Des centaines de milliers de travailleurs et
de jeunes égyptiens ont afflué sur la place Tahrir et dans les rues des villes,
allant d'Alexandrie à Suez et de la Basse Egypte au delta du Nil, pour
protester contre la répression brutale déclenchée au cours de ces trois
derniers jours par l'armée et les forces de sécurité et pour exiger la fin du
règne de la junte militaire soutenue par les Etats-Unis.
Des dizaines et des dizaines de personnes
ont été tuées et plus de 2 000 ont été blessées. De violentes batailles de rue
se sont poursuivies jusqu'aux petites heures du matin mardi dans les rues avoisinantes
de la place Tahrir. Un responsable de la morgue du Caire a confirmé à
l'Associated Press que les corps de 35 victimes de la répression y avaient été
transférés lundi.
Certains des blessés avaient perdu un oeil
et souffraient de graves blessures à la tête provoquées par des bombes lacrymogènes,
des balles en caoutchouc, des décharges de chevrotine et des balles réelles
tirés sur des manifestants non armés. On avait donné l'ordre aux soldats et aux
policiers de viser la tête. D'autres civils ont été sauvagement matraqués,
certains, semble-t-il, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Les munitions utilisées pour tuer, blesser
et mutiler les travailleurs et les jeunes égyptiens portent quasiment toutes la
marque « Made in USA » et Washington surveille de près le soulèvement
tout en continuant à soutenir ses clients et ses marionnettes au sein du
Conseil suprême des forces armées (Supreme
Council of the Armed Forces, SCAF).
La Maison Blanche a publié lundi une
déclaration maniant la langue de bois, affirmant que le président Barack Obama
était « profondément préoccupé par la violence en Egypte qui a entraîné
des décès tragiques parmi les manifestants et les forces de sécurité, » et
conseillant que c'était « l'heure pour toutes les parties de faire preuve
de retenue afin que les Egyptiens puissent avancer en commun et forger une
Egypte forte et unie. » La déclaration a surtout souligné que « Ces
événements tragiques [ne devaient pas entraver] la tenue des élections. »
Tout en attribuant une part égale de responsabilité
aux manifestants non armés et aux forces de sécurité qui leur tirent dessus, le
gouvernement a exprimé sa « profonde préoccupation » en adoptant au
Congrès un plan d'aide militaire de 1,3 milliards de dollars en faveur de
l'Egypte afin de garantir que ces forces restent armées jusqu'aux dents pour
attaquer les masses égyptiennes.
La préoccupation première concernant la
tenue des élections parlementaires prévues pour dimanche 28 novembre ne
provient pas d'un quelconque engagement de l'impérialisme américain pour la
démocratie. Son approche des événements en Egypte est la même que dans le cas
des événements survenus en Libye, en Syrie, au Yémen, au Bahreïn et ailleurs,
poursuivant dans certains cas un changement de régime et dans d'autres
soutenant la répression du régime, toujours dans le but d'exploiter les
soulèvements au Moyen-Orient et en Afrique du Nord pour promouvoir la lutte de
Washington pour son hégémonie dans la région et son contrôle des vastes
ressources énergétiques.
Ces élections n'ont rien à voir avec une
promotion des intérêts et des aspirations des masses de la population
laborieuse égyptienne dont les puissantes grèves et manifestations ont
contraint en février dernier le dictateur Hosni Moubarak soutenu par les
Etats-Unis à démissionner après 30 ans de pouvoir. Les travailleurs sont entrés
dans cette lutte historique pour la défense de l'emploi, d'un niveau de vie
décent et la fin de la répression, de l'exploitation et de l'inégalité sociale
obscène imposés par l'oligarchie égyptienne et le capital international -
conditions qui se sont spectaculairement aggravées depuis le déclenchement de
la crise capitaliste mondiale.
Les revendications sociales et politiques de
la classe ouvrière égyptienne, tout comme celles de leurs frères de classe du
Moyen-Orient, d'Europe, des Etats-Unis et internationalement, ne peuvent se
concrétiser qu'au moyen d'une lutte révolutionnaire pour la transformation
socialiste de la société.
Ces élections soutenues par les Etats-Unis
ont pour but de donner une fausse légitimité « démocratique » à la
domination continue exercée en Egypte par l'oligarchie autochtone et ses hommes
de main dans l'armée ainsi que par les banques et les entreprises
internationales. Le SCAF au pouvoir détient la mainmise sur la vie politique en
Egypte, se réservant le pouvoir de nommer quatre-cinquième des délégués à
l'assemblée constituante, ainsi qu'un droit de veto sur toutes les parties de
la constitution qui sera finalement élaborée. Il a également maintenu en place
l'intégralité de l'appareil de répression et de torture développé par Moubarak,
l'utilisant pour proscrire les grèves et les manifestations, et pour
interpeller et faire passer devant un tribunal militaire quelques 12.000
personnes rien que ces neuf derniers mois.
Confronté à un nouveau soulèvement
populaire, le gouvernement civil mis en place par le conseil militaire au
pouvoir et dirigé par l'ancien ministre de Moubarak, Essam Sharaf, a remis
lundi sa démission. La démission, qui a été exceptionnellement annoncée à la télévision
d'Etat, a été considérée par certains comme une tentative d'apaiser les
protestations de masse. Dans le même temps, le fait de placer ouvertement les
pleins pouvoirs entre les mains du commandement militaire pourrait ouvrir la
voie à une autre manouvre politique.
En Egypte, un nombre grandissant de figures
politiques bourgeoises et petites bourgeoises ainsi que des organisations, dont
Mohamed ElBaradei, l'ancien chef de l'Agence internationale de l'énergie
atomique (AIEA) de l'ONU et actuellement le candidat présidentiel égyptien, ont
demandé la formation d'un « gouvernement de salut national ». Il a
été relaté lundi que 37 groupes politiques, dont des « partis libéraux,
islamistes et gauchistes », appuyaient cette demande tout en appelant
mardi à une marche de protestation « d'un million de personnes » sur
la place Tahrir.
Un tel gouvernement, mis en place par le
même commandement militaire égyptien qui au cours de ces trois derniers jours a
pratiqué la répression sanglante, aurait pour tâche essentielle d'étouffer les
luttes indépendantes de la classe ouvrière au nom de la sauvegarde de l'intérêt
national et de l'unité de la « révolution. »
Un tel cap est rendu possible par une
brochette de partis pseudo-gauches en Egypte qui, tout en se disant « socialistes »
et « révolutionnaires », sont déterminés à assujettir les luttes de
la classe ouvrière égyptienne à la transition soi-disant
« démocratique » de la junte militaire et à son processus d'élections
truquées. En représentant non pas les intérêts de la classe ouvrière mais bien
plutôt ceux de sections plus riches de la petite bourgeoisie égyptienne, ces
groupes s'opposent à toute lutte politique indépendante des travailleurs,
fondée sur un programme socialiste.
C'est le cas par exemple des Socialistes
révolutionnaires qui sont affiliés au Socialist Workers Party (SWP) en
Grande-Bretagne, et officieusement à l'International Socialist Organization
(ISO) aux Etats-Unis. Ce groupe, qui avait accepté de participer aux élections
organisées par les dirigeants militaires, a publié une déclaration démagogique
condamnant la répression et insistant pour dire que « notre révolution
n'est pas complète. » La seule politique concrète qu'il a avancée
toutefois a été l'insistance que les masses devaient « appliquer les
leçons de la Révolution du 25 janvier » et « unir toutes les forces
rassemblées sur nos 'places libérées' en un front unique, lequel est le seul à
avoir le droit de s'exprimer au nom de la révolution. »
Ce que cette rhétorique grandiloquente veut
dire en pratique c'est qu'aucune revendication et qu'aucune politique ne soit
avancée à moins d'être acceptable à toutes les parties du « front
unique » dirigé par ElBaradei et les Islamistes droitiers des Frères
musulmans.
Le « front unique » préconisé par
les Socialistes révolutionnaires et d'autres éléments de la classe moyenne
égyptienne pseudo-gauche sert à subordonner la lutte des travailleurs et des
jeunes égyptiens contre l'inégalité sociale et l'exploitation capitaliste aux
fausses prétentions démocratiques de la bourgeoisie égyptienne qui est
déterminée à écraser les grèves et les protestations de la classe ouvrière.
Les véritables enseignements du mouvement du
25 Janvier sont que la classe ouvrière ne pourra atteindre ses objectifs
sociaux et politiques qu'en forgeant son indépendance politique et en
mobilisant les masses des opprimés pour le renversement révolutionnaire de la
junte militaire et son remplacement par un gouvernement ouvrier. La lutte pour
la transformation socialiste de l'Egypte ne peut être obtenue qu'au moyen d'une
lutte pour se libérer de la domination impérialiste partout au Moyen-Orient en
tant que partie intégrante d'une lutte internationale pour le socialisme.
La question décisive à laquelle sont
confrontés les travailleurs égyptiens est la construction d'une nouvelle
direction révolutionnaire fondée sur une perspective socialiste internationale.
Ce n'est que sur la base de cette perspective que la classe ouvrière sera en
mesure de vaincre l'offensive contre-révolutionnaire de la bourgeoisie
égyptienne et de ses complices petits bourgeois pseudo-gauches, de briser la
mainmise de l'impérialisme et de mener la lutte pour une transformation
véritablement démocratique et socialiste. Ceci signifie la construction d'une
section égyptienne du Comité international de la Quatrième Internationale.