En 2009, ils brillaient par leur absence. L'année suivante, ils ont
continué à se faire discrets. Mais au Forum économique mondial de cette
année, tenu à Davos en Suisse, c'était une tout autre histoire.
Deux ans après l'éruption de la crise financière mondiale, après avoir
été sauvés à hauteur de centaine de milliards de dollars, leurs bonus et
salaires rétablis, et ayant pu jauger les gouvernements à travers le monde,
les banquiers étaient non seulement de retour en force, ils faisaient la
loi.
Dans une série de discours prononcés lors de séances publiques ou à huis
clos, les dirigeants des grandes banques ont clairement fait savoir qu'ils
ne toléreraient aucune restriction à leurs activités et que, en dépit du
fait que leurs actions eurent déclenché la pire crise financière depuis la
Grande Dépression, ils continueraient d'agir exactement de la même façon.
Le ton a été donné tôt dans les cinq jours que durait la rencontre par le
président de Goldman Sachs Gary Cohn. Critiquant l'imposition de nouvelles
règles aux institutions traditionnelles, Cohn a mis en garde que le
« secteur déréglementé allait croître exponentiellement ».
« Ce qui m'inquiète le plus est que dans le prochain cycle, avec le
retour du balancier réglementaire, nous ayons à utiliser l'argent des
contribuables pour sauver des entreprises déréglementées qui, au contraire
des banques lors de la dernière crise, pourraient ne pas être en mesure de
rembourser », a déclaré Cohn.
Mais le fameux « secteur déréglementé » — qui comprend des organisations
telles que les fonds spéculatifs et véhicules de placements spécialisés — et
les banques ne sont pas des organisations distinctes. Ce sont deux facettes
d'un même système financier. Les organisations « déréglementées » ne
pourraient fonctionner une seule journée sans l'offre massive de crédit de
la part des banques.
Dans ce contexte, la « mise en garde » de Cohn était du chantage à peine
voilé: donnez-nous ce que nous exigeons ou nous trouverons une autre façon
d'arriver à nos fins et déclencher une autre crise financière.
Le directeur de Standard Chartered, Peter Sands, a adopté une autre
tactique, insistant plutôt sur l'idée que les réglementations ne pourraient
avoir de véritable impact. « Le débat actuel sur la réglementation, a-t-il
dit, est comme si l'on discutait du mérite d'avoir de meilleures ceintures
de sécurité dans les avions. Il est difficile d'être contre, mais quand
l'avion s'écrase, cette question devient plutôt superflue. »
Non pas que Cohn et Sands, et leurs collègues directeurs de banques, ont
à se soucier de l'impact de la réglementation. Les faibles règles instaurées
depuis 2008 ont été presque entièrement édulcorées.
Les réglementations internationales sont incorporées dans les accords de
Bâle 3 qui ont été mis en place au cours des 18 derniers mois. Cependant,
comme Liam Halligan, un chroniqueur du Telegraph britannique, a noté, en se
référant aux règles de Bâle: « [L]e document lui-même est tellement manipulé
et rempli d'échappatoires qu'il ne veut pas dire grand-chose. La seule
politique concrète, celle obligeant les banques à détenir davantage de
capital contre les pertes potentielles, n’entrera en vigueur qu’en 2018.
D'autres mesures visant à prévenir les crises futures ... ont été reportées,
ce qui permet aux banques de continuer à peu près comme avant. En vérité,
l'accord de Bâle, au milieu de terribles avertissements de la baisse des
prêts et des pertes d'emplois, a été éviscéré par le lobby tout-puissant des
banques ».
Selon Halligan, les réunions en coulisse lors du sommet de Davos ont fait
en sorte que les nouvelles règles de Bâle exigeant que les régulateurs
imposent des exigences de fonds propres plus élevés sur « les
institutions financières importantes à un niveau systémique » ont été
largement édulcorées. De plus, « des modifications réglementaires
relativement mineures qui ont été faites depuis la crise des subprimes sont
progressivement rendues insignifiantes ».
Après avoir débuté par une attaque sur la réglementation, les dirigeants
de banques ont maintenu l’offensive tout au long du sommet, les dirigeants
de JP Morgan, Barclays, Crédit Suisse et d'autres appelant à une réunion des
ministres des Finances et des représentants pour exiger que cesse « le
dénigrement systématique des banques ». Pour renforcer ce point, ils ont
insisté sur le fait que « le surendettement des pays », et pas seulement des
banques, a été responsable de la crise.
Le caractère agressif de la campagne des banquiers a été un certain choc
pour le critique à l'esprit réformiste Simon Johnson, ancien économiste en
chef du Fonds monétaire international.
Interviewé de Davos, Johnson a déclaré: « Je savais que c'était un
univers parallèle, et je voulais l'observer, mais je suis tout simplement
renversé par la témérité de ces banquiers. Non seulement ils ne montrent
aucun remord, mais ils disent, ''Oh, toute cette réglementation que vous
nous avez transmise ou essayé de nous faire accepter n'est pas pertinente,
est mauvaise ou dangereuse et dommageable et vous devriez nous laisser avoir
notre argent maintenant''. Et le reste de l'élite à Davos semble accepter
tout cela. C’est tout à fait extraordinaire. Et plutôt inquiétant. »
Les activités des banquiers ne peuvent surprendre que ceux qui ont omis
d'examiner l'évolution historique de l'économie capitaliste et le
parasitisme croissant de ses principaux éléments financiers.
La réponse des banquiers va seulement surprendre ceux qui se sont
consolent en croyant que les gouvernements « démocratiques » vont, en
dernière analyse, être en mesure d’agir pour remédier à la situation. Ils
sont incapables ou n’ont pas la volonté de voir que dans chaque pays, ces
gouvernements, peu importe leur coloration politique, ne représente pas « le
peuple » et ne sont rien de plus qu’un comité d'organisation pour mettre de
l’avant les demandes de l’élite financière.
Cette année, le sommet de Davos, le troisième depuis l’éclatement de la
crise financière mondiale en septembre-octobre 2008, était un rassemblement
d’élites dirigeantes corrompues de plus en plus assiégées. Cependant, alors
que les banquiers imposaient leurs revendications, une force sociale plus
puissante signalait sa réémergence dans les rues du Moyen-Orient.
Dans un article publié par le Time, l’auteur du monde des affaires, Don
Tapscott, a attiré l’attention sur la signification plus large des
évènements au Caire. « Le monde est une poudrière alors qu’un tsunami
démographique de jeunes gens fait son entrée sur un marché de l’emploi fermé
et dans des sociétés qui ont besoin de profondes réformes politiques et
sociales », a-t-il écrit.
En entrant dans un « monde qui ne fonctionne plus », note Tapscott, les
jeunes, de plus en plus, ne croient plus que leurs gouvernements peuvent ou
ont la volonté de réaliser des réformes économiques, sociales et politiques.
« Ils cherchent différentes formes d’action de masse pour changer les
choses ».
Les évènements au Moyen-Orient sont entrés dans les discussions à Davos,
mais comme Tapscott l’a écrit, derrière les vœux d’appui pour des réformes,
il y avait de profondes inquiétudes. Il a rapporté l'argumentation d'un
célèbre intellectuel lors d'une séance : « Bien sûr, c’est positif qu’une
nouvelle génération veuille des réformes, mais nous devons considérer les
conséquences d’une vague toujours plus grande de manifestations au
Moyen-Orient pour la sécurité. » Un autre a fait remarquer que la
radicalisation des jeunes n’était pas qu'un soulèvement des pauvres : « Ces
jeunes sont des gens instruits. Ils ont de grandes attentes qui entrent en
conflit avec la réalité. »
À la veille du sommet, le fondateur et directeur du Forum économique
mondial, Klaus Schwab, a écrit un article dans lequel il avertit ses
richissimes membres en leur disant de mettre leur intérêt personnel de côté
et de « prendre l’intérêt public global et à long terme à cœur ». Bien que
cela puisse s’avérer difficile, il ajoute : « Nous ne pouvons continuer à
faire les mêmes vieilles choses dans une nouvelle époque qui requiert de
nouvelles réponses. »
Le sommet de Davos démontre que, comme l’ancien régime de la France
prérévolutionnaire, l’élite dirigeante mondiale est organiquement incapable
de procéder à un tel changement. La présente façon de gouverner, où les
intérêts de l’humanité sont subordonnés aux dictats d’une élite super-riche,
ne peut être « réformée », mais doit plutôt être balayée. Les évènements en
Tunisie et en Égypte montrent la voie de l’avant.
(Article original anglais paru le 31 janvier 2011)