelque part entre 30 et 50.
En dépit de la propagande gouvernementale, la
période du gouvernement Poutine ne fait pas exception à cette tendance
générale. Elle constitue plutôt un nouveau stade dans la croissance des inégalités
sociales.
Dans un discours prononcé à Moscou en octobre
de cette année lors d’un forum international sur le problème de
l’Etat providence, un représentant de la Cour constitutionnelle russe, Valerii
Zor’kin, a remarqué qu’il y avait en Russie quatre millions de
personnes sans domicile fixe, trois millions de personnes sans ressources, cinq
millions d’enfants abandonnés et quatre millions et demi de prostituées.
Selon un rapport établi le 15 octobre par le journal gouvernemental Rossiiskaia
Gazeta, les catégories précitées totalisent 16,5 millions de personnes soit
11,3 pour cent de la population du pays.
Cet automne, l’augmentation des prix a montré
une fois de plus que la stabilité dont fait état la propagande du Kremlin
n’est qu’une facette de l’histoire. En septembre, compte tenu
d’un taux officiel d’inflation se situant à 8 pour cent, des
catégories toutes particulières de denrées ont enregistré une inflation frôlant
les 25 pour cent. Le coût moyen du panier de la ménagère a augmenté de 18 pour
cent depuis le début de 2007, alors que les coûts de transport ont augmenté
entre 14 et 18 pour cent.
Comme le journal influent du monde des
affaires, Vedomosti, avait été forcé de le reconnaître le 8 novembre,
l’augmentation actuelle des prix touche tout particulièrement les couches
les plus pauvres de la population. Citant l’évaluation de
l’Institut des Recherches sociales complexes (IKSI), le journal a rapporté
qu’entre janvier et octobre, les prix avaient progressé de 9,3 pour cent.
Pour les Russes les plus pauvres, toutefois, l’inflation était de 11,5
pour cent. Pour les couches les plus riches, elle était de 9 pour cent.
Se basant sur une évaluation du niveau de
revenu de la population, l’IKSI est arrivé à la conclusion que
« pour la moitié de la population de Russie, l’inflation est
supérieure de 1,5 à 2,2 pour cent de ce qu’indiquent les statistiques
officielles ». Il est, de plus, bien connu que l’inflation réelle
est nettement supérieure au taux officiel indiqué, ce qui signifie que
l’inflation réelle est encore plus élevée pour les pauvres.
Accroissement
du climat d’opposition
Ces tendances objectives du domaine
socio-économique ont des conséquences politiques, à savoir en particulier
l’accroissement du mécontentement des masses à l’égard de toutes les
structures gouvernementales au niveau fédéral, régional et local, le
mécontentement grandissant face aux conséquences du processus de privatisation qui
a eu lieu durant les années 1990, la croissance d’une activité allant à
l’encontre des divers aspects de la réalité russe et une revendication de
plus en plus grande pour l’amélioration des conditions de vie.
L’expansion des grèves et de
l’activité syndicale n’est qu’un élément de ce processus
général. Au cours des ces derniers mois, il y a eu des protestations de la part
de personnes qui s’étaient fait escroquer lors d’achat de parts immobilières.
Dans les environs de Moscou, à Butov, les habitants refusent d’échanger
leurs domiciles contre des appartements évalués à un prix inférieur à celui
pratiqué sur le marché dans le seul but d’être délogés pour faire place à
des projets de constructions neuves. Il y a une sympathie grandissante parmi
les citoyens pour le sort des victimes d’actes terroristes à Dubrovka, Beslam
et ailleurs.
Selon une étude réalisée par le Centre Levada,
60 pour cent des personnes interrogées sont d’avis que la privatisation
n’était pas nécessaire et 24 pour cent souhaiteraient retourner à une
économie planifiée. Rapportant ces statistiques, le journal libéral Novaya Gazeta,
qui est un opposant « mou » de l’actuel président, a
précisé le 1er novembre avec une certaine inquiétude que l’on
pourrait décrire le climat social actuel de la manière suivante, « plus de
socialisme. »
Selon l’analyste influent du VTsIOM, Mikhail
Bokov, « La justice sociale est, parmi l’électorat, l’idée
populaire la plus répandue. La mentalité de gauche a étendu une emprise
indiscriminée sur tout le monde. Même au sein des partis de type démocratie libérale,
la situation n’est pas dominée par ceux qui se trouvent du côté de "la
priorité du marché et de la démocratie". »
Bokov a remarqué que les gens veulent « l’égalité
des droits, un bien-être matériel et un soutien pour les couches de la
population sans défense ». Il a dit, « Dans la conscience des masses,
la justice sociale signifie le respect de l’honnêteté et de la valeur de
chaque individu, ainsi que l’absence de mensonges, de duperie et de
violence dans la vie sociale. »
Une telle réorientation de la conscience de
masse se produit dans des conditions où les effets idéologiques, politiques, et
on pourrait ajouter de psychologie morale, du stalinisme n’ont toujours
pas été surmontés. Aucun des partis officiels de l’establishment,
y compris le Parti communiste, n’exprime les intérêts des travailleurs,
mais fonctionne bien plutôt comme un instrument entre les mains des cliques de
l’oligarchie bureaucratique de la nouvelle élite dirigeante.
La propagande officielle essaie de canaliser
le mécontentement croissant des masses en direction du nationalisme et du
chauvinisme russes ; on fait passer l’ensemble des problèmes du pays
comme étant les conséquences d’une « catastrophe géopolitique »
et de « l’humiliation nationale » de la Russie dans les années
1990 ainsi que du manque de volonté de la part des puissances occidentales de
reconnaître la place de la Russie lui revenant de droit sur le marché mondial.
Le fait que le président Vladimir Poutine soit
placé relativement haut dans les sondages est une expression du mécontentement
de la population à l’égard de toutes les structures et institutions
restantes de la « nouvelle Russie ». C’est pourquoi la
stabilité du régime commence à dépendre entièrement de la poursuite de la
croyance de la population dans le « bon Tsar ».
Cette situation dangereuse est pratiquement
ouvertement reconnue au sein des cercles dirigeants. Tous les débats concernant
la nécessité que Poutine reste au pouvoir durant un troisième mandat ou maintienne
son influence sur les décisions politiques au Kremlin après avoir formellement
démissionné sont une expression du fait que tout pourrait être perdu sans
Poutine.
Ceci signifie-t-il que la stabilité du régime
ne dépend que d’une seule personne ?
Il serait naïf de défendre un tel point de
vue. Dans la mesure où la classe ouvrière est incapable d’avancer sa
propre perspective politique indépendante, qui ne peut être qu’une
perspective révolutionnaire et socialiste internationaliste, et de construire
sur cette base son propre parti politique indépendant, l’élite dirigeante
trouvera mille et un moyens par lesquels disperser toute opposition et rappeler
« à l’ordre » la classe ouvrière.
Les autorités ne cessent de se préparer dans
ce sens. Par exemple, le pouvoir se concentre entre les mains des patrons grâce
à une législation du travail appliquée début 2002 et qui rend quasiment
impossible l’organisation de grèves légales en Russie.
Un autre exemple est la décision, prise par de
nombreuses entreprises, de créer des armées privées ; les compagnies pétrolières
russes ont obtenu le droit de mettre sur pied de telles armées sur la base
d’une loi mise en vigueur par Poutine en août dernier.
A présent les services de sécurité de géants
tels Gazprom et Rosnetf peuvent acquérir et recourir aux armes. Sous cette loi,
les forces de sécurité privées bénéficient des mêmes droits que les services de
sécurité affiliés aux structures gouvernementales, y compris le droit de garder
en détention des personnes et de procéder à des perquisitions. En
d’autres termes, les sociétés privées de sécurité ont acquis des
fonctions de répression d’Etat qui peuvent être employées contre leurs
travailleurs.
Dernièrement, dans le domaine public, les
citoyens russes ont été privés du droit de participer à des référendums et du
droit d’émettre un vote « contre tous » aux élections.
Conformément à la nouvelle loi
anti-terroriste, toute personne peut être qualifiée
d’« extrémiste » par n’importe quel représentant
d’une autorité gouvernementale.
Si l’on croit la propagande gouvernementale
selon laquelle la majorité des citoyens russes soutient son président et ses
mesures socio-politiques, comment alors expliquer toutes ses mesures
répressives ?
Il est évident que l’élite dirigeante perçoit
dans son ensemble que les travailleurs ont un sentiment tout à fait différent à
leur égard. Et donc, elle s’est préparée en vue d’une répression de
masse.
Comme le publiait récemment le VTsIOM,
jusqu’à un tiers des habitants de la province sont prêts à participer à
des protestations de masse alors qu’entre 21 et 24 pour cent de la
population des grandes villes et 31 pour cent de la population rurale sont
également prêts à prendre part à de telles activités. A Moscou et à
Saint-Pétersbourg, le chiffre est plus faible. Mais ceci ne change toutefois en
rien le tableau général qui montre que l’état d’esprit de la
société est en train de se radicaliser.
La Russie entre dans une ère de nouvelles
tensions sociales et de luttes de classe.