1968 : Grève générale et révolte étudiante en France

La naissance d’une situation révolutionnaire

Il n’y a guère d’autre événement historique qui ait autant attiré l’attention du public que le quarantième anniversaire du mouvement de 1968. Il y a eu ces dernières semaines, pour la seule Allemagne, des centaines d’articles, d’interviews, de documentations et de films télévisés sur la contestation étudiante et les luttes ouvrières, bien plus que lors des précédents anniversaires de cet événement.

D’où provient toute cette attention ?

La réponse a moins à voir avec le passé qu’avec le présent et l’avenir. 1968 ne fut pas seulement une révolte étudiante secouant, outre les Etats-Unis, l’Allemagne et la France, l’Italie, le Japon, le Mexique et bien d’autres pays encore. Ce fut le début de la plus grande offensive de la classe ouvrière depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cette offensive dura sept ans et prit en partie des formes révolutionnaires, forçant des gouvernements à la démission, faisant tomber des dictatures et remettant en question le pouvoir de la bourgeoisie en général.

C’est en France que cela fut le plus évident. En mai 1968, dix millions de travailleurs y commencèrent une grève générale qui poussa le régime du général de Gaulle au bord du gouffre. En Allemagne, il y eut en 1969 les grèves de septembre, en Italie « l’Automne chaud ». Aux Etats-Unis, il y eut le mouvement des droits civiques et les soulèvements dans les ghettos. En Pologne et en Tchécoslovaquie (le Printemps de Prague), les travailleurs se rebellèrent contre la dictature stalinienne. Dans les années 1970 tombèrent les dictatures de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal. Et l’armée américaine perdit la guerre du Viêt-Nam.

Sous-tendant ces mouvements, il y avait la première crise sérieuse de l’économie capitaliste depuis la Deuxième Guerre mondiale. En 1966, l’économie mondiale fut secouée par une récession. En 1971, le gouvernement américain supprima la parité or-dollar et retira ainsi sa base au système monétaire international de Bretton Woods, qui avait constitué le fondement de l’essor économique de l’après-guerre. En 1973, l’économie mondiale fut frappée d’une récession plus sévère encore.

Cette vague de protestations, de grèves et de soulèvements ne resta pas sans résultats. Les salaires et les conditions de travail furent en partie fortement améliorés. Dans le domaine social et culturel aussi le mouvement de 1968 laissa des traces. L’odeur de renfermé et l’atmosphère suffocante qui régnaient dans les années 1950 et 1960 disparurent, les droits des femmes et des minorités furent considérablement accrus, on développa l’université et on l’ouvrit, la rendant accessible à d’autres couches de la société. Mais les rapports de domination et de propriété capitalistes restèrent intacts. La bourgeoisie dut certes faire des concessions politiques et sociales, mais elle garda le pouvoir.

La contre-offensive débuta à la fin des années 1970. En Angleterre Margaret Thatcher, aux Etats-Unis Ronald Reagan, en Allemagne Helmut Kohl vinrent au pouvoir. Les concessions sociales furent reprises, les attaques contre la classe ouvrière renforcées.

Aujourd’hui se dessine une nouvelle tempête. Les contradictions sociales sont plus profondes qu’elles ne l’ont jamais été. Des millions de personnes sont au chômage ou travaillent dans des conditions précaires. En Europe de l’Est et en Asie, on exploite une immense armée d’ouvriers à des salaires de misère. La récente crise financière rend de plus en plus vraisemblable un effondrement du système bancaire international. Les tensions entre les grandes puissances croissent et des guerres impérialistes, comme en Irak sont à nouveau à l’ordre du jour. De nouveaux conflits et de nouvelles luttes de classe en seront la conséquence inévitable.

C’est là la raison principale de l’intérêt rencontré par les événements de 1968. Car ces événements pourraient se renouveler sous une autre forme. La classe dirigeante essaie de s’y préparer ; les travailleurs et les jeunes doivent s’y préparer eux aussi et tirer les leçons de 1968.

La présente série d’articles se concentrera sur les événements en France. C’est là qu’en mai 1968 les antagonismes de classes apparurent à la surface avec une force élémentaire et qu’ils réfutèrent soudain l’affirmation de la « nouvelle gauche » selon laquelle la classe ouvrière était intégrée au système capitaliste par la consommation et la manipulation médiatique. Ce qui avait commencé comme un conflit relativement bénin entre les étudiants et le gouvernement, aboutit en l’espace de quelques semaines à une situation révolutionnaire. Le pays était paralysé, le gouvernement impuissant, les syndicats avaient perdu le contrôle de la situation et à la fin du mois de mai, les travailleurs auraient pu non seulement forcer De Gaulle et son gouvernent à la démission, mais encore renverser le système capitaliste et prendre eux-mêmes le pouvoir. Cela aurait donné dans toute l’Europe, à l’Ouest comme à l’Est, aux événements politiques une toute autre direction.

Cela échoua du fait du boycott du Parti communiste et du syndicat sous son contrôle, la CGT. Tous deux se refusèrent strictement à prendre le pouvoir et usèrent de toute leur influence pour étrangler le mouvement. Ils eurent pour ce faire le soutien du Secrétariat unifié pabliste d’Ernest Mandel et de ses succursales en France, le Parti communiste internationaliste de Pierre Frank et la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) d’Alain Krivine. Les pablistes qui avaient attaqué pendant quinze ans la tradition marxiste du mouvement trotskyste, désorientèrent les étudiants en révolte leur donnant en modèle Che Guevara et les actions anarchistes et se refusèrent à s’opposer efficacement au Parti communiste.

La première partie de cette série d’article traite du développement de la révolte étudiante et de la grève générale jusqu’à son apogée, à la fin du mois de mai. La deuxième partie examine comment le Parti communiste et la CGT aidèrent De Gaulle à reprendre le contrôle de la situation. La troisième partie discutera le rôle des pablistes, la quatrième celui de l’Organisation communiste internationaliste de Pierre Lambert. Cette dernière faisait encore en 1968 partie du Comité international de la Quatrième Internationale, mais elle suivait déjà un cours centriste et elle s’aligna peu après sur le Parti socialiste de Mitterrand.

La France d’avant 1968

La France des années 1960 est marquée par une profonde contradiction. Le régime politique est autoritaire et profondément réactionnaire. Il est incarné par la personne du général De Gaulle, qui semble sorti d’une autre époque et qui a modelé la constitution de 1958 sur sa personne. De Gaulle a 68 ans lorsqu’il est élu président en 1958 et 78 ans lorsqu’il démissionne en 1969. Mais sous le régime ossifié du vieux général se produit une modernisation économique extrêmement rapide qui transforme profondément la structure sociale de la société française.

A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la France était encore en grande partie agricole. 37 pour cent de la population y vivait encore de l’agriculture. Dans les vingt années qui suivirent la guerre, deux tiers des paysans vont quitter la campagne pour la ville où, avec les ouvriers immigrés, ils constituent dans la classe ouvrière une nouvelle couche, jeune, militante et difficilement contrôlable par la bureaucratie syndicale.

C’est surtout après la guerre d’Algérie, qui s’achève en 1962, que se produit un fort essor économique. La perte des colonies force la bourgeoisie française à se concentrer davantage sur l’Europe. En 1957 déjà, la France avait signé les traités de Rome qui sont à l’origine de la Communauté économique européenne, le prédécesseur l’Union européenne. L’intégration économique de l’Europe favorise la construction de nouvelles branches d’industries qui font plus que compenser le déclin du charbon et d’autres industries en déclin. Dans les secteurs de l’automobile, de l’aviation, de l’armement, de l’industrie spatiale et de l’industrie nucléaire, de nouveaux trusts et de nouvelles usines sont créés avec l’aide de l’Etat. Les nouvelles usines se trouvent souvent en dehors des vieux centres industriels et seront en 1968 parmi les hauts lieux de la grève générale.

La ville de Caen en Normandie est typique de ce point de vue. Le nombre de ses habitants passe de 90 000 en 1954 à 150 000 en 1968, dont la moitié a moins de trente ans. Entre autres employeurs, l’entreprise Saviem, une filiale de Renault y emploie 3000 ouvriers. Le personnel de Saviem se met déjà en grève en janvier 1968, quatre mois avant la grève générale, il occupe par moments l’usine et livre des batailles virulentes avec les forces de l’ordre.

Cette radicalisation se fait sentir également dans les syndicats. Le vieux syndicat catholique CFTC éclate. Une majorité se réorganise sur une base laïque dans la CFDT et se réclame de la « lutte des classes ». Au début de 1966, le nouveau syndicat signe une unité d’action avec la CGT.

Le développement de nouvelles industries s’accompagne du développement fébrile de l’Education. Il y a un besoin urgent d’ingénieurs, de techniciens et d’ouvriers qualifiés. Le nombre d’étudiants double entre 1962 et 1968. Les universités sont bondées, mal équipées et comme les usines, dominées par une direction patriarcale, toute orientée vers le passé.

L’opposition aux mauvaises conditions d’études et au régime universitaire autoritaire (l’accès aux résidences universitaires est par exemple strictement interdit aux membres du sexe opposé) est une cause importante de la radicalisation des étudiants. A cette opposition s’ajoutent vite des questions politiques internationales. En mai 1966 a lieu à Paris la première réunion contre la guerre du Viêt Nam. Un an plus tard, les protestations des étudiants en Allemagne, où le 2 juin 1967 l’étudiant Benno Ohnesorg est abattu par un policier, trouvent aussi un écho en France.

La même année, les conséquences de la récession internationale se font sentir et les travailleurs se radicalisent. L’essor économique ne s’accompagne pas, et ce depuis des années, d’une amélioration équivalente du niveau de vie et des conditions de travail. Les salaires sont bas, les horaires de travail longs et les travailleurs sont sans droits dans les entreprises. S’ajoutent à cela un chômage en hausse et une pression accrue sur le lieu de travail. L’industrie du charbon, de l’acier, l’industrie textile et l’industrie du bâtiment stagnent.

Les syndicats décrètent d’en haut des journées d’action afin de ne pas perdre le contrôle des ouvriers. Mais d’en bas, les actes de protestation se multiplient au niveau local. Ils sont brutalement réprimés par les forces de l’ordre. En février 1967, les personnels des usines textiles Rhodiaceta à Besançon occupent les premiers leur entreprise. Ils protestent de cette manière contre les licenciements et exigent plus de temps libre.

Les agriculteurs luttent eux aussi contre des revenus en baisse. Dans l’Ouest du pays se produisent des batailles de rues lors de plusieurs manifestations. Selon un rapport de police de l’époque les agriculteurs offrent toujours la même image, ils sont : « nombreux, agressifs, organisés, équipés de projectiles divers : boulons, pavés, éclats de métal, bouteilles, galets. »

Au début de 1968, la France a l’air relativement calme en surface, mais sous la surface c’est une société en ébullition et le pays ressemble plutôt à une poudrière. Il suffit d’une étincelle pour le faire exploser, cette étincelle sera fournie par la contestation étudiante.

La révolte des étudiants et la grève générale

L’université de Nanterre fait partie des universités nouvelles qui ont été ouvertes dans les années 1960. Construite sur un ancien terrain militaire à quelque cinq kilomètres de Paris, elle sera mise en service en 1964. Elle est entourée de bidonvilles et d’usines. Le 8 janvier, des étudiants s’en prennent à Joseph Missoffe, le ministre de la Jeunesse et des Sports, venu inaugurer une piscine.

L’incident est en soi relativement insignifiant, mais des mesures disciplinaires envers les étudiants et l’intervention répétée de la police aggravent le conflit et font de Nanterre le point de départ d’un mouvement qui va rapidement s’étendre aux universités et aux lycées dans tout le pays. Au centre de ce mouvement, il y a la revendication de meilleures conditions d’études, l’accès libre aux universités, plus de libertés personnelles et politiques, la libération des étudiants emprisonnés ; il y a aussi la protestation contre la guerre du Viêt Nam où a commencé, à la fin du mois de janvier, l’offensive du Têt.

Dans quelques villes comme à Caen et à Bordeaux les ouvriers, les étudiants et les lycéens descendent ensemble dans la rue. A Paris a lieu le 12 avril une manifestation de solidarité avec le leader étudiant Rudi Dutschke, abattu la veille à Berlin en pleine rue par un individu de droite.

Le 22 mars, 142 étudiants occupent le bâtiment administratif de l’université de Nanterre. La direction de l’université réagit par la fermeture de l’université tout entière pendant un mois. Le conflit se déplace alors vers la Sorbonne, la plus ancienne université de France, située dans le quartier Latin à Paris. C’est là que le 3 mai, se rassemblent les adhérents de plusieurs organisations étudiantes dans le but de s’entendre sur la marche à suivre. A l’extérieur de l’université manifestent des groupes d’extrême droite. Le recteur appelle la police et fait évacuer la Sorbonne. Il s’ensuit une manifestation spontanée de masse. La police réagit avec une extrême brutalité. Les étudiants dressent des barricades. Le bilan de la nuit est d’une centaine de blessés et plusieurs centaines d’arrestations. Dès le lendemain, un tribunal prononce, sur la base exclusive de témoignages policiers, des sanctions draconiennes contre treize étudiants.

Le gouvernement et les médias s’efforcent de présenter les affrontements du quartier latin comme l’œuvre de groupuscules extrémistes et de fauteurs de troubles. Le Parti communiste adopte lui aussi cette ligne. Sur la première page du journal du parti, l’Humanité, son numéro deux, Georges Marchais (qui deviendra plus tard son secrétaire général) attaque les étudiants qu’il traite de « pseudo-révolutionnaires ». Il les accuse de faire le jeu des « provocations fascistes ». Il se montre très inquiet du fait qu’« on trouve de plus en plus » les étudiants « aux portes des entreprises ou dans les centres de travailleurs immigrés distribuant tracts et autre matériel de propagande. ». Et il exige que « ces faux révolutionnaires [soient] énergiquement démasqués car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. »

Mais cette campagne ne prend pas. Le pays est choqué par les actes de brutalité de la police, qu’il peut suivre grâce à la radio. Les événements se précipitent. Les manifestations deviennent de plus en plus importantes à Paris et s’étendent à d’autres villes. Elles sont dirigées contre la répression policière et exigent la libération des étudiants emprisonnés. Les lycéens se mettent eux aussi en grève. Le 8 mai a lieu dans l’Ouest de la France une grève générale d’un jour.

Dans la nuit du 10 au 11 mai, 1968 a lieu la « nuit des barricades ». Des dizaines de milliers de personnes se retranchent dans le quartier universitaire qui, à partir de deux heures du matin est, à grand renfort de gaz lacrymogènes, pris d’assaut par la police anti-émeute. Il en résulte des centaines de blessés.

Le chef du gouvernement, Georges Pompidou, qui revient juste d’une visite en Iran, annonce bien le lendemain la réouverture de la Sorbonne et la libération des étudiants emprisonnés, mais il ne peut plus rétablir le calme. Les syndicats, y compris la CGT dominée par le Parti communiste, appellent pour le 13 mai à une grève générale d’un jour contre la répression policière. Ils craignent sans cela de perdre le contrôle des travailleurs en colère.

L’appel est largement suivi. De nombreuses villes vivent leurs plus grandes manifestations depuis la Deuxième Guerre mondiale. Rien qu’à Paris, ce sont 800 000 personnes qui descendent dans la rue. Ce sont à présent les revendications politiques qui occupent l’avant-scène. Nombreux sont ceux qui exigent la démission du gouvernement. Le soir du 13 mai, la Sorbonne et d’autres universités sont occupées par les étudiants.

Le plan des syndicats de limiter la grève générale à une journée ne fonctionne pas. Le lendemain 14 mai, l’usine de Sud Aviation de Nantes est occupée. Elle restera un mois sous le contrôle des ouvriers. Des drapeaux rouges flottent sur le bâtiment de l’administration. Le directeur régional Duvochel est séquestré pendant seize jours. Le directeur général de Sud Aviation est à cette époque Maurice Papon, un collaborateur des nazis, un criminel de guerre et responsable, en tant que préfet de Paris, d’un massacre de manifestants contre la guerre d’Algérie en 1961.

L’exemple de Sud Aviation fait école. Entre le 15 et le 20 mai, une vague d’occupations s’étend à tout le pays. Partout on hisse des drapeaux rouges et il n’est pas rare que dans les usines, les membres de la direction soient séquestrés. Des centaines d’entreprises et d’administrations sont touchées, y compris la plus grande usine du pays, l’usine mère de Renault à Billancourt, qui avait déjà joué un rôle central dans la vague de grèves de 1947.

Au début, des revendications différentes selon les endroits sont posées au niveau des entreprises : des salaires plus justes, une réduction du temps de travail, pas de licenciements, davantage de droits dans l’entreprise. Dans les entreprises occupées et autour d’elles, apparaissent des comités ouvriers et des comités d’action, auxquels participent, outre les ouvriers en grève, des techniciens et des employés de l’administration, des habitants des environs, des étudiants et des lycéens. Les comités prennent l’organisation de la grève en main et deviennent le lieu d’intenses débats politiques. Il en est de même des universités, qui sont en partie occupées par les étudiants.

Le 20 mai, le pays tout entier s’arrête. Celui-ci se trouve de fait dans la grève générale, bien que ni les syndicats ni les autres organisations n’y aient appelé. Les entreprises, les bureaux, les universités et les écoles sont occupés, la production et les transports sont bloqués. Les artistes, les journalistes et même les footballeurs se sont joints au mouvement. Sur les quinze millions de salariés que compte le pays, dix sont en grève. Des études réalisées plus tard ont certes légèrement revus ces chiffres à la baisse (faisant état de 7 à 9 millions de grévistes), mais c’est néanmoins la plus grande grève générale de l’histoire de la France. En 1936 et en 1947, « seulement » trois millions et deux millions et demi de travailleurs respectivement avaient participé à la grève générale.

La vague de grèves atteint son apogée entre le 22 et le 30 mai, mais elle dure en fait jusqu’en juillet. Plus de quatre millions de grévistes resteront en grève plus de trois semaines et deux millions plus de quatre semaines. Selon une estimation du ministère français du Travail, ce sont en tout 150 millions de journées de travail qui seront perdues par la grève en 1968. En Grande-Bretagne, seules 14 millions de journées furent perdues en 1974, l’année de la grève des mineurs qui fit tomber le gouvernement conservateur d’Edward Heath.

Le 20 mai, le gouvernement a perdu, pour une bonne part, le contrôle du pays. On entend de partout la revendication d’une démission de De Gaulle et de son gouvernement (« dix ans ça suffit »). Le 24 mai, De Gaulle essaie de reprendre les choses en main avec une allocution télévisée. Il promet un référendum sur un droit de participation aux décisions dans les universités et les entreprises. Mais son discours télévisé ne fait que démontrer son impuissance. Il n’aura aucun impact.

Dans les premières semaines de mai, une situation révolutionnaire s’est développée en France comme il n’y en a eu que peu dans l’histoire. Si le mouvement avait eu une direction résolue, il aurait réglé le sort de De Gaulle et de la Cinquième République. Les forces de sécurité étaient certes encore loyales au régime, mais elles n’auraient guère été à la hauteur d’une offensive politique systématique. Le mouvement, du seul fait de son importance, se serait aussi emparé de ses rangs et les aurait désorganisés.

La trahison du PCF et de la CGT

A partir du 20 mai, l’ensemble du pays est arrêté. Deux tiers des salariés sont en grève, les étudiants occupent les universités. Le sort de De Gaulle et de son gouvernement repose à ce moment précis entre les mains du Parti communiste et de la CGT que ce dernier contrôle. Ils assurent la survie politique de De Gaulle et sauvent la Cinquième République. Le PCF représente encore en 1968 une force politique considérable. Il compte 350 000 membres et rassemble derrière lui 22,5 pour cent des électeurs (1967). Certes, le nombre d’adhérents de la CGT a chuté de 4 millions en 1948 à 2,3 millions, mais les secteurs clés de l’économie restent dominés par ce syndicat. Son secrétaire général, Georges Séguy, est membre du bureau politique du PCF.

Comme nous l’avons déjà vu, le PC et la CGT réagissent avec une hostilité à peine déguisée aux protestations des étudiants. L’article notoire dans lequel Georges Marchais insulte les étudiants le 3 mai, les qualifiant de provocateurs et d’agents gaullistes n’est pas une exception, mais la règle. L’Humanité ne se lasse pas de pester contre les « gauchistes ». Le journal y inclut sous ce label, tous ceux qui s’opposent à la ligne droitière du PCF. La CGT refuse toute manifestation commune des travailleurs et des étudiants et donne à ses membres l’instruction d’écarter des entreprises les étudiants qui cherchent à prendre contact avec les ouvriers.

Les occupations d’usine et la grève générale se sont développées contre la volonté et en dehors du contrôle de la CGT. L’occupation de Sud-Aviation, qui deviendra un modèle pour toutes les autres, se fera à l’initiative du syndicat Force ouvrière qui, dans l’entreprise, a du crédit auprès des travailleurs à bas salaire et qui sont rémunérés à l’heure. A Nantes, celui-ci est mené par un trotskyste, Yves Rocton, un membre de l’OCI. La CGT certes, n’empêche pas les occupations d’usines, mais cherche à en garder le contrôle en maintenant strictement les revendications au niveau de l’entreprise. Elle s’oppose à la création d’un comité de grève central ainsi qu’à la coopération avec des forces extérieures à l’entreprise. Elle s’oppose avec véhémence à la séquestration des directions.

Le 16 mai, la direction du syndicat concurrent, la CFDT, essaie au moyen d’une déclaration d’influencer la vague d’occupations. Contrairement à la CGT, elle traite positivement la révolte des étudiants. Celle-ci vise selon elle « les structures sclérosantes, étouffantes et de classes d’une société où ils ne peuvent exercer leurs responsabilités ». En ce qui concerne les entreprises, la CFDT lance le mot d’ordre de « l’autogestion » : « à la monarchie industrielle et administrative, il faut substituer des structures administratives à base d’autogestion ».

Séguy, le patron de la CGT, réagit par un accès de colère et attaque la CFDT publiquement. Il rejette toute tentative de donner une orientation commune au mouvement croissant, aussi limitée soit-elle. De fait, la revendication de la CFDT, qui à l’époque se trouvait sous l’influence du PSU (Parti socialiste unifié) de Michel Rocard, mène à une impasse. Elle ne met en cause ni le pouvoir capitaliste ni la domination des marchés capitalistes.

Le 25 mai, la CGT se précipite finalement directement au secours du gouvernement acculé. Les représentants des syndicats, des organisations patronales et le gouvernement se rencontrent vers quinze heures au ministère du Travail situé rue de Grenelle. Leur objectif : rétablir aussi vite que possible le calme dans les entreprises ! Bien que tous les syndicats soient représentés, les négociations se déroulent exclusivement entre deux hommes : le chef du gouvernement, Georges Pompidou et le patron de la CGT, Georges Séguy.

Séguy veut une augmentation de salaire au pourcentage, et ce, sans réduire l’écart entre les différentes catégories de salaires, comme l’exigeaient les travailleurs dans de nombreuses entreprises. De plus, la position des syndicats doit être renforcée. A cet égard, il bénéficie du soutien de Pompidou contre les organisations patronales. « Le gouvernement est convaincu qu’un encadrement de la classe ouvrière par les syndicats possédant une formation et une influence nécessaire est utile à la bonne marche d’une entreprise », peut-on lire dans le protocole d’accord de la réunion.

Côté gouvernement siège à la table de négociation, outre Georges Pompidou, un autre futur président : Jacques Chirac. Et un futur premier ministre : Edouard Balladur. Tous, à l’image de l’actuel titulaire de la fonction, Nicolas Sarkozy, ont respecté les accords conclus à l’époque et se sont servi des syndicats pour que la classe ouvrière soit « associée ». Le terme « Grenelle » est entré dans le vocabulaire français comme synonyme de négociations avec le gouvernement.

Après deux jours à peine, les partenaires aux négociations se sont mis d’accord. Tôt le lundi 27 mai, ils signaient les Accords de Grenelle qui prévoient une augmentation de sept pour cent des salaires, un relèvement du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) de 2,22 à 3 francs ainsi que la reconnaissance du syndicat d’entreprise en tant que personne juridique et morale. La CGT a abandonné sa revendication initiale d’une échelle mobile des salaires, du paiement des jours de grève et du retrait des ordonnances sur la Sécurité sociale. Après avoir appris que le PSU de Rocard, la CFDT et le syndicat étudiant UNEF projetaient une manifestation sans concertation préalable avec le PCF et la CGT, Séguy insiste sur la conclusion d’un accord immédiat et se met d’accord avec Jacques Chirac au petit jour dans un entretien en aparté.

Vers sept heures trente du matin, Séguy et Pompidou présentent à la presse les Accords de Grenelle. Séguy déclare : « La reprise du travail ne saurait tarder. » Il se rend personnellement à Billancourt pour rendre les accords attrayants aux travailleurs de l’usine Renault. Mais ceux-ci considèrent les accords comme une provocation et n’ont nullement l’intention de se laisser acheter pour quelques francs. Séguy est conspué et hué. La nouvelle se répand dans le pays entier comme une traînée de poudre et personne ne pense à interrompre la lutte. Le journal Le Monde titre le lendemain : « La CGT n’a pu convaincre les grévistes de reprendre le travail. »

La question du pouvoir se pose

La crise politique atteint à présent son apogée. Le pays entier est en émoi. Le gouvernement a perdu toute autorité et la CGT, elle, le contrôle des travailleurs. La question du pouvoir se pose, personne ne peut en douter.

Les sociaux-démocrates qui jusque-là étaient restés à l’arrière-plan, se manifestent. Comme il n’est pas sûr que De Gaulle se maintienne au pouvoir, ils font des préparatifs pour la constitution d’un gouvernement bourgeois d’alternative. François Mitterrand organise une conférence de presse le 28 mai et qui est très largement commentée à la télévision. Il se prononce en faveur d’un gouvernement transitoire et de l’élection d’un nouveau président, à laquelle il se présentera lui-même.

Mitterrand se trouve à la tête de la Fédération de la Gauche démocrate et socialiste (FGDS) qui s’est discréditée durant la 4e République et qui ne dispose pas d’une base populaire. En 1965, il s’était présenté en challenger de De Gaulle lors des élections présidentielles et avait été soutenu par le PCF.

Le PSU, la CFDT et l’UNEF misaient par contre sur Pierre Mendès-France. Cet adhérent du Parti radical socialiste, un parti purement bourgeois, avait été un membre du gouvernement de Front populaire de Léon Blum. Il avait rejoint le général de Gaulle durant la guerre. Durant la 4e République, il avait organisé, en tant que chef d’Etat, le retrait des troupes françaises du Viêt Nam, ce qui avait suscité l’hostilité de la droite. En 1968, il est proche du PSU.

Pour le PCF, Mendès-France est un ennemi intime en raison de ses vues pro-occidentales. Quand le 27 mai sa présence est remarquée au rassemblement du PSU, de la CFDT et de l’UNEF au stade Charléty, toutes les sirènes d’alerte retentissent au quartier général du PCF. Le parti redoute que Mitterrand et Mendès-France ne forment un nouveau gouvernement sans qu’il puisse l’influencer.

Le 29 mai, le PCF et la CGT organisent une manifestation commune à Paris. Sous le mot d’ordre de « gouvernement populaire », une foule impressionnante de plusieurs centaines de milliers de personnes défile dans la capitale. Le PCF ne pense pas une minute à la conquête du pouvoir révolutionnaire. Avec sa revendication d’un « gouvernement populaire », il répondait au climat révolutionnaire qui s’était instauré dans les usines et ce sans mettre en cause les institutions de la Cinquième République. La CGT souligne le refus d’un processus révolutionnaire en mettant l’accent sur un « changement démocratique du pays ».

Le préfet de police de Paris rapportera plus tard qu’il ne s’était pas fait de soucis outre mesure pour ce qui était de la manifestation CGT-PCF. Il s’était attendu à une manifestation syndicale classique et disciplinée, tout comme celle qui s’est d’ailleurs déroulée. Le gouvernement quant à lui n’était pas sûr de ce que les organisateurs avaient la situation bien en mains. Il avait ordonné la mise en alerte de régiments de parachutistes et par précaution, le stationnement de chars dans les banlieues parisiennes.

Le 30 mai, le comité central du PCF se réunit pour discuter de la situation. L’enregistrement de cette réunion confirme que le parti refuse une prise du pouvoir et s’efforce de maintenir l’ordre existant. Six mois plus tard, une déclaration du comité central justifie cette position dans les termes suivants : « Le rapport des forces ne permettait pas à la classe ouvrière et à ses alliés de prendre le pouvoir politique en mai dernier. »

Le secrétaire général, Emile Waldeck-Rochet, déclare lors de cette réunion du 30 mai sa volonté de participer à un gouvernement transitoire sous François Mitterrand au cas où celui-ci lui permettrait d’exercer suffisamment d’influence. Un tel gouvernement devait selon lui réaliser trois objectifs : remettre l’Etat en marche, répondre aux justes revendications des grévistes et organiser l’élection présidentielle.

L’option privilégiée du PCF est cependant des élections législatives immédiates. « Nous avons tout à gagner à des élections générales », tel est le résumé d’un porte-parole de l’opinion qui prévaut au PCF.

Ce jour-là, la situation ne tient qu’à un fil. Le général de Gaulle avait disparu la veille sans laisser de traces. Il était parti à Baden-Baden pour se concerter avec le général Massu, commandant en chef des Forces françaises en Allemagne. Massu est notoire pour le rôle qu’il a joué pendant la guerre d’Algérie. Jusqu'à ce jour, il n’est pas clair s’il s’agissait d’un projet de fuite de Gaulle ou seulement d’une demande d’assistance. Massu a affirmé plus tard dans ses mémoires qu’il lui avait conseillé de rentrer à Paris et de s’adresser au peuple français.

Dans l’après-midi du 30 mai, de Gaulle est effectivement de retour et prononce une allocution radiodiffusée. La République est en danger dit-il en promettant solennellement qu’elle doit être défendue et qu’elle le sera. Il annonce la dissolution de l’Assemblée nationale et l’organisation d’élections législatives pour les 23 et 30 juin. Au même moment, plusieurs centaines de milliers de partisans du général manifestent sur les Champs-Elysées en arborant le drapeau national.

Le PCF soutient la décision de De Gaulle le soir même, la présentant comme une réussite de sa propre politique. Il accepte le cadre juridique de la Cinquième République et essaie de se faire bien voir des gaullistes en prônant une unité du « drapeau rouge et du drapeau tricolore » Le 31 mai, Georges Séguy, le patron de la CGT se prononce également en faveur des élections. « La CGT ne gênera pas le bon déroulement des élections. C’est l’intérêt des travailleurs d’exprimer une volonté de changement. »

La CGT mobilise à présent toute son énergie pour mettre fin aux grèves et aux occupations d’usine avant la date des élections. Elle n’y parvient qu’à grand-peine. Mais peu à peu, le front des grèves s’effrite, les effectifs reprennent le travail après la conclusion des accords d’entreprise, les sections les plus militantes sont isolées, la police commence à évacuer les universités. Le 16 juin, une semaine avant la date des élections, les travailleurs de Renault-Billancourt reprennent le travail, la Sorbonne est évacuée le même jour.

Il faudra de nombreuses semaines avant que toutes les grèves et les occupations d’usine se terminent et le pays ne retrouvera son calme ni dans les semaines ni dans les années à venir. Mais la classe ouvrière n’a pas saisi l’occasion qui s’offrait de prendre le pouvoir. « La CGT a délibérément repoussé l’affrontement avec l’Etat en mai 1968 au moment où le rapport de force semblait pouvoir pencher en sa faveur », écrit Michel Dreyfus, auteur d’une « Histoire de la CGT », en résumant la position des syndicats les plus influents à l’apogée de la grève générale.

La contre-offensive de la droite

Durant les premières semaines de mai, le camp de la droite avait été complètement paralysé et isolé. A présent, il regagne l’initiative et reprend petit à petit confiance en soi, grâce à l’aide du PCF et de la CGT. Avec le démarrage de la campagne électorale, le débat a été transféré de la rue et des entreprises vers les urnes, ce qui profite à De Gaulle et à ses partisans. Ils sont à présent en mesure de faire entrer en jeu les sections passives et arriérées de la société, la « majorité silencieuse » en attisant leurs craintes.

Les premiers efforts dans ce sens existaient déjà en mai. Le gouvernement soumet les médias d’Etat à une stricte censure (les radios privées n’existaient pas encore à cette époque). Le 19 mai, il interdit à la télévision la diffusion d’informations susceptibles de bénéficier à l’opposition. Le 23 mai, il coupe les fréquences des radiotéléphones des voitures de reportages utilisées par les journalistes des stations étrangères qui commentent en direct les manifestations, et qui peuvent être captées en France.

Le 22 mai, le gouvernement décrète une mesure d’interdiction de séjour contre Cohn-Bendit. Le dirigeant étudiant qui a un passeport allemand est né de parents juifs qui pour fuir les nazis se sont réfugiés en France. Depuis la fin du régime nazi, 23 ans seulement se sont écoulés et la symbolique de cette mesure n’échappe à personne. L’indignation est grande. Les manifestations des étudiants se radicalisent. De violentes batailles de rue ont lieu. Comme la CGT continue d’isoler les étudiants en refusant toute action commune avec eux, ceux-ci agissent souvent seuls et sans la protection des travailleurs, contribuant ainsi à une escalade de la situation.

Le 24 mai, des heurts brutaux font deux morts. A Lyon un policier meurt et à Paris un jeune manifestant. L’émoi est grand. Les médias entament une campagne assourdissante contre les « auteurs de cette violence ».

Quelques gaullistes créent un comité de défense de la République (CDR) qui collabore avec des éléments d’extrême droite issus des milieux pieds-noirs. Ces derniers considèrent De Gaulle comme un traître, mais, en raison du danger révolutionnaire, le camp de droite resserre les rangs. Le 30 mai, les cris d’« Algérie française » se mêlent sur les Champs Elysées aux symboles du gaullisme. La première grande manifestation de soutien à De Gaulle a été préparée en commun. Le 17 juin, de Gaulle renvoie l’ascenseur en amnistiant le général Salan ainsi que dix autres membres de l’organisation terroriste OAS qui, en 1961, avaient préparé un putsch contre lui.

L’appareil de répression de l’Etat intervient également avec plus d’assurance dès le démarrage de la campagne électorale. Le 31 mai, le ministre de l’Intérieur, Christian Fouchet est remplacé par Raymond Marcellin. Il est accueilli par De Gaulle avec les paroles : « Enfin Fouché, le vrai ». Joseph Fouché avait, après la révolution française, en tant que ministre de la Police sous le Directoire et sous Napoléon, mis sur pied un redoutable appareil de répression.

Marcellin procède avec une extrême dureté. Le jour même de sa nomination, les piquets de grève aux dépôts de carburant sont évacués afin d’assurer la distribution de l’essence et de relancer le trafic. Le 12 juin, il interdit toute manifestation de rue durant la campagne électorale. Le même jour, il dissout par décret toutes les organisations révolutionnaires et expulse deux cents « étrangers suspects ». Sont concernés par cette interdiction l’OCI trotskyste, son organisation de jeunesse, la JCR d’Alain Krivine, le mouvement anarchiste « Mouvement du 22 mars » de Daniel Cohn-Bendit ainsi que des organisations maoïstes. Les Renseignements généraux (DCRG) reçoivent l’ordre de surveiller et de collecter des données sur chaque membre de ces organisations.

Marcellin occupe ce poste pendant six ans. Durant ce temps, il élargit les pouvoirs de la police, des services secrets et de la police anti-émeute, les CRS, pour en faire un appareil de guerre civile très bien équipé. Il double le budget de la police, l’équipe de technologie moderne et d’armes et crée 20.000 nouveaux emplois dans la police.

Les gaullistes mènent une campagne électorale de la crainte. Ils font entrevoir l’ombre de la guerre civile et mettent en garde contre une prise du pouvoir totalitaire et communiste en invoquant l’unité de la République et de la nation. Les partis d’opposition et les syndicats s’associent à cette rengaine. La campagne de calomnie du PC continue contre les « gauchistes » et apporte de l’eau au moulin de la propagande de droite. François Mitterrand a déclaré la veille des élections à la télévision : « Depuis le premier jour et en dépit des attaques nous n’avons songé qu’à l’unité de la patrie et au maintien de la paix civile. »

Les élections seront un désastre pour la gauche. Les gaullistes et leurs alliés obtiennent 46 pour cent des voix, le PCF en tant que principal parti d’opposition seulement 20 pour cent, nettement moins que l’année précédente. Quant à la répartition des sièges, le résultat est encore plus désastreux en raison du scrutin majoritaire. Quatre cinquièmes des mandats allaient échoir à des partis purement bourgeois, à raison de 59 pour cent pour les gaullistes, 13 pour cent pour les libéraux et 7 pour cent pour les centristes. La FGDS de Mitterrand recueille 12 pour cent et le PCF à peine 7 pour cent. C’est avant tout la conservatrice campagne qui a voté à une grande majorité pour la droite. De nombreux éléments militants, lycéens, étudiants, jeunes ouvriers et immigrés, n’avaient par contre pas le droit de vote. L’âge électoral était officiellement de 21 ans et les listes électorales n’avaient pas été mises à jour avant l’échéance électorale imminente.

Deux mois après le début de la crise révolutionnaire, la bourgeoisie avait fermement repris le pouvoir en main. Elle dispose à présent de tout son temps pour remplacer De Gaulle et pour mettre au point un nouveau mécanisme grâce auquel elle contrôlera la classe ouvrière et sauvegardera son régime durant les décennies à venir : le Parti socialiste de Mitterrand. Elle devra pour cela payer un prix économique. Les accords de Grenelle entreront finalement en vigueur et la population laborieuse connaîtra dans les années qui suivent une nette amélioration de son niveau de vie. Mais ces améliorations seront de courte durée. Entre-temps, elles ont été en grande partie annulées.

Comment la JCR d’Alain Krivine a couvert la trahison du stalinisme

De Gaulle et la Cinquième République doivent leur survie politique durant mai 1968 au Parti communiste français (PCF) stalinien et au syndicat CGT que le PCF dominait. L’influence du PCF ayant toutefois nettement régressé entre 1945 et 1968 les staliniens dépendaient pour étouffer la grève générale de l’aide d’autres forces politiques au comportement plus radical, mais qui veillaient à ce que la domination politique de ceux-ci ne soit mise en danger.

Le Secrétariat unifié pabliste d’Ernest Mandel et ses succursales françaises, le Parti communiste internationaliste (PCI) de Pierre Frank et la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) d’Alain Krivine, jouèrent un rôle clé à cet égard. Ils empêchèrent qu’une alternative révolutionnaire sérieuse ne résulte de la radicalisation de la jeunesse et aidèrent ainsi aux staliniens à contrôler la grève générale.

A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le PCF jouissait d’une grande autorité en raison de la victoire de l’Armée rouge sur l’Allemagne nazie et du rôle qu’il avait lui-même joué dans la Résistance antifasciste. En raison de sa collaboration avec les nazis dans le cadre du régime de Vichy, la bourgeoisie française était discréditée et l’aspiration à une société socialiste au sein de la classe ouvrière comme chez les membres du PCF était énorme. Le dirigeant du PCF, Maurice Thorez, usa toutefois de toute son autorité pour aider au rétablissement de l’Etat bourgeois. Il participa au premier gouvernement de Gaulle et fut responsable du désarmement de la Résistance.

La politique de soutien à l'Etat francais menée par le PCF, son appui des guerres coloniales contre le Vietnam et l’Algérie et la dénonciation des crimes de Staline par Khrouchtchev en 1956 ainsi que la répression des soulèvements en Hongrie et en Pologne par les troupes soviétiques avaient miné l’influence du PCF. En 1968, il était certes encore le parti le plus important, mais il avait perdu en grande partie son autorité parmi les jeunes et les étudiants.

L’organisation étudiante des staliniens, l'Union des étudiants communistes (UEC), se trouvait dans une crise profonde. A partir de 1963, diverses fractions s’y étaient constituées. Il existait une fraction « italienne » (les partisans de Gramsci et du Parti communiste italien), une fraction « marxiste-léniniste » (les partisans de Mao Zedong) et une fraction « trotskyste » ; toutes furent exclues et créèrent leurs propres organisations. Ce fut l’origine de la soi-disant « extrême gauche » dont l’apparition sur la scène politique « marque le début de la coupure avec une partie active de la jeunesse militante », comme le remarque l’historienne Michelle Zancarini-Fournel dans son ouvrage sur le mouvement de 1968. [1]

La domination de la CGT avait elle aussi été remise en question en 1968. Des syndicats concurrents, tels Force Ouvrière et la CFDT, qui à l’époque était sous l'influence du parti réformiste de gauche PSU (Parti socialiste unifié), avaient défié la CGT en adoptant un discours en partie plus militant. Ce fut surtout dans le secteur des services et du service public que la CFDT avait gagné en influence.

Dans ces circonstances, les pablistes du Secrétariat unifié jouèrent un rôle particulièrement important dans la défense de l’autorité des staliniens et en permettant la trahison de la grève générale.

Les origines du pablisme

Le Secrétariat unifié pabliste était né au début des années 1950. Il était le produit d'une attaque menée à cette époque contre le programme de la Quatrième Internationale. Michel Pablo, alors secrétaire de la Quatrième Internationale, avait rejeté l’évaluation du stalinisme qui avait conduit Léon Trotsky à créer la Quatrième Internationale en 1938.

Après la défaite du prolétariat allemand en 1933, Trotsky avait conclu qu’à la suite de la dégénérescence stalinienne de l’Internationale communiste, le point avait été franchi où celle-ci ne pouvait plus être ramenée à une politique révolutionnaire. Après l’échec du Parti communiste allemand qui rendit possible la prise de pouvoir de Hitler et le refus de l’Internationale communiste de tirer les enseignements de la catastrophe allemande, il conclut que les partis communistes avaient définitivement rejoint les rangs de l’ordre bourgeois. Il insista pour dire que l’issue de luttes révolutionnaires futures dépendait de la construction de nouvelles directions prolétariennes. « La crise de la direction du prolétariat qui est devenue la crise de la civilisation humaine ne peut être résolue que par la Quatrième Internationale », écrivait-il dans le « Programme de transition », le programme fondateur de la Quatrième Internationale.

Pablo rejeta cette approche. Il déduisit de la constitution d’Etats ouvriers déformés en Europe de l’Est que le stalinisme jouerait, à l’avenir également, un rôle historique progressiste. Ceci revenait à une liquidation de la Quatrième Internationale. Si l’on suivait Pablo, alors il n’y avait plus aucune raison de construire des sections de la Quatrième Internationale indépendamment des organisations de masse staliniennes. La tâche des trotskystes consistait bien plutôt à rejoindre les partis staliniens dans le but de soutenir de prétendus éléments de gauche dans leurs directions.

Pablo s’attaqua finalement à l’ensemble de la conception marxiste du parti qui insiste sur la nécessité d’une avant-garde prolétarienne théoriquement et politiquement consciente. Selon son approche, les tâches de l’avant-garde révolutionnaire pouvaient également être assumées par des forces non marxistes et non prolétariennes, des syndicalistes, des réformateurs de gauche, des nationalistes petits-bourgeois et des mouvements de libération nationale des pays coloniaux et ex-coloniaux, si la pression exercée par des facteurs objectifs les poussait vers la gauche. Pablo lui-même se mit finalement au service du FLN (Front de libération nationale) algérien et fit même, après la victoire de ce dernier, trois ans durant partie du gouvernement algérien.

L’attaque menée par Pablo scinda la Quatrième Internationale. La majorité de la section française refusa de suivre son cours. Elle fut exclue au moyen de méthodes bureaucratiques par la minorité dirigée par Pierre Frank. En 1953, le SWP (Socialist Workers Party) américain soumit le révisionnisme pabliste à une critique impitoyable, appelant par une lettre ouverte au rassemblement international de tous les trotskystes orthodoxes. C’est ainsi que naquit le Comité international de la Quatrième Internationale, auquel adhéra la majorité française.

Le SWP ne maintint toutefois pas longtemps son opposition au pablisme. Dans les dix années qui suivirent, il se rapprocha des positions pablistes, rejoignant en 1963 le Secrétariat unifié dont Ernest Mandel avait entre-temps pris la direction. Pablo lui-même n´y jouait plus qu’un rôle secondaire et devait quitter l´organisation peu de temps après. C´est sur la base d´un soutien non critique accordé à l’organisation petite-bourgeoise de Fidel Castro, le « Mouvement du 26 juillet » que se fit cette réunification. Le Secrétariat unifié affirma qu’avec la prise de pouvoir de Castro, Cuba était devenu un Etat ouvrier et que Castro, Ernesto Che Guevara et les autres dirigeants cubains étaient des « marxistes naturels ».

Cette conception désarma non seulement la classe ouvrière à Cuba qui n’a jamais disposé de ses propres organes de pouvoir, mais encore la classe ouvrière internationale par sa justification d´un soutien non critique à des organisations staliniennes et petites-bourgeoises nationalistes et par le fait qu´elle empêchait ainsi que celles-ci ne perdent le contrôle des masses. Le pablisme se développa de cette manière en une agence secondaire de l’impérialisme dont le rôle gagna en importance au fur et à mesure que diminuait l’influence des vieux appareils bureaucratiques au sein de la classe ouvrière et de la jeunesse.

Ceci fut confirmé de manière tragique au Sri Lanka, un an après la réunification du SWP et des pablistes. Là, le Lanka Sama Samaja Party (LSSP), un parti trotskyste jouissant d’une influence de masse, participa en 1964 à un gouvernement bourgeois de coalition avec le nationaliste SLFP (Parti de la liberté du Sri Lanka). C´est par l´abandon de la minorité tamoule et par le soutien du chauvinisme cinghalais que le LSSP obtint son entrée au gouvernement. Jusqu’à ce jour, le pays n’a cessé de subir les conséquences de cette trahison qui a préparé la discrimination de la minorité tamoule et la guerre civile sanglante qui ruine le Sri Lanka depuis trois décennies.

En France aussi les pablistes contribuèrent de manière déterminante à maintenir le régime bourgeois. Si l’on examine le rôle politique qu’ils ont joué durant les événements décisifs de 1968, deux choses sautent avant tout aux yeux : leur attitude apologétique à l’égard du stalinisme et leur adaptation aux théories anti-marxistes de la « Nouvelle Gauche » qui prédominaient dans les milieux étudiants.

Alain Krivine et la JCR

Après la Deuxième Guerre mondiale, la Quatrième Internationale jouissait en France d’une influence considérable. En 1944, le mouvement trotskyste qui avait scissionné durant la guerre s’était rassemblé pour former le Parti communiste internationaliste (PCI). Deux ans plus tard, le PCI comptait un millier d’adhérents et présentait onze candidats aux élections législatives qui remportèrent chacun entre deux et cinq pour cent des voix. Son journal La Vérité se vendait dans les kiosques et avait de nombreux lecteurs. Il exerçait aussi son influence sur d’autres organisations. C’est ainsi que l’ensemble de la direction de l’organisation de jeunesse du Parti socialiste, qui comptait 20 000 membres, soutenait les trotskystes. Les membres du PCI ont joué un rôle prépondérant lors du mouvement de grève qui a ébranlé le pays en 1947 et qui a obligé le PCF à quitter le gouvernement de Gaulle.

Dans les années suivantes cependant, l’orientation révolutionnaire du PCI fut à maintes reprises soumise à des attaques émanant de ses propres rangs. Lorsqu’en 1947 la SFIO entama un brusque virage à droite, dissolvant son organisation de jeunesse et excluant ses dirigeants trotskystes, l’aile droite du PCI, regroupée autour de son secrétaire d’alors, Yvan Craipeau, réagissait en renonçant à toute perspective révolutionnaire. Cette aile fut exclue l’année suivante après qu’elle se fut engagée en faveur de la dissolution du parti dans un rassemblement de gauche créé par le philosophe Jean-Paul Sartre, le Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR). Un grand nombre de ses représentants, dont Craipeau lui-même, se retrouvèrent par la suite dans le PSU (Parti socialiste unifié).

Le groupe Socialisme ou Barbarie de Cornelius Castoriadis et Claude Lefort rompit avec le PCI en 1948. Il réagit au commencement de la guerre froide en rejetant l’évaluation de Trotsky selon laquelle l’Union soviétique était un Etat ouvrier dégénéré et en avançant la conception que les régimes staliniens incarnaient une nouvelle société de classe, un « capitalisme bureaucratique ». Il tirait de cela des conclusions largement anti-marxistes. Les écrits de Socialisme et Barbarie devaient exercer une influence considérable sur le mouvement étudiant et plus tard également, par le biais de Jean-François Lyotard qui en fut un temps adhérent, sur les philosophes du postmodernisme.

C´est cependant le pablisme qui porta le coup le plus dur au mouvement trotskyste en France. Le cours liquidateur de Pablo et l’exclusion de la majorité de la section par la minorité pabliste l’ont affaibli tant sur le plan politique que sur le plan organisationnel. La prochaine partie de la présente série d’articles sera consacrée à la majorité du PCI de Pierre Lambert. La minorité pabliste de Pierre Frank se concentra dans les années qui suivirent la scission, à fournir un soutien pratique et logistique au FLN durant la guerre d’Algérie. Dans les années 1960, elle avait en grande partie disparu des entreprises. Elle exerçait encore une influence dans le milieu étudiant où elle jouera un rôle important en 1968. Alain Krivine, un de ses membres dirigeants appartenait, aux côtés de l’anarchiste Daniel Cohn-Bendit et du maoïste Alain Geismar, aux figures les plus connues de la révolte étudiante.

En 1955 à l´âge de 14 ans, Krivine avait adhéré au mouvement de jeunesse stalinien et s’était rendu en 1957 au festival des jeunes à Moscou dans le cadre d’une délégation officielle. Là il était, selon son autobiographie, entré en contact avec des membres du FLN algérien et avait développé une attitude critique vis-à-vis de la politique algérienne du Parti communiste. L’année suivante commençait sa collaboration avec le PCI pabliste dans la question algérienne. Krivine déclare ne pas avoir su au départ à qui il avait affaire, ce qui est assez invraisemblable vu que deux de ses frères faisaient partie de la direction du PCI. Toujours est-il qu’en 1961, il devenait lui-même membre du PCI tout en continuant officiellement de militer au sein de l’Union des étudiants communistes (UEC).

Krivine gravit rapidement les échelons menant aux instances dirigeantes du PCI et du Secrétariat unifié. Dès 1965, à l’âge de 24 ans, il faisait partie du bureau politique, le cercle dirigeant restreint du PCI, aux côtés de Pierre Frank et de Michel Lequenne. La même année, il devenait le suppléant de Lequenne au comité exécutif du Secrétariat unifié.

En 1966, la section de l’UEC de Krivine à la Sorbonne fut exclue par la direction stalinienne parce qu’elle avait refusé de soutenir François Mitterrand, le candidat commun de la gauche à l’élection présidentielle. De concert avec d’autres sections dissidentes, l’UEC forma la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) qui se composa presque exclusivement d’étudiants et qui, contrairement au PCI, ne se réclama pas expressément du trotskysme. En avril 1969, la JCR et le PCI fusionnaient officiellement pour former la Ligue communiste (à partir de 1974 la Ligue communiste révolutionnaire) après avoir été tous deux interdits l’année précédente par le ministère de l’Intérieur.

Par la suite, Krivine tenta de faire passer la JCR de 1968 pour une organisation jeune, naïve disposant de beaucoup d’enthousiasme, mais de peu d’expérience politique : « Nous étions une organisation de quelques centaines de militants, dont la moyenne d’âge atteignait à peine ce qui était à l’époque la majorité civile : vingt et un ans. Inutile de préciser que, courant au plus pressé, d’assemblées en manifestations, nous n’avons guère pris le temps de méditer le sujet. Dans les universités, dans la grève, dans la rue, à la mesure modeste de nos forces, nous étions sur notre terrain. La solution au problème gouvernemental se jouait à un autre niveau, où nous n’avions guère prise. » [2]

Cette représentation ne résiste par à un examen sérieux. En 1968, à 27 ans, Alain Krivine était certes encore relativement jeune, mais disposait déjà d’une grande expérience politique. Il connaissait de l’intérieur les organisations staliniennes et, en tant que membre du Secrétariat unifié, il était habitué aux débats internationaux au sein du mouvement trotskyste. Il avait déjà quitté l’université à ce moment. Il y retourna pour diriger les activités de la JCR.

Le comportement politique de la JCR en mai-juin 1968 n’était pas le résultat d’une inexpérience due à la jeunesse mais la conséquence d’une ligne politique développée par le pablisme dans la lutte contre le trotskysme orthodoxe. Quinze ans après sa rupture avec la Quatrième Internationale, le Secrétariat unifié avait changé non seulement d´orientation politique mais aussi d´orientation sociale. Il n’était plus un courant prolétaire mais un courant petit-bourgeois. Après avoir courtisé pendant une quinzaine d’années les carriéristes au sein des appareils staliniens et réformistes et flatté les mouvements nationaux, leur orientation sociale était devenue pour lui comme une seconde nature. Ce que la révision théorique du marxisme avait initié, était devenu une composante organique de sa physionomie politique, dans la mesure où il est possible d’introduire en politique des termes empruntés au langage physiologique.

Quand Marx avait tiré les enseignements de la défaite des révolutions européennes de 1848, il avait délimité la perspective de la petite bourgeoisie de celle de la classe ouvrière en ces termes : « Les petits bourgeois démocratiques, bien loin de vouloir bouleverser toute la société au profit des prolétaires révolutionnaires, tendent à modifier l’ordre social de façon à leur rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible. » [3] Cette caractérisation s’appliquait aussi aux pablistes en 1968. Leur orientation petite-bourgeoise se manifestait dans une attitude dépourvue de toute critique à l’égard des anarchistes et d´autres courants petits-bourgeois et contre laquelle Marx et Engels avaient déjà mené une lutte irréconciliable ; dans l’importance qu’ils portent, et ce à ce jour, aux questions de race, de genre et d’orientation sexuelle ainsi que dans leur enthousiasme pour les dirigeants de mouvements nationaux qui méprisent la classe ouvrière et qui, tout comme les narodniki russes combattus par Lénine, s’orientent vers la petite bourgeoisie rurale.

« Plutôt guévariste que trotskyste »

C’était avant tout le soutien exempt de toute critique pour la direction cubaine, au cœur de la réunification de 1963, qui marquait la JCR de Krivine. Jean-Paul Salles, l’auteur d’une histoire de la LCR parle de « L’identité d’une organisation qui, juste avant Mai 68, apparaît à bien des égards plus guévariste que trotskyste ». [4]

Le 19 octobre 1967, dix jours après l’assassinat de Che Guevara en Bolivie, la JCR organisa à la Maison de la mutualité une manifestation commémorative. Son portrait était omniprésent dans toutes les manifestations de la JCR. Dans son autobiographie parue en 2006, Alain Krivine écrit : « Notre référence majeure parmi les luttes de libération des pays du Tiers-Monde, fut sans nul doute la Révolution cubaine, ce qui nous valut l’étiquette de "trotsko-guévariste"… Mais, surtout, Che Guevara incarnait à nos yeux l’idéal du militant révolutionnaire. » [5]

Par sa glorification de Che Guevara, la LCR esquivait les problèmes pressants liés à la construction d’une direction révolutionnaire dans la classe ouvrière. S’il y a un fil rouge qui traverse la vie mouvementée du révolutionnaire argentino-cubain, c’est son hostilité à l’égard d’un rôle politique indépendant de la classe ouvrière. Il était d’avis qu’une petite unité armée, une troupe de guérilleros opérant dans une zone rurale, pouvait mener à bien la révolution socialiste à la place de la classe ouvrière. Ce qui ne requérait ni perspective théorique ni perspective politique. Seules l’action et la volonté d’un petit groupe étaient nécessaires. Il était dénié à la classe ouvrière et aux masses opprimées la capacité d´acquérir une conscience politique et de mener leur propre lutte de libération.

En janvier 1968, l’organe de la JCR Avant-Garde Jeunesse propageait comme suit la conception de Che Guevara : « Les guérillas, quels que soient les revers momentanés, sont appelées à se développer jusqu’à entraîner à plus ou moins long terme l’ensemble des masses exploitées dans la lutte frontale contre le régime. »

La stratégie de la guérilla que Guevara poursuivait en Amérique latine ne se laissait pas appliquer aussi simplement en France. Là, Mandel, Frank et Krivine attribuèrent le rôle de l’avant-garde aux étudiants. Ils glorifièrent les actions spontanées des étudiants et leurs batailles rangées avec la police. La conception de Guevara servait à justifier un activisme aveugle qui était pratiqué aux dépens d’une quelconque orientation politique sérieuse. Ce faisant, les pablistes s’adaptaient entièrement aux théories antimarxistes de la Nouvelle Gauche qui donnait le ton dans le milieu étudiant, bloquant ainsi tout développement d’une véritable orientation marxiste.

Il n’y avait guère de différences perceptibles entre le « trotskyste » Alain Krivine, l’anarchiste Daniel Cohn-Bendit, le maoïste Alain Geismar et les autres dirigeants étudiants qui se trouvèrent sous les feux de l´actualité en 1968. Ils se retrouvaient côte à côte dans les batailles de rues du Quartier Latin. « Au cours de la semaine du 6 au 11 mai, les militants de la JCR sont sur la brèche, participant à toutes les manifestations, y compris à la nuit des barricades (10-11 mai) aux côtés de Cohn-Bendit et des libertaires », écrit Jean-Paul Salles. [6] Lorsque le 9 mai, la JCR organise à la Mutualité en plein milieu de batailles de rues dans le Quartier Latin une réunion prévue de longue date et à laquelle participèrent plus de 3.000 personnes, l’un des orateurs principaux fut Daniel Cohn-Bendit.

En Amérique latine, le Secrétariat unifié soutenait au même moment de façon inconditionnelle la perspective guévariste de la guérilla. En mai 1969, son 9e congrès mondial, tenu en Italie, appelait les sections latino-américaines à suivre l’exemple de Che Guevara et à rejoindre ses partisans, à tourner le dos aux villes et à la classe ouvrière et à mener une lutte armée de guérilla qui devait porter la révolution de la campagne vers les villes. Parmi la majorité du congrès qui adopta cette stratégie se trouvaient Ernest Mandel et les délégués français Pierre Frank et Alain Krivine. Ils suivirent dix ans durant cette stratégie et ce malgré le fait qu´elle fût aussi contestée au sein du Secrétariat unifié et que ses conséquences catastrophiques aient été rapidement visibles. Des milliers de jeunes qui avaient suivi ces instructions et qui s’étaient tournés vers la lutte armée sacrifièrent leur vie de façon insensée et les actions de guérilla, enlèvements, prises d’otages et violents accrochages avec l’armée, désorientèrent politiquement la classe ouvrière.

Les étudiants comme « avant-garde révolutionnaire »

Un long article écrit par Pierre Frank début juin 1968, peu de temps avant l’interdiction de la JCR, et consacré aux événements de mai montre avec quel manque de critique les pablistes avaient transfiguré les étudiants pour en faire une avant-garde révolutionnaire.

« L’avant-garde révolutionnaire dans le mouvement de Mai 1968 a été constituée, de l’avis général, par la jeunesse », écrit Frank. « L’avant-garde, hétérogène politiquement, organisée seulement dans ses minorités, avait globalement un niveau politique élevé. Elle était consciente que l’objectif du mouvement était le renversement du capitalisme et l’instauration d’une société construisant le socialisme ; que la politique des "voies pacifiques et parlementaires", de la "coexistence pacifique" étaient une trahison du socialisme ; elle rejetait tout nationalisme petit bourgeois et exprimait son internationalisme de la façon la plus saisissante ; elle avait une conscience fortement antibureaucratique et une volonté farouche d’assurer la démocratie dans son sein. » [7]

Frank va même jusqu’à qualifier la Sorbonne de « la forme la plus développée de la "dualité de pouvoir" » et de « premier territoire libre de la République socialiste de France ». Ailleurs, il affirme : « Par l’idéologie qui animait les étudiants contre la société de consommation néocapitaliste, par les méthodes qu’ils ont employées dans leur lutte, par la place qu’ils occupent dans la société qui fera de la majorité d’entre eux des salariés de l’Etat ou du capital, cette lutte avait un caractère éminemment socialiste, révolutionnaire et internationaliste. » La lutte des étudiants ayant « un niveau politique très élevé d’un point de vue marxiste révolutionnaire. » [8]

En réalité, il n’existait parmi les étudiants pas la moindre trace de conscience révolutionnaire au sens marxiste. Les idées politiques qui prédominaient dans le milieu étudiant étaient issues de l’arsenal théorique de la soi-disant Nouvelle Gauche. Elles avaient été élaborées dans des attaques perpétrées des années durant contre le marxisme.

« Les groupes d’étudiants qui déclenchent ce processus », écrit Ingrid Gilcher-Holtey, docteur en histoire contemporaine, sur le mouvement de soixante-huit en France, « sont des groupes qui se réclament explicitement des intellectuels avant-gardistes d’une Nouvelle Gauche, ou sont du moins influencés par leurs thématiques, en particulier par les écrits de l’Internationale situationniste, du groupe de Socialisme ou Barbarie et Arguments. Non seulement leur stratégie d’action (directe, provocatrice, situative), mais aussi leur image de soi (anti-dogmatique, anti-bureaucratique, anti-organisatrice, anti-autoritaire) s’insèrent dans le système de coordonnées de la Nouvelle Gauche. » [9]

La Nouvelle Gauche considère la classe ouvrière non pas comme une classe révolutionnaire, mais comme une masse arriérée et intégrée dans le système bourgeois par la consommation et les médias. Au lieu de l’exploitation capitaliste, elle plaçait au centre de son analyse de la société la notion d’aliénation en lui donnant une interprétation psychologique ou existentialiste. La « révolution » ne devait pas être l’oeuvre de la classe ouvrière, mais de la jeune intelligentsia et de groupes sociaux marginaux. Leur force motrice n’était pas les antagonismes de classe de la société capitaliste, mais la pensée critique et les actions d’une élite éclairée. Le but de la révolution n’était pas, ou pas prioritairement, le renversement du pouvoir et des rapports de propriété, mais le changement des habitudes sociales et culturelles des habitudes sexuelles entre autres. Un tel changement culturel était considéré par les représentants de la Nouvelle Gauche comme la condition préalable d´une révolution sociale.

Daniel Cohn-Bendit et Rudi Durschke, les deux dirigeants étudiants les plus connus en France et en Allemagne, étaient tous deux influencés par l’« Internationale situationniste » qui plaidait pour un changement de conscience au moyen d’actions provocatrices. Créé à l’origine comme un groupe d’artistes se basant sur les traditions du dadaïsme et du surréalisme, les situationnistes mettaient avant tout l´accent sur l’activité pratique. « L’agitation actionniste, la radicalisation, la perversion, la transvaluation et la mise en scène enjouée de situations quotidiennes concrètes doit arracher la conscience des personnes impliquées du profond sommeil saturé de l’ennui intégral en la révolutionnant en permanence », peut-on lire dans un récent article paru sur les situationnistes. [10]

Un gouffre sépare le marxisme de telles conceptions. Elles contestent le caractère révolutionnaire de la classe ouvrière qui se base sur la position que celle-ci occupe dans une société marquée par des antagonismes de classe irréconciliables. La force motrice de la révolution est la lutte des classes dont les causes sont objectives. La tâche de la révolution marxiste ne consiste donc pas à secouer la classe ouvrière par des actions provocatrices, mais à élever son niveau de conscience politique et à construire une direction révolutionnaire qui lui permette de prendre en main son propre destin.

Non seulement les pablistes attestaient aux anarchistes, aux maoïstes et autres groupes petits-bourgeois qui donnaient le ton au Quartier Latin, « un niveau politique très élevé d’un point de vue marxiste révolutionnaire » (Pierre Frank), mais ils défendaient encore des points de vue similaires et se lançaient avec enthousiasme dans des actions souvent aventureuses.

Les batailles de rues d’inspiration anarchiste du Quartier Latin ne contribuèrent en rien à éduquer politiquement les travailleurs et les étudiants et n’ont jamais sérieusement mis en danger le pouvoir de l’Etat. L’Etat français disposait en 1968 d’un appareil policier moderne, d’une armée aguerrie au cours de deux guerres coloniales ainsi que du soutien de l’OTAN. Il ne pouvait pas être renversé par les moyens révolutionnaires du 19e siècle, la construction de barricades dans les rues de la capitale. Même si les forces de l’ordre étaient indubitablement responsables de la violence excessive qui a sévit lors des confrontations au Quartier Latin, le zèle avec lequel les étudiants ont érigé les barricades et le jeu du chat et de la souris qu’ils se sont livrés avec la police comportait un élément de romantisme révolutionnaire infantile.

Une couverture pour le stalinisme

Les staliniens du Parti communiste français et de la CGT avaient bien l’esprit rebelle de la jeunesse en horreur et ils haïssaient les groupes étudiants qu’ils traitaient de « gauchistes » et de « provocateurs ». Mais d’un point de vue politique ceux-ci ne les dérangeaient pas trop. Les actions anarchistes d’un Cohn-Bendit menaçaient tout aussi peu la domination des staliniens sur la classe ouvrière que l’engouement des maoïstes pour la révolution culturelle en Chine et pour la lutte armée.

Et les pablistes se gardèrent bien d’entrer en conflit avec les staliniens. Ils ne prirent pas une seule initiative politique qui ait accentué l’opposition entre les travailleurs et les dirigeants staliniens et qui leur aient rendu la vie difficile. Au plus fort de la crise, alors que les travailleurs refusèrent les accords de Grenelle et que la question du pouvoir était posée, la JCR a empêché que les staliniens ne se retrouvent le dos au mur. Alain Krivine et Daniel Bensaid ont publié, vingt ans après les événements, une rétrospective de 1968 qui, bien qu’elle tente d’enjoliver le rôle de la JCR, est de ce point de vue extrêmement révélatrice. [11]

La JCR participa aux deux grandes manifestations par lesquelles les sociaux-démocrates et les staliniens avaient réagi à l’aggravation de la crise politique : le meeting de masse au stade Charléty organisé par le syndicat étudiant UNEF, la CFDT (Confédération française démocratique du travail) et le PSU (Parti socialiste unifié) le 27 mai et la manifestation de masse du PCF et de la CGT, le 29 mai.

Le rassemblement au stade Charléty devait préparer le terrain pour un gouvernement de transition sous la direction du politicien bourgeois expérimenté qu’était Pierre Mendès-France, qui avait entre-temps pris sa carte au PSU. Un tel gouvernement aurait eu pour tâche de prendre le contrôle de la grève, de rétablir l’ordre et de préparer de nouvelles élections.

Même une partie de la presse de droite était d’avis à ce stade que seul un tel gouvernement de « gauche » pouvait sauver l’ordre existant. Le journal quotidien économique Les Echos écrivait le 28 mai qu’il n’y avait plus le choix qu’entre réforme et révolution ou « anarchie » pour reprendre les termes de ce journal. Sous le titre « Il faudra bien en sortir » cette publication faisait le commentaire suivant : « Plus personne ne songe vouloir désormais obéir à personne ni croire en personne. Jusqu’alors la CGT apparaissait comme un bastion de l’ordre et de la discipline. Or, voici, qu’elle est ébranlée et investie par une infanterie mutinée dont elle avait sous-estimé la révolte. Les dirigeants syndicaux sont débordés par des grévistes qui ne croient plus aux promesses de quiconque. Et surtout pas à celles du gouvernement… La réforme oui, la chienlit non, avait dit, naguère, le général dans une formule malheureuse. Aujourd’hui on a à la fois la réforme et l’anarchie sans que l’on puisse prévoir laquelle des deux finira par l’emporter. »

Le PCF était à l’époque prêt à participer à un gouvernement bourgeois. Son secrétaire général, Waldeck Rochet, avait proposé le 27 mai un rendez-vous afin de déterminer immédiatement les conditions d’une « relève du pouvoir gaulliste par un gouvernement populaire et d’unité démocratique avec la participation communiste sur la base d’un programme commun ». Pour ceux qui connaissaient la terminologie stalinienne, il n’y avait pas de doute possible que par « gouvernement populaire d’unité démocratique » les staliniens entendaient un gouvernement bourgeois défendant la propriété bourgeoise.

Mais le PCF craignait aussi que Mitterrand et Mendès-France ne puissent former un gouvernement sans eux. C’est pourquoi ils organisèrent le 29 mai, avec la CGT, une manifestation de masse avec le mot d’ordre de « gouvernement populaire ». Ce mot d’ordre était une concession à l’état d’esprit révolutionnaire dans les entreprises, bien que le PCF ne songeât absolument pas à une prise de pouvoir révolutionnaire et ne voulait qu’un gouvernement de coalition avec Mitterrand ou d’autres politiciens bourgeois.

La JCR participa à la manifestation du PCF et de la CGT avec le mot d’ordre de « Gouvernement populaire, Oui ! Mitterrand Mendès-France, Non ! », soutenant de cette façon la manœuvre du PCF. Krivine et Bensaïd écriront plus tard sur ce mot d’ordre de la JCR : « La formule jouait sur l’ambiguïté. Elle opposait un gouvernement populaire que les secteurs les plus combatifs pouvaient interpréter comme issu de la grève et de ses organes à un gouvernement de personnalités politiciennes. Sans rejeter frontalement un gouvernement de coalition des partis de gauche, elle se donnait pour cible les personnalités sans attaches précises avec le mouvement ouvrier et susceptibles d’utiliser leur autonomie institutionnelle pour les combines de collaboration de classes… La formule de ‘gouvernement populaire’, malgré son flou délibéré, avait l’avantage de désigner un gouvernement des partis de gauche sans entrer dans des considérations plus précises. » [12]

En d’autres mots, la formule de la JCR devait faire croire aux « secteurs les plus combatifs » qu’une coalition bourgeoise de gauche avec participation du PCF serait « issue de la grève et de ses organes ». C’est là un aveu qui les démasque. Au moment où la crise révolutionnaire atteignait son paroxysme, où la CGT perdait son autorité, où De Gaulle disparaissait de la scène, à un moment donc où il aurait été nécessaire de prendre position ouvertement et de façon résolue, la JCR jouait avec les « ambigüités » et cultivait un « flou délibéré ». Elle esquivait la question décisive, celle de savoir qui avait le pouvoir dans l’Etat. La revendication d’un « gouvernement populaire » qu’elle avait empruntée aux staliniens jouissait bien d’une grande popularité, mais elle restait générale et n’engageait à rien. Le Parti communiste entendait par là un gouvernement de coalition avec les sociaux-démocrates et les radicaux bourgeois et dont la tâche principale eût été de maintenir l’ordre existant. Rien ne leur était plus étranger qu’une prise de pouvoir révolutionnaire. Les pablistes ne remirent jamais cela en question et s’alignèrent sur les staliniens.

Qu’aurait dû faire la LCR ?

La LCR ne disposait de toute évidence pas des forces nécessaires pour prendre le pouvoir. Mais il y a beaucoup de précédents dans l’histoire qui montrent que des marxistes révolutionnaires, même s’ils étaient minoritaires ont lutté pour leur programme et ont pu y gagner la majorité de la classe ouvrière.

En Russie, les bolchéviques de Lénine étaient bien inférieurs en nombre aux menchéviques et aux sociaux-révolutionnaires. Mais en Octobre 1917 ils réussirent, par une politique habile et basée sur les principes, à gagner la classe ouvrière et à prendre le pouvoir. Trotsky, qui a vécu en exil en France de 1933 à 1935, avait pris une part active à la vie de la section française et avait fait des propositions détaillées, montrant comment celle-ci pouvait lutter pour un programme révolutionnaire en tant que minorité. La question centrale était, là encore, la question de l’indépendance politique de la classe ouvrière vis-à-vis des appareils réformistes et aussi, plus tard, des appareils staliniens, et la construction d’un parti révolutionnaire indépendant.

Lorsque Lénine revint d’exil en avril 1917, il sonna la charge contre l’attitude conciliatrice prise en Russie par les bolchéviques vis-à-vis du gouvernement provisoire bourgeois dans lequel les menchéviques et les sociaux-révolutionnaires avaient des ministres. Il insista sur une opposition inconditionnelle et un programme qui aspirait à la prise du pouvoir par les soviets.

Dans le cadre de ce programme, les bolchéviques se servirent d’une tactique qui accentuait le gouffre entre les travailleurs et leurs dirigeants réformistes et les aida à rompre avec ceux-ci. Ils mirent les sociaux révolutionnaires et les menchéviques au défi de rompre avec la bourgeoisie libérale et de prendre eux-mêmes le pouvoir. Les partis de la démocratie petite-bourgeoise n’étaient pas capables de former un gouvernement indépendant de la bourgeoisie, mais Trotsky commenta plus tard cette expérience dans le « Programme de transition » en disant que, « la revendication des bolchéviques adressée aux menchéviques et aux sociaux-révolutionnaires : ‘rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir !’ eut une précieuse valeur éducatrice pour les masses. La résistance opiniâtre des menchéviques et des sociaux-révolutionnaires à une prise de pouvoir… les condamna définitivement aux yeux du peuple et prépara la victoire des bolcheviques » [13]

En 1968, la JCR aussi aurait dû exiger que le PCF et la CGT, s’appuyant sur la grève générale, prennent le pouvoir. Liée à une agitation systématique contre le cours conciliateur des staliniens vis-à-vis des partis bourgeois, cette revendication aurait possédé une grande force politique. Elle aurait intensifié le conflit entre les travailleurs et les dirigeants staliniens et les aurait aidés à rompre avec ces derniers. Mais les pablistes étaient à mille lieues de mettre les staliniens dans l’embarras au moyen d’une telle revendication. Au plus fort de la crise révolutionnaire, ils ont confirmé qu’ils étaient un appui fiable de la bureaucratie stalinienne.

Les pablistes ne pouvaient pas simplement ignorer le rôle contre-révolutionnaire des staliniens alors même que la presse bourgeoise en parlait ouvertement. Pierre Frank accusa donc le PCF et la CGT en juin 1968 d’avoir « ainsi trahi dix millions de grévistes pour chercher à recueillir cinq millions de bulletins de vote ». Il compara même « cette trahison de la direction du PCF » à la trahison historique de la social-démocratie allemande : « Si cette direction n’a pas été jusqu’à agir à la manière des Noske et des Ebert contre la révolution allemande de 1918-19, c’est parce que la bourgeoisie n’en a pas eu besoin, mais sa conduite envers les ‘ gauchistes ‘ ne laisse aucun doute qu’elle est disposée à le faire le cas échéant. » [14]

Mais en mobilisant toute leur énergie politique pour monter des actions aventureuses et en faisant des étudiants l’avant-garde révolutionnaire, les pablistes évitaient délibérément la question décisive : la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire sous forme d’une section de la Quatrième Internationale. Ils firent en sorte de ne pas remettre en question la domination politique exercée par les staliniens. Le cours liquidateur d’adaptation au stalinisme préconisé par Pablo et qui avait conduit en 1953 à la scission au sein de la Quatrième Internationale, constituait encore en 1968 le cœur de la politique pabliste. Les pablistes n’appelèrent ni à la rupture avec les staliniens ni ne s’engagèrent pour la construction de la Quatrième Internationale. Au lieu de cela, ils firent comme si les actions de la jeunesse pouvaient spontanément surmonter la trahison des staliniens et résoudre la crise de la direction prolétarienne. Ils devinrent ainsi le principal obstacle au développement d’une véritable avant-garde révolutionnaire.

En 1935, Léon Trotsky avait pris fait et cause pour la construction de comités d’action afin de s’opposer au Front populaire qu’il désignait comme « une coalition du prolétariat et de la bourgeoisie impérialiste représentée par le Parti radical ».

« Chaque groupe de deux cents, cinq cents ou mille citoyens qui adhèrent au Front populaire dans la ville, le quartier, l’usine, la caserne, la campagne doit, pendant les actions de combat, élire son représentant dans les comités d’action locaux. Tous ceux qui participent à la lutte s’engagent à reconnaître leur discipline. » Ecrivit-il. « Il est vrai que peuvent prendre part aux élections des comités d’action non seulement les ouvriers, mais les employés, les fonctionnaires, les anciens combattants, les artisans, les petits commerçants et les petits paysans. C’est ainsi que les comités d’action peuvent le mieux remplir leur tâche qui est de lutter pour conquérir une influence décisive sur la petite bourgeoisie. En revanche, ils rendent très difficile la collaboration de la bureaucratie ouvrière avec la bourgeoisie. » Trotsky insistait sur le fait qu’« Il ne s’agit pas d'une représentation démocratique de toutes et de n'importe quelles masses, mais d’une représentation révolutionnaire des masses en lutte ». « Le comité d’action est l’appareil de la lutte ». C’était selon Trotsky « l’unique moyen de briser la résistance antirévolutionnaire des appareils des partis et des syndicats. » [15]

Les pablistes ont repris la revendication des comités d’action en 1968. Le 21 mai, la JCR distribua un tract prenant fait et cause pour la formation de comités de grève dans les entreprises et de comités d’action dans les facultés et dans les quartiers. Ce tract appelle à la constitution d’un gouvernement ouvrier et souligne que « le pouvoir que nous voulons doit être issu des comités de grève et des comités d’action des travailleurs et des étudiants ». Mais l’adaptation des pablistes aux staliniens et au radicalisme petit bourgeois privait cette revendication de tout contenu révolutionnaire. Séparé de la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire, elle n’était rien de plus que l’accompagnement radical d’une politique opportuniste. [16]

Trotsky contre Pierre Frank

Ce n’était pas la première fois que Pierre Frank jouait un tel rôle politique. Il avait déjà été critiqué avec véhémence pour des raisons similaires par Trotsky en 1935 et finalement exclu du mouvement trotskyste. A l’époque, il avait dirigé avec Raymond Molinier un groupe autour de la publication La Commune, qui aspirait à une alliance avec des courants centristes, en particulier avec la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert. Pivert quant à lui, était un centriste invétéré. En paroles, il tendait vers la révolution tandis que dans sa pratique il constituait le flanc gauche du gouvernement du Front populaire qui étouffa la grève génale en 1936.

Trotsky rejetait de façon inflexible tant le centrisme de Pivert que les manoeuvres de Molinier et Frank. « L’essence de la tendance pivertiste réside précisément en cela: accepter les mots d’ordre ‘révolutionnaires’ mais ne pas en tirer les conclusions nécessaires qui sont la rupture avec Blum et Zyromski [social démocrate de droite], la création d’un nouveau parti et de la nouvelle Internationale. Sans elles, tous les mots d’ordre ‘révolutionnaires’ sont nuls et inopérants. » Il reprochait à Frank et à Molinier d’avoir « cherché avant tout à conquérir la sympathie de la ‘Gauche révolutionnaire’ par des manœuvres personnelles, des combinaisons en coulisses et surtout en renonçant à nos mots d’ordre et à notre critique ouverte des centristes » [17]

Dans un autre article, Trotsky qualifiait l’attitude de Molinier et de Frank de crime politique. Il leur reprochait de cacher leur programme et de présenter « aux ouvriers de faux passeports. C’est un crime! » Il insista pour dire que la défense du programme révolutionnaire avait priorité sur l’unité d’action: « ‘Journal de masse ’? L’action révolutionnaire? Regroupement? Des communes partout? Très bien, très bien, …Mais le programme d’abord !... » [18]

« Sans le nouveau parti révolutionnaire, le prolétariat français est voué à la catastrophe, » pouruivait-il. «Le parti du prolétariat ne peut pas ne pas être international. La IIe et la IIIe Internationale sont devenus les plus grands obstacles pour la révolution. Il faut créer une nouvelle internationale, la IVe. Il faut proclamer ouvertement sa nécessité. Ce sont les petits bourgeois centristes qui s’arrêtent à chaque pas devant les conséquences de leur propre pensée. L’ouvrier révolutionnaire, lui, peut être paralysé par son attachement traditionnel à la IIe ou à la IIIe internationales, mais, dès qu’il aura compris la vérité, il passera directement sous le drapeau de la IVe. C’est pourquoi il faut présenter aux masses un programme complet. Avec des formules équivoques, on ne peut servir que Molinier, qui, lui sert Pivert, lequel à son tour couvre Léon Blum. Et ce dernier travaille de toutes ses forces pour [le fasciste] de la Rocque…» [19]

Trente ans plus tard, Pierre Frank n’avait toujours tiré aucun enseignement du conflit avec Trotksy. Il était, en 1968, bien plus à droite encore qu’en 1935. Cette fois, il ne rechercha pas seulement l’unité avec les centristes à la Marceau Pivert, mais aussi avec les anarchistes, les maoïstes et autres tendances droitières. L’accusation d’avoir commis un crime politique, lancée à l’époque par Trotsky, était encore plus justifiée en 1968. Les pablistes constituaient l’obstacle décisif sur le chemin de la jeunesse et des travailleurs vers le marxisme révolutionnaire.

Finalement, les pablistes firent porter la responsabilité de la trahison stalinienne et de leur propre échec à la classe ouvrière elle-même. Krivine et Bensaïd écrivirent vingt ans après : « La faiblesse des forces révolutionnaires organisées au début du mouvement peut être imputée aux méfaits du stalinisme et de la social-démocratie. Mais, à moins de verser dans un idéalisme forcené, elle exprime aussi, fût-ce de façon déformée, un état plus général de la classe ouvrière, de ses courants combatifs, de ses avant-gardes naturelles dans les entreprises et les syndicats. » Il y avait bien eu des contradictions entre la dynamique de la lutte et le parti communiste poursuivaient-ils « Mais ces phénomènes restent marginaux… Les grévistes voulaient dans leur masse régler un contentieux social, secouer le joug d’un régime autoritaire. De là à la révolution, il y avait encore de la marge. » [20]

Vingt ans plus tard, Krivine était encore plus net : « Certes, à la direction de la JCR, nous ne savions pas jusqu’où irait le mouvement » écrit-il dans son autobiographie. « Mais nous savions assez précisément où il n’irait pas. C’était une révolte d’une ampleur inégalée mais ce n’était pas une révolution : pas de programme, ni d’organisations crédibles prêtes à prendre le pouvoir. » [21]

Cette manière d’argumenter est caractéristique de l’opportunisme pabliste. Trotsky l’a une fois qualifié dans son conflit avec le POUM de « philosophie de l’impotence » « qui tente d’accepter les défaites comme des maillons nécessaires dans la chaîne d’une évolution surnaturelle » et « qui est absolument incapable ne serait-ce que de soulever la question des facteurs concrets, tels que les programmes, les partis, les personnalités qui sont les organisateurs de la défaite. » [22]

La LCR aujourd’hui

Le ministre français de l’intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, fit interdire la JCR et l’organisation qui lui succéda, la LCR, à deux reprises: le 12 juin 1968, lorsqu’il dissout en tout douze organisations de gauche et le 28 juin 1973, après qu’eut lieu une lutte violente avec la police à l’occasion d’une manifestation antifasciste à Paris. Mais les éléments les plus clairvoyants de la classe dominante savaient, dès 1968, que la LCR ne représentait pas une menace pour l’ordre bourgeois et qu’on pouvait compter sur elle en période de crise.

Après le reflux de la vague révolutionnaire de 1968, la LCR et les organisations avec lesquelles elle collaborait à l’époque, devinrent un terrain de recrutement fertile pour les partis établis, les médias bourgeois, les universités et l’appareil d’Etat. On trouve ainsi d’anciens membres de la LCR qui occupent des chaires de philosophie dans les universités (Daniel Bensaïd), on les trouve à des postes dirigeants au Parti socialiste (Henri Weber, Julien Dray, Gérard Filoche, etc.) et dans les rédactions de la presse bourgeoise.

Edwy Plenel, ancien de la LCR et qui est parvenu à la direction du journal Le Monde, écrit dans ses mémoires : « Je ne fus pas le seul : nous sommes bien quelques dizaines de milliers qui, ayant été peu ou prou engagés dans les années 1960 et 1970 à l'extrême gauche, qu’elle fût ou non trotskyste, avons renoncé aux disciplines militantes et portons un regard parfois critique sur leurs illusions, sans pour autant abandonner une fidélité à nos colères initiales et sans taire notre dette envers ces apprentissages.» [23]

L’anarchiste Cohn-Bendit est devenu le mentor politique et l’ami intime de Joschka Fischer, qui fut ministre allemand des Affaires étrangères de 1998 à 2005. Quant à Cohn-Bendit, il dirige actuellement le groupe des Verts au parlement européen. Il fait partie de l’aile droite de ce parti qui a lui-même opéré un fort virage à droite.

Le maoïste Alain Geismar fut en 1990 responsable de l’Inspection générale de l’Education nationale et occupa ensuite le poste de secrétaire d’Etat dans divers ministères dirigés par des socialistes. On doit également aux maoïstes la création de Libération, un quotidien influent. Ce journal fut fondé en 1973 comme organe de presse maoïste et eut pour directeur de publication le philosophe Jean Paul Sartre.

Le nombre de ceux qui, en 1968, étaient des petits bourgeois radicalisés et qui ont fait rapidement carrière est tellement élevé qu’on ne peut pas simplement expliquer ce phénomène en parlant du retour « d’enfants prodigues ». C’est plutôt là le résultat du fait que les pablistes et leurs alliés, malgré leur rhétorique radicale, ont toujours défendu une perspective opportuniste et compatible avec l’ordre bourgeois.

Aujourd’hui, face à une crise économique et politique bien plus profonde que celle de 1968, on a une fois de plus besoin de la LCR. Les répercussions de la mondialisation, de la crise financière internationale et de l’augmentation des prix du pétrole ont, en France aussi, fait disparaître la marge de manœuvre pour les compromis sociaux. Le PCF et la CGT ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes ; tout juste sept pour cent des salariés sont organisés dans des syndicats. Le Parti socialiste actuel, qui fut constitué en réaction à 1968 et qui fut pendant trente ans le principal pilier du régime bourgeois, est secoué de conflits internes et se trouve en chute libre. Les contradictions sociales ont atteint un point extrême. Depuis douze ans, les vagues de grève et de protestation se succèdent.

Dans de telles conditions, l’élite dominante a besoin d’un appui à gauche qui soit en mesure de désorienter et de détourner l’attention d’une alternative révolutionnaire du nombre croissant de travailleurs et de jeunes qui ne croient plus à une solution réformiste de la crise sociale. C’est à cela que sert le « Nouveau parti anticapitaliste » que la LCR veut fonder à la fin de cette année. Son porte-parole, Olivier Besancenot qu’Alain Krivine a préparé à sa succession, fut érigé en superstar politique par les médias après qu’il ait obtenu 1,5 millions de voix lors de la dernière élection présidentielle.

La parallèle entre la JCR de 1968 et le « Nouveau parti anticapitaliste » d’aujourd’hui saute aux yeux. Cela commence avec la glorification de Che Guevara, dont Besancenot se réclame ouvertement et sur lequel il a publié un livre l’an dernier. Cela continue avec l’adaptation non critique aux courants radicaux petits bourgeois de toutes sortes : le nouveau parti est – selon les mots de Besancenot - ouvert aux ex membres de partis politiques, aux animateurs du mouvement syndical, aux féministes, aux adversaires du libéralisme, aux anarchistes, aux communistes et aux antilibéraux. Et cela va jusqu’au rejet explicite du rapport historique au trotskysme. Un tel parti informe et éclectique du point de vue du programme et qui n’est lié à aucun principe peut être facilement manipulé et adapté à toutes les exigences de la classe dirigeante.

Les leçons de 1968 n’ont donc pas seulement un intérêt historique. A l’époque, la classe dominante avait réussi, à l’aide du stalinisme et du pablisme, à reprendre le contrôle pendant la crise révolutionnaire et à stabiliser son régime. La classe ouvrière ne se laissera pas duper une deuxième fois.

La ligne centriste de l'OCI

L'organisation communiste internationaliste (OCI) rompit officiellement avec le Comité international de la quatrième internationale (CIQI) en 1971, mais la trajectoire politique qu'elle suivit en 1968 était déjà très éloignée de la perspective révolutionnaire qu'elle avait défendue, aux côtés des autres sections du CIQI, contre le révisionnisme pabliste au début des années 1950.

Le programme mis en avant par l'OCI en 1968 avait plus de points communs avec les traditions du centrisme et du syndicalisme français qu'avec le programme révolutionnaire de la Quatrième Internationale. Avec les soutiens français du Secrétariat unifié pabliste (les jeunesses communistes révolutionnaires – JCR) emmenés par Alain Krivine et le Parti communiste international (PCI) dirigé par Pierre Frank, l'OCI porte une large part de responsabilité dans le fait que la direction stalinienne du Parti communiste français (PCF) et la Confédération générale du travail (CGT) ont pu étrangler la grève générale de mai et sauver le régime gaulliste.

L'axe principal de la ligne politique de l'OCI reposait sur la revendication de l'établissement d'un comité central de grève. Pour l'accompagner, un appel général à « l'unité », ou, selon la formule préférée de l'OCI, l'« unité de front de classe ouvrière et de ses organisations ». Dans les mois décisifs de 1968, c'étaient là les principaux slogans que l'on pouvait trouver dans toutes les prises de positions et appels politiques de l'OCI et de ses organisations associées.

L'OCI a résumé son orientation générale de l'époque dans un livre de 300 pages publié un an après l'année de la grève générale. L'OCI y concluait: « La stratégie et la tactique du prolétariat dans la lutte pour le pouvoir […] se résument dans le combat pour l’unité de front de classe ouvrière et de ses organisations, combat qui, en mai 1968, revêtait la forme spécifique du mot d’ordre du Comité central national de la grève générale. »

L'auteur de ce livre publié en tant qu'édition spéciale du journal de l'OCI Informations Ouvrières est François de Massot, un membre de premier plan de l'organisation depuis 1950. De Massot donne une description détaillée des développements au jour le jour et ce livre fournit des éléments précis sur l'intervention de l'OCI, y compris la reproduction des appels politiques et des tracts. Il permet de déterminer exactement la ligne politique de l'OCI. [24]

Le « Front unique de classe »

Léon Trotsky, qui avait fondé la Quatrième Internationale au cours d'une lutte prolongée contre le centrisme, résumait son attitude envers la revendication d'un front unique en ces mots : « Le centriste jure par la politique du front unique en même temps qu'il le vide de son contenu révolutionnaire et transforme ce qui était une tactique en un principe général. » En 1932, il écrivait à propos du SAP (Parti des travailleurs socialistes allemands): « En tout cas, la politique de front unique ne peut constituer le programme d'un parti révolutionnaire. Et pourtant, c'est à cela que se ramène aujourd'hui toute l'activité du SAP. » [25]

Ce reproche s'applique tout autant à l'activité de l'OCI en 1968. Elle a transformé la politique du front unique, la faisant passer d'une tactique à son premier principe programmatique. Au nom du front unique, auquel elle donnait le sens d'unité de tous les syndicats, elle se dispensait de toute forme d'initiative vraiment révolutionnaire.

C'était le sens de l'étrange formule « pour un front unique de classe des travailleurs et de leurs organisations » qui apparaissait rituellement dans tous ses appels et ses prises de position. Tout en accusant assez correctement les pablistes et les dirigeants étudiants petits-bourgeois d'ignorer les organisations de masse, elle adoptait une attitude fétichiste envers ces mêmes organisations et insistait sur le fait qu'elles constituaient le seul cadre possible de toute lutte entreprise par les ouvriers.

Déjà à l'été 1967, un grand rassemblement organisé par l'OCI avait adopté une résolution qui affirmait : « Nous […] déclarons solennellement qu’il n’est pas dans notre intention de nous substituer aux organisations, et principalement aux centrales ouvrières, pour la réalisation de l’unité d’action, tâche qui, naturellement, incombe aux syndicats. »

De Massot cite cette résolution dans son livre et entreprend de la justifier par l'argument selon lequel un syndicat représente les intérêts de la classe ouvrière, quelle que soit la politique de sa direction. Il écrit : « Les travailleurs se constituent comme classe à travers les organisations que, dans la lutte contre l’exploitation, ils ont édifiées, qui sont le moyen de leur rassemblement contre l’ennemi de classe. Par leur place objective dans la lutte — c'est-à-dire indépendamment de la politique de leurs directions momentanées — ces organisations représentent des positions de la classe ouvrière dans son combat constant contre l’exploitation. Le Front unique ouvrier ne peut se réaliser qu’à travers les organisations de classe du prolétariat. » [italiques ajoutés.]

Partant de cette affirmation, l'OCI s'interdit en 1968 de critiquer le programme bourgeois-réformiste des syndicats. Le seul reproche qu'elle émit contre les directions syndicales était que les directions entravaient l'unité des travailleurs. Les initiatives politiques de l'OCI se bornaient à appeler à une coopération à tous les niveaux entre les différents syndicats. C'était le sens fondamental de leur revendication d'un comité central de grève, comme nous le verrons plus tard.

Dans ses tracts et ses appels largement distribués, l'OCI s'abstint également de toute critique ouverte des partis stalinien et sociaux-démocrate. Alors que les articles théoriques et les analyses réservées à un petit cercle de lecteurs traitaient du rôle contre-révolutionnaire du stalinisme et de la social-démocratie, dans ses tracts adressés aux masses, l'OCI appelait simplement les dirigeants syndicaux staliniens et réformistes à s’unir.

L'interprétation du front unique par l'OCI n'avait rien à voir avec les tactiques développées dans le mouvement marxiste. En 1922, Léon Trotsky avait expliqué la nécessité du front unique, parlant de « la nécessité d'assurer à la classe ouvrière la possibilité d'un front unique dans la lutte contre le capital, malgré la scission inévitable à notre époque des organisations politiques qui s'appuient sur la classe ouvrière. » [26]

Un an plus tôt, le troisième congrès de l'Internationale communiste avait insisté pour que le Parti communiste allemand (KPD) adopte la politique du front unique. Le Comintern avait tiré les leçons de ce que l'on appela le « Mouvement de mars », un soulèvement du KPD qui était resté isolé et s'était effondré. Il en avait conclu que le KPD devait d'abord « conquérir » l'allégeance des masses avant d’être en mesure de prendre le pouvoir. Il combinait la politique du front unique directement avec la revendication d'un gouvernement ouvrier, l'intervention dans les syndicats réformistes et un certain nombre de revendications transitoires, parce que, comme l'expliquait Trotsky, « Les masses continuent à vivre leur vie quotidienne dans une époque révolutionnaire, même si elles le font d'une manière assez différente. » [27]

Dix ans plus tard, Trotsky avait une fois de plus appelé à adopter la tactique du front unique en Allemagne. Cette fois il s’agissait d'empêcher Hitler de prendre le pouvoir. Trotsky demanda aux communistes et aux sociaux-démocrates de former un front unique contre la menace national-socialiste (nazie) qui planait sur l'Allemagne. Les dirigeants des deux partis refusèrent fermement une telle mesure. Ce refus des dirigeants staliniens du KPD de coopérer avec ceux qu'ils appelaient les « sociaux-fascistes » du Parti social-démocrate (SPD) avait divisé et paralysé la classe ouvrière, rendant possible la victoire de Hitler.

Dans les deux cas, — le début des années 1920 et le début des années 1930 — le front unique était avancé comme une tactique et non comme substitut à une stratégie révolutionnaire. Il était limité à une coopération sur des questions pratiques et ne signifiait pas que le KPD devait faire passer son propre programme à l'arrière-plan ou se retenir de critiquer le SPD.

Trotsky ne s'est jamais bercé de l'illusion que les dirigeants sociaux-démocrates pouvaient être transformés en révolutionnaires par l'intermédiaire d'un front unique. Au contraire, le front unique était destiné à détacher les masses de l'influence des dirigeants sociaux-démocrates.

Dans la mesure où les communistes montraient aux travailleurs sociaux-démocrates qu'ils voulaient, sans plus de conditions, défendre leurs intérêts au quotidien et former un bloc avec le SPD contre les fascistes, cela ne pouvait servir qu'à affaiblir la direction du SPD qui collaborait avec l'Etat bourgeois. Les membres du SPD auraient ainsi l'occasion, en se fondant sur leur propre expérience, de juger de la valeur de leur organisation et de sa direction.

Le front unique ne signifiait en aucun cas la renonciation à une politique révolutionnaire indépendante. Trotsky insista sur ce point en 1932 : « Au cas où les réformistes freinent la lutte au détriment évident du mouvement pour contrebalancer la situation et l'état d'esprit des masses, nous conservons toujours, en tant qu'organisation indépendante, le droit de mener la lutte jusqu'au bout et sans nos demi-alliés temporaires. » [28]

Le syndicalisme au lieu du marxisme

L'OCI transforma la tactique politique révolutionnaire du front unique en une justification opportuniste de sa propre subordination aux syndicats. Elle insistait pour que la lutte menée par les ouvriers et les étudiants soit confinée au cadre de ces organisations, et elle s'abstenait de toute initiative politique qui aurait pu intensifier le conflit entre les travailleurs et les appareils syndicaux.

En fait, seule une minorité de travailleurs était organisée dans les syndicats. En 1968, un peu moins de 30 pour cent de la force de travail étaient syndiqués (aujourd'hui ce chiffre est de 7 pour cent). Les deux tiers de l'ensemble des travailleurs et l’écrasante majorité de la jeunesse n'étaient pas dans les organisations et étaient assez justement méfiants envers les syndicats. L'OCI était incapable d'offrir une perspective en dehors des syndicats à ces couches de la population.

Les étudiants étaient envoyés vers la fédération des étudiants UNEF, qui était dominée par le Parti socialiste unifié (PSU), de Michel Rocard. Selon de Massot: « Pour organiser cette résistance, les étudiants disposaient d’un instrument, un syndicat, l’Union Nationale des Etudiants de France. […] Dès que la lutte réelle commence pourtant, l’UNEF retrouve toute son importance, en dépit des hésitations et des faiblesses de sa direction. Par son intervention responsable, en tant qu’organisation syndicale des étudiants, elle fait de la lutte contre la répression l’affaire de la masse des étudiants en même temps qu’elle place les organisations ouvrières devant leurs responsabilités. Elle est le moyen de la mobilisation des étudiants en même temps qu’elle permet un véritable combat pour le Front unique. » [italiques dans l'original]

Dans une attaque contre les pablistes, de Massot écrit, « Se refuser à la lutte pour le front unique des travailleurs et des organisations, lui opposer une prétendue unité à la base qui fait purement et simplement abstraction des organisations édifiées par la classe ouvrière en un siècle et demi de luttes et de sacrifices, des organisations par lesquelles elle s’est constituée comme classe consciente d’elle-même et du combat qu’elle livre au capital, et dans lesquelles elle se rassemble nécessairement pour livrer ce combat, confondre les organisations de masse et leurs directions bureaucratiques, crier "C.G.T. trahison" et biffer, d’un geste noble, les syndicats et les partis politiques de la classe ouvrière de la carte de la lutte des classes, c’est, en fait, fuir le combat contre la bureaucratie comme le combat contre l’État capitaliste. »

Cette glorification des syndicats présentés comme des organisations où la classe ouvrière « s’est constituée comme classe consciente d’elle-même et du combat qu’elle livre au capital » n'a rien à voir avec la tradition marxiste, elle vient plutôt de la tradition syndicaliste, qui a une histoire longue et bien connue en France. Le mouvement marxiste a toujours maintenu une attitude critique envers les syndicats. Déjà au début du vingtième siècle, Lénine insistait sur le fait que la conscience syndicale était une conscience bourgeoise de la classe ouvrière, et que dans les périodes de tension sociale exacerbées (comme ce fut le cas de 1914 à 1918 en Allemagne) les syndicats se tenaient invariablement à la droite la plus extrême du mouvement ouvrier. [29]

Les syndicalistes français insistaient sur le principe de non-ingérence des partis politiques dans le travail syndical. En 1906, la CGT avait inscrit le principe de la complète indépendance entre les syndicats et tous les partis politiques dans sa Charte d'Amiens. Tant que cette indépendance était dirigée contre le conservatisme croissant et le crétinisme parlementaire de la social-démocratie, le syndicalisme français possédait un certain degré de vitalité révolutionnaire. Bien qu'il niât le rôle du parti, il n'était « rien d'autre qu'un parti anti-parlementaire de la classe ouvrière » comme le fit un jour remarquer Trotsky. [30]

Cependant, ce ne fut plus le cas lorsque le principe de l'indépendance politique des syndicats fut dirigé contre l'influence du parti révolutionnaire. En 1921, Trotsky, alors un membre dirigeant de l'Internationale communiste, écrivait: « La théorie selon laquelle il existe une division complète et inconditionnelle entre le travail du parti et celui des syndicats et qu'ils doivent pratiquer une non-ingérence mutuelle et absolue est précisément le résultat des développements politiques en France. C'en est l'expression la plus extrême. Cette théorie s'appuie sur un opportunisme démesuré.

« Tant que la bureaucratie du travail, organisée dans les syndicats, conclut des accords salariaux pendant que le Parti socialiste défend les réformes au Parlement, la division du travail et la non-ingérence mutuelles sont plus ou moins possibles. Mais aussitôt que les véritables masses révolutionnaires prennent part à la lutte, ce mouvement n'assume plus un rôle authentiquement révolutionnaire et le principe de non-ingérence dégénère dans la scolastique réactionnaire.

« La classe ouvrière ne peut obtenir la victoire que si elle a à sa tête une organisation qui représente son expérience historique vivante, et qui soit capable de généraliser théoriquement et de diriger toute la lutte en pratique. En tenant compte du sens profond de sa tâche historique, le parti ne peut incorporer que la minorité la plus consciente et active de la classe ouvrière. Les syndicats, de l'autre côté, cherchent à incorporer la classe ouvrière dans son ensemble. Ceux qui reconnaissent que le prolétariat a un besoin urgent de la direction idéologique et politique de son avant-garde, unie dans le Parti communiste, reconnaissent que le parti doit également devenir la force motrice des syndicats, c'est-à-dire, à l'intérieur des organisations de masse de la classe ouvrière. » [31]

Cette tradition syndicaliste a exercé une influence considérable et durable sur l'OCI. Si l'on en croit Pierre Lambert, les relations de son organisation avec les syndicats se sont longtemps appuyées sur des principes plus syndicalistes que marxistes.

Dans une autobiographie écrite vers la fin de sa vie, Lambert se vantait d'avoir restauré la Charte d'Amiens dans sa propre organisation en 1947. S'appuyant sur son expérience du travail syndical illégal durant la guerre puis dans la CGT sous domination stalinienne, il proposa un amendement lors du congrès de l'organisation trotskyste en France : « j’ai proposé un amendement qui a été adopté à l’unanimité, substituant aux points 9 et 10 des 21 conditions, la reconnaissance, en France, de l’indépendance réciproque des partis et des syndicats. » [32]

Les « 21 conditions » sont les conditions d'adhésion établies par le Second Congrès mondial de l'Internationale communiste en 1920, qui étaient conçues pour exclure les organisations réformistes et centristes. Le point 9 obligeait les partis membres à « développer systématiquement et durablement les activités communistes dans les syndicats » et à « exposer partout la trahison des sociaux-patriotes et les oscillations des "centristes". » Le point 10 exigeait une rupture avec « l'Internationale d'Amsterdam constituée de syndicats jaunes » et le soutien aux syndicats qui adhéraient à l'Internationale communiste.

Le remplacement de ces deux points par « La reconnaissance de l'indépendance mutuelle des partis et de syndicats » signifiait l'abandon de la lutte politique contre le réformisme et la bureaucratie syndicale stalinienne.

Jeu de cache-cache politique

Tout en glorifiant sans réserve les syndicats, l'OCI se livrait à un jeu de cache-cache politique en ce qui concernait sa propre identité, laquelle était globalement gardée secrète. Elle parlait rarement en son nom propre, préférant se cacher derrière des organisations de façade comme le Comité d'alliance ouvrière, dont l'identité politique précise restait floue. Même de Massot ne fait que rarement référence à l'OCI par son vrai nom. Il écrit généralement « l'avant-garde révolutionnaire », entretenant le flou quant à une référence à l'OCI, ou à l'une de ses organisations de façade, ou simplement à un groupe actif de syndicalistes.

Alors que le conflit avec le régime gaulliste atteignait son apogée le 29 mai et que le rôle réactionnaire des syndicats devenait extrêmement visible, un tract produit par le Comité d'alliance ouvrière et largement distribué n'appela pas à la construction de l'OCI ou de la Quatrième Internationale, mais, au contraire, à la création d'une « Ligue révolutionnaire des travailleurs » fictive.

Cette « Ligue révolutionnaire des travailleurs » était une chimère. Personne n'en avait entendu parler avant. Elle n'avait ni membres, ni programme, ni statuts. Elle n'existait qu'en imagination. La seule mention de cette organisation figure à la fin d'un manifeste de 40 pages publié par l'OCI en décembre 1967.

Dans ce document, la « Ligue révolutionnaire des travailleurs » est décrite comme « une étape sur la voie de la construction du parti révolutionnaire ». Selon ce manifeste, la perspective de la « Ligue révolutionnaire des travailleurs » émane de l'hypothèse selon laquelle le programme de l'OCI « est le seul à répondre aux exigences de la crise historique de l’humanité, mais […] les cadres organisateurs de la classe ouvrière française ne sont pas, dans l’immédiat, en situation de rejoindre ses rangs. » [33]

Ce genre de camouflage politique s'est reproduit à intervalles réguliers au cours de toute l'histoire de l'OCI et des organisations qui l'ont précédée. L'OCI fait penser à une poupée russe. Tout comme une poupée se cache dans une autre, elle cherche à cacher son identité derrière une succession d'organisations de façade. L'observateur politique ne sait jamais vraiment à qui il a affaire.

Ce jeu de cache-cache politique est une forme spécifique d'opportunisme. L'OCI s'est détournée du principe révolutionnaire de base, « Dire la vérité ! » et a refusé de montrer aux travailleurs son véritable visage. Tout en invoquant la Quatrième Internationale en petit comité, elle présentait un programme dilué aux masses, partant du principe que c'était tout ce qu'elles étaient prêtes à accepter.

Il peut bien sûr y avoir des circonstances où un parti révolutionnaire évite de présenter ouvertement l'intégralité de son programme – par exemple, sous un régime dictatorial ou à l'intérieur d'un syndicat réactionnaire. Mais, pour l'OCI, la tâche n'était pas de faire illusion devant l'appareil d'Etat ou la bureaucratie syndicale, qui étaient tous deux bien informés de l'identité du parti. L'OCI a trompé ces travailleurs et ces jeunes qui étaient entrés en politique pour trouver une nouvelle orientation.

En particulier, l'OCI voulait éviter tout embarras aux plus bas échelons de la bureaucratie syndicale dont elle recherchait intensément le soutien. En cachant son identité, elle créait les conditions pour que bureaucrates syndicaux entrent en contact avec l'OCI sans risquer un conflit ouvert avec les échelons supérieurs anti-trotskystes de la bureaucratie.

L'OCI décrivait ces bureaucrates syndicaux de base comme les « cadres organisateurs de la classe ouvrière » ou encore les « organisateurs naturels de la classe » — deux termes qui sont souvent répétés dans ses publications. L'OCI admettait clairement que cette couche était d'une importance cruciale pour l’appareil syndical dans son ensemble, lui permettant de garder le contrôle de la base. Pourtant, elle maintenait que le conflit entre les hauts et bas échelons de la hiérarchie (entre « l'appareil » et « les cadres ») devrait pousser ces derniers dans une direction révolutionnaire.

Une déclaration publiée par le parti au début de 1968 dans La Vérité explique que les « cadres » sont « à la fois l’intermédiaire par lequel l’appareil – et principalement l’appareil stalinien – assure son contrôle sur la classe, et la couche militante par laquelle le prolétariat se constitue et s’organise en tant que classe. » Dans cette même déclaration, le nombre de ces « cadres organisateurs » est estimé « de 10 à 15 000 militants étroitement contrôlés et encadrés par le PC ». [34]

L'OCI considérait que sa propre tâche était de « faire mûrir et éclater la contradiction objective qui oppose l’orientation pro-bourgeoise de l’appareil et la nécessité, pour ces militants, cadres organisateurs, de continuer à résister et à combattre avec leur classe. »

Les passages cités ci-dessus sont associés à des attaques féroces contre le pablisme, mais en réalité, l'attitude adoptée par l'OCI envers les syndicats et les staliniens en 1968 était quasiment identique à celle adoptée par les pablistes en 1953.

Pablo était, à l’époque, arrivé à la conclusion qu'une nouvelle offensive révolutionnaire ne se développerait pas sous la forme d'un mouvement indépendant de la classe ouvrière sous la bannière de la Quatrième Internationale, mais qu'elle prendrait plutôt la forme d'un virage à gauche de certaines sections de l'appareil stalinien sous la pression objective des événements. De la même manière, l'OCI s'attendait à ce qu'un développement révolutionnaire émerge de « la différenciation interne au sein des organisations et [de] la maturation de la contradiction actuelle entre l’appareil et les cadres organisateurs de la classe. » [35]

Il existait bien des divisions profondes et des tensions au sein des syndicats et du Parti communiste en 1968, mais un mouvement révolutionnaire n'aurait pu se développer que dans une lutte ouverte contre les staliniens, avec une rupture politique nette. Mais l'OCI a contourné cette tâche en élevant le front unique du rang de tactique au rang de stratégie et en cachant sa véritable identité.

Il y a d'ailleurs de nombreux passages dans le livre de De Massot qui indiquent que les staliniens eux-mêmes auraient pu, selon lui, prendre une direction révolutionnaire. L'auteur chante par exemple les louanges d'un appel de l'organisation de jeunesse des staliniens daté du 13 mai, aux motifs qu'il ne s'en prend pas à la « gauche radicale », qu'il appelle à l'unité des lycéens, des étudiants, et des jeunes travailleurs, et plaide en faveur d'un gouvernement des travailleurs. De Massot commente : « L’appareil est non seulement contraint de suivre le mouvement, mais pour en conserver le contrôle, reprendre l’initiative politique au sein de la classe ouvrière, il doit sous une certaine forme et dans certaines limites le précéder : en prendre la tête. […] En agissant ainsi, l’appareil ressoude autour de lui les militants et ceux-ci vont radicaliser aussi la classe dans son ensemble. » [36]

Le slogan du « Comité central de grève »

En 1935, Léon Trotsky avait proposé le slogan de « Comités d'action » à ses partisans français. À cette époque, une radicalisation rapide de la classe ouvrière était en marche, mais elle restait largement sous l'influence du Front populaire, une alliance contre-révolutionnaire de staliniens, de sociaux-démocrates et de radicaux bourgeois. Dans ces circonstances, Trotsky considérait les comités d'action comme un moyen d'affaiblir l'influence du Front populaire sur les masses, d'encourager leur initiative indépendante.

« La direction du Front populaire doit directement et immédiatement refléter la volonté des masses en lutte. Comment la refléter ? De la façon la plus simple qui soit, par des élections » écrivait-il. « Chaque groupe de deux cents, cinq cents ou mille citoyens qui adhérent au Front populaire dans la ville, le quartier, l'usine, la caserne, la campagne doit, pendant les actions de combat, élire son représentant dans les comités d'action locaux. Tous ceux qui participent à la lutte s'engagent à reconnaître leur discipline. » [37]

Le slogan du « Comité central de grève, » qui était au centre de l'intervention de l'OCI en 1968, émanait de cette proposition de Trotsky. Les déclarations de l'OCI contiennent un certain nombre de formulations qui sont extraites pratiquement à la virgule près des écrits de Trotsky. Mais, comme dans le cas de la tactique du front unique, l'OCI avait vidé ce slogan de tout son contenu révolutionnaire.

Beaucoup de ses déclarations se bornaient à des énumérations d'une précision bureaucratique des différents niveaux de la structure hiérarchique sur laquelle le comité national de grève devrait s'appuyer. La déclaration intitulée « Oui, les travailleurs peuvent l'emporter : forgeons l'arme de la victoire : LE COMITÉ CENTRAL DE GRÈVE ! » en est un exemple typique, elle a été publiée le 23 mai et largement distribuée durant la grève générale en tant qu'édition spéciale d'Informations ouvrières.

Cette déclaration contient ce passage : « Comment unir en une force invincible et victorieuse le mouvement général de la classe ouvrière et de la jeunesse ? À cette question, une seule réponse : organisation des comités de grève sur le plan local en comité interprofessionnel de grève, au département, les délégués doivent créer des comités départementaux ou régionaux interprofessionnels de grève. À l’échelon national, la fédération des comités de grève et les organisations ouvrières doivent former un comité central de grève.

« Tout militant participant à un comité de grève, tout travailleur membre d’un piquet de grève, doit prendre toute initiative en ce sens. La direction et la décision du mouvement généralisé de la classe doivent être concentrées dans les comités interprofessionnels de grève, émanations des comités de grève d’entreprise. C’est l’assemblée des grévistes dans l’entreprise, l’assemblée de tous les grévistes de toutes les entreprises dans la localité qui doivent concentrer le pouvoir de décision. »

Ce n'est pas seulement le langage, mais également le contenu de cette déclaration, qui ont plus en commun avec la mentalité bureaucratique d'un comptable qu'avec l'esprit combatif d'un travailleur révolutionnaire. Son but est de dépasser les divisions entre appareils bureaucratiques hostiles les uns envers les autres, et non de libérer les travailleurs de l'emprise de tous les appareils bureaucratiques. Là où Trotsky écrivait que le Comité d'action est « l'unique moyen de briser la résistance anti-révolutionnaire des appareils des partis et des syndicats », l'OCI voyait dans le Comité central de grève, la « plus haute expression du front unique des syndicats et des partis ouvriers. »

Trotsky considérait les Comités d'action comme des forums où se déroulent les débats et les luttes politiques : « Les comités d'action, par rapport aux partis, peuvent être considérés comme des parlements révolutionnaires : les partis ne sont pas exclus, bien au contraire puisqu'ils sont supposés nécessaires ; mais en même temps, ils sont contrôlés dans l'action et les masses apprennent à se libérer de l'influence des partis pourris. »

Pour l'OCI, le Comité central de grève servait à établir l'« unité » des travailleurs avec ces partis et syndicats pourris.

L'OCI s'abstint même de faire le lien entre le slogan des Comités de grève et un programme de transition. Pour l'OCI, le Comité de grève était le programme, comme le montre ce paragraphe du livre de De Masson : « Comme on peut le voir, à travers la question du comité central de grève, c’est le sort même de la grève générale qui est en jeu. Cet objectif rassemble, en termes d’organisation — c’est-à-dire au plus haut niveau politique — tous les aspects d’une organisation conforme aux besoins du mouvement : celui de la définition des objectifs fondamentaux de la grève générale et de leurs conséquences politiques, ceux de l’unification de la grève, ceux de la réalisation du Front unique ouvrier […] » [38]

Ce « en termes d’organisation — c’est-à-dire au plus haut niveau politique » exprime clairement les conceptions centristes de l'OCI. Pour les marxistes, les questions politiques les plus importantes sont les questions de perspective. Pour les centristes, ce sont les questions organisationnelles. Mais comme l'ont montré la grève générale de 1968 et d'innombrables autres expériences du mouvement ouvrier international, l'appel à l'unité organisationnelle ne peut répondre aux questions complexes qui sont liées à la transformation socialiste de la société. Cela nécessite une perspective politique et une nette démarcation d'avec la bourgeoisie et ses agences réformistes et centristes.

Les conceptions de l'OCI rappellent fortement celles de Marceau-Pivert, un centriste notoire que Trotsky visait ouvertement dans son article sur les Comités d'action. « Les centristes ont beau bavarder sur "les masses" », écrivait Trotsky, « c'est toujours sur l'appareil réformiste qu'ils s'orientent. En répétant tels ou tels mots d'ordre révolutionnaires, Marceau-Pivert continue à les subordonner au principe abstrait de l'"unité organique", qui se révèle en fait l'unité avec les patriotes contre les révolutionnaires. Au moment où la question de vie ou de mort pour les masses révolutionnaires est de briser la résistance des appareils social-patriotes unis, les centristes de gauche considèrent l'"unité" de ces appareils comme un bien absolu, situé au-dessus des intérêts de la lutte révolutionnaire. »

Trotsky concluait son analyse en clarifiant encore une fois sa conception du Comité d'action: « Ne peut bâtir des comités d'action que celui qui a compris jusqu'au bout la nécessité de libérer les masses de la direction des traîtres des social-patriotes.. [...] la condition de la victoire du prolétariat est la liquidation de la direction actuelle. Le mot d'ordre de l'"unité" devient, dans ces conditions, non seulement une bêtise, mais un crime. Aucune unité avec les agents de l'impérialisme français et de la Société des Nations. À leur direction perfide, il faut opposer les comités d'action révolutionnaires. On ne peut construire ces comités qu'en démasquant impitoyablement la politique antirévolutionnaire de la prétendue "gauche révolutionnaire", Marceau-Pivert en tête. [italiques dans l'original] »

L'OCI pendant la grève générale

Bien que les forces de l'OCI aient été relativement modestes en 1968, elles étaient tout de même plus importantes que celles des pablistes. L'OCI avait sa propre organisation étudiante, la fédération des étudiants révolutionnaires (FER) et, contrairement aux pablistes, l'OCI avait aussi des partisans dans les usines.

La FER n'adhérait pas aux conceptions des pablistes et de la Nouvelle gauche, qui attribuaient le rôle d'« avant-garde révolutionnaire » aux étudiants et soutenaient sans réserve leurs initiatives aventureuses. La FER se battait pour une orientation vers la classe ouvrière et elle gagna de nombreux membres sur cette base.

Mais cette orientation s'appuyait sur des bases centristes, elle restait cantonnée à des initiatives organisationnelles. Elle agissait dans le cadre de politiques de « front unique » de l'OCI, c'est-à-dire que ses actions consistaient principalement en des appels aux syndicats pour qu'ils organisent une manifestation de grande ampleur réunissant les travailleurs et les jeunes, le tout lié au slogan pour un comité central de grève. La FER n'a pas mené une offensive systématique contre la politique des staliniens et des sociaux-démocrates et contre les théories de la Nouvelle Gauche, ce qui aurait été décisif dans les universités, le nid de l'idéologie bourgeoise.

Dans son livre, de Massot décrit l'intervention de la FER au rassemblement du 8 mai organisé par les Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR) pablistes à la mutualité à Paris pendant les batailles de rues du Quartier Latin. Un orateur de la JCR fut applaudi par l'anarchiste Daniel Cohn-Bendit, puis se prononça contre une clarification de la ligne politique, déclarant que cela diviserait le mouvement. À la place, insista-t-il, il fallait trouver des sujets sur lesquels tout le monde serait d'accord. « En l'absence d'un parti révolutionnaire, les vrais révolutionnaires, ce sont ceux qui se battent contre la police », déclara l'orateur de la JCR.

Cette position fut contestée par les représentants de la FER, qui proposaient de concentrer tous les efforts des étudiants sur la diffusion des slogans, « pour une manifestation centrale des travailleurs et des jeunes », « La lutte doit s’élargir encore, se coordonner, s’organiser à travers la formation de comités de grève, d’un comité national de grève impulsé par l’UNEF. » (L’UNEF était la principale organisation étudiante.) Deux jours plus tard, la FER organisait son propre rassemblement sous le slogan, « 500 000 travailleurs au Quartier Latin », des dizaines de milliers de tracts portant ce slogan furent diffusés dans les usines. [39]

Quelques jours plus tard, le 13 mai, les syndicats étaient forcés d'appeler à une grève générale d'une journée et à des manifestations conjointes des ouvriers et des étudiants, la participation se compta en millions. Le mouvement leur échappait. Les jours suivants, la grève générale s'étendit à tout le pays, avec une vague d'occupations d'usines à laquelle prirent part des dizaines de milliers de travailleurs, paralysant complètement la France.

Mais l'OCI et la FER maintinrent à leur trajectoire syndicaliste. Ils se concentraient entièrement sur la revendication d'un comité central de grève. Le 13 mai, l'OCI publia un tract (exceptionnellement en son nom propre) qui fut distribué par milliers dans les usines les jours suivants.

Ce tract tenait en tout juste vingt lignes de texte et évitait de faire la moindre déclaration politique. Il consistait en une collection de clichés creux (« Le combat est engagé » ; « Vive l’unité » ; « Pour la victoire » ; « En avant ») Ainsi que des slogans très généraux : « Tous unis, travailleurs et étudiants, nous pouvons vaincre » ; « À bas de Gaulle » ; « À bas l’Etat policier. »

Comme si le ton n'était pas assez strident, l'essentiel du texte avait été écrit en lettres majuscules et en gras. Ses mots les plus forts étaient: « Travailleurs de chez Renault, Panhard, S.N.E.C.M.A., travailleurs dans toutes les usines, bureaux, chantiers, c’est sur nous que repose la victoire. Nous devons débrayer, manifester, élire nos comités de grèves. »

Il n'y avait aucune tentative d'analyser la nouvelle situation, de formuler des tâches politiques ou de les expliquer aux travailleurs. Devant une situation révolutionnaire en développement rapide, l'OCI n'avait à offrir que des appels généraux à une action commune. Pas un mot sur le rôle du Parti communiste et de la FGDS [Fédération de la gauche démocrate et socialiste] de Mitterrand ; aucun avertissement quant au rôle traître de la bureaucratie syndicale ; pas une syllabe sur la question d'un gouvernement ouvrier.

Deux semaines plus tard, le 27 mai, les travailleurs en grève refusaient les accords de Grenelle, négociés entre le gouvernement, les associations d'employeurs et les syndicats. La question du pouvoir était posée ouvertement.

De Massot est très clair sur ce sujet. Il écrit, « Les millions de grévistes, d’un coup, ont bousculé l’appareil d’Etat, mis bas les plans laborieusement échafaudés entre le gouvernement, le patronat et les directions du mouvement ouvrier. […] Maintenant, la question du pouvoir est posée en termes immédiats. […] Pour que les revendications de la grève générale soient satisfaites, il faut balayer ce gouvernement. » [40]

Pendant ce temps, l'OCI était à la traîne des événements. Dans un tract qu'elle publia sous le nom de Comité d'alliance ouvrière et diffusé en grande quantité, il n'était pas fait mention de la question du gouvernement.

« Ne signez pas ! » répète cinq fois ce tract, en majuscules et en gras, sur une demi-page. Toute discussion sur la signature des accords de Grenelle était de toute façon inutile. Après l'accueil hostile réservé par les travailleurs de Renault au chef de la CGT, Georges Séguy, le syndicat avait pris peur et avait provisoirement reculé.

Le tract de l'OCI atteignait son apogée avec cette revendication : « Dirigeants de la C.G.T., de la C.G.T.-F.O., de la F.E.N. [les principales fédérations syndicales], vous devez avec l’UNEF réaliser le front unique de classe contre le gouvernement et l’État. »

Le même jour, le parti réformiste PSU (Parti socialiste unifié), l'UNEF et le syndicat CFDT organisaient un grand rassemblement au Stade Charléty à Paris, dont l'objectif était de préparer le terrain pour un gouvernement bourgeois d'intérim dirigé par Pierre Mendès-France. Avec le recul, de Massot décrit ce rassemblement comme le « carrefour des ambiguïtés » qui prépare « une double opération politique ».

« Tout d’abord, » poursuit-il, « il s’agit de "récupérer" la fraction des combattants de la grève générale, en particulier la jeunesse, qui échappe au stalinisme. […] De plus — et en liaison directe avec le premier objectif — il faut préparer le terrain à une solution gouvernementale bourgeoise de la crise. Mendès-France […] est présenté comme l’homme de la situation […] » [41]

Mais là aussi, l'OCI s'adapta, alors qu'elle avait largement la possibilité de développer son point de vue. Pierre Lambert prit la parole à Charléty. Il s'adressa aux 50 000 étudiants et ouvriers présents, pas en tant que dirigeant de l'OCI mais comme syndicaliste, « au nom de la Chambre syndicale des employés et cadres de la Sécurité sociale "Force ouvrière" » pour laquelle il travaillait.

Il leur déclara : « c’est maintenant que s’annonce la bataille décisive, que la grève générale a placé au premier plan la question du gouvernement, que le gouvernement de Gaulle-Pompidou ne peut pas satisfaire les revendications des grévistes. » D'après le récit de De Massot, il semble que Lambert ait échoué soit à les mettre en garde contre les dangers d'un gouvernement bourgeois d'intérim soit à évoquer la question d'un gouvernement ouvrier de remplacement. À la place, Lambert se contenta d'appeler à la mise en place de comités de grève locaux ainsi que d'un comité central, qu'il présentait comme les moyens de la victoire. [42]

Pendant ce temps dans les rues, résonnait l'appel à un « gouvernement populaire ». Les revendications des travailleurs étaient nettement plus avancées que celles de Lambert.

De Massot écrit : « Dans toute la France, ce 27 mai, des manifestations ont lieu où commencent à se traduire en termes politiques, par rapport au régime, à l’État, les conséquences du NE SIGNEZ PAS… Gouvernement populaire ! clament les manifestants exprimant par là qu’ils veulent un gouvernement qui répond aux objectifs de la grève générale. De Gaulle démission, À bas de Gaulle est scandé partout par des dizaines et des dizaines de milliers d’hommes qui affirment clairement que c’est le régime qui est en jeu. » [43]

L'OCI ne fit aucune tentative de répondre à cet appel à un « gouvernement populaire » en lui apportant un contenu politique. Surtout, elle n'expliqua pas qui devrait former un tel « gouvernement populaire », et ce que devrait être son programme politique. Cela permit aux staliniens et à la CGT d'avancer le slogan du « gouvernement populaire » eux-mêmes, alors qu'ils n'envisagèrent jamais de prendre le pouvoir et qu’ils négociaient en coulisse avec Mitterrand sur leur participation à un gouvernement bourgeois d'intérim.

Comme nous l'expliquions dans la quatrième partie de cette série, la revendication d'un gouvernement PCF-CGT aurait eu un grand effet politique à ce moment-là. Elle aurait gêné les manœuvres politiques des dirigeants staliniens et intensifié le conflit entre eux et la classe ouvrière.

Trotsky avait suggéré une tactique de ce genre dans le « Programme de transition ». S'appuyant sur les expériences des bolcheviques durant la Révolution russe, il écrivait: « La revendication des bolcheviks, adressée aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires: "Rompez avec la bourgeoisie, prenez dans vos mains le pouvoir !" avait pour les masses une énorme valeur éducative. Le refus obstiné des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires de prendre le pouvoir, qui apparut si tragiquement dans les journées de Juillet, les perdit définitivement dans l'esprit du peuple et prépara la victoire des bolcheviks. » [44]

L'OCI n'émit jamais une telle revendication, et, à la place, elle soutint sans la critiquer la duplicité des staliniens et la grande manifestation de la CGT le 29 mai, qui se déroula avec le slogan « Pour un gouvernement populaire. »

L'OCI s'en prit à l'UNEF et à la CFDT parce qu'elles n'avaient pas participé à la manifestation (en raison du refus de la CGT de condamner l'expulsion de Daniel Cohn-Bendit de France). Rétrospectivement, l'OCI déclara qu'une manifestation de tous les syndicats, indépendamment de la CGT, aurait automatiquement ouvert la voie à un gouvernement ouvrier. « Unitaire, organisée par toutes les organisations syndicales, elle [la manifestation] ouvrait la voie d’un gouvernement s’appuyant sur la grève générale, sur les organisations ouvrières, » écrit de Massot. [45]

Le tract publié par le Comité d'alliance ouvrière à la manifestation du 29 mai assimilait le Comité de grève central et national qu'elle appelait de ses voeux à un gouvernement ouvrier : « Voilà le seul gouvernement, le gouvernement ouvrier qui peut donner satisfaction à toutes les revendications ouvrières, des étudiants, des travailleurs, des paysans et des jeunes. » [46]

Est-ce que cela signifiait que l'OCI considérait le comité de grève comme une sorte de conseil ouvrier, de soviet, sur lequel un gouvernement ouvrier pouvait s'appuyer ? Les formulations utilisées dans le tract le laissent entendre. Mais cela reste un cas isolé. L'OCI n’avait visiblement pas tranché sur cette question.

De plus, les comités de grève et les conseils ouvriers ne résolvent pas le problème de la direction révolutionnaire. Ils sont une arène où une lutte politique contre le stalinisme peut se dérouler, mais ne sont pas des substituts à cette lutte. Le tract de l'OCI ne contenait cependant aucune critique du PCF ou de la CGT. Ils n'y étaient même pas mentionnés.

Le lendemain de la manifestation de la CGT, qui avait vu un demi-million de gens descendre dans les rues rien qu'à Paris, le Président de Gaulle s'était adressé à la nation par radio et avait annoncé la dissolution du Parlement. Le PCF et la CGT avaient accueilli favorablement cette annonce de nouvelles élections et promis de garantir leur bonne tenue, ce qui revenait à un appel à arrêter la grève générale.

L'OCI réagit en demandant à continuer la grève et en s'adressant aux syndicats, « Tout dépend de notre riposte immédiate ! Tout dépend de l’appel des centrales syndicales et des partis ouvriers ! La grève générale vaincra l’État policier. » [47]

Cela resta la ligne politique de l'OCI dans les jours suivants : Des appels à l'unité, à continuer la lutte et à ne pas reculer, étaient adressés à ces mêmes syndicats qui étranglaient la grève générale.

Le 12 juin, le ministre de l'Intérieur fit interdire l'OCI, ainsi qu'une douzaine d'autres organisations, dont l'organisation de jeunesse de l'OCI.

L'évolution de l'OCI vers la droite

Les événements de 1968 marquent un tournant dans l'histoire de l'OCI. Au moment de la grève générale, l'OCI, dont les racines plongeaient dans le mouvement trotskyste, avait déjà évolué dans une direction centriste très marquée, ses choix politiques s'orientaient de plus en plus vers les bureaucraties stalinienne et réformiste. Trois ans plus tard, elle rompit avec le mouvement trotskyste international et devint un soutien important du Parti socialiste français, et, par conséquent, de l'état bourgeois français.

Le mouvement étudiant et la grève générale avaient amené à l'OCI plusieurs milliers de nouveaux membres et de contacts. Ils avaient rejoint une organisation qui se déclarait trotskyste, mais la trajectoire centriste de l'OCI les orienta vers les appareils bureaucratiques. Ils ne furent pas formés comme des marxistes mais plutôt éduqués à devenir des opportunistes.

Ces jeunes gens, qui remplacèrent progressivement les cadres plus âgés, jouèrent un rôle important dans l'évolution de l'OCI vers la droite. Beaucoup d'entre eux passèrent par la suite au Parti socialiste et s’embarquèrent dans une carrière politique qui leur ouvrit les postes les plus élevés de l'Etat.

L'évolution de l'OCI vers la droite était fortement liée à une couche sociale à laquelle elle avait accordé une attention toute particulière en 1968 – les bas échelons de la bureaucratie syndicale, qu'elle appelait « les cadres organisateurs de la classe ouvrière ».

Comme nous l'avons vu, l'OCI espérait que la crise politique qui s'accentuait amènerait ces « cadres » à un conflit avec les « appareils » et les pousserait vers la gauche. Cet espoir s'appuyait non seulement sur une mauvaise compréhension du caractère des syndicats, mais il reposait également sur une estimation inexacte du régime gaulliste, dont l'OCI surestimait largement la solidité.

Dès 1958, lorsque le Général de Gaulle était revenu au pouvoir au moment où la crise algérienne avait atteint son apogée et qu'il avait promulgué une constitution taillée sur mesure pour ses besoins, l'OCI avait qualifié son pouvoir de bonapartiste. « De Gaulle n’est pas un élément parmi d’autres du personnel politique de la bourgeoisie française, » écrivait l'OCI dans un article programmatique publié dans La Vérité au début de 1968, sous le titre « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l’avant-garde. » Pour l'OCI, de Gaulle s'était imposé à sa classe et avait obtenu son soutien parce qu'elle ne pouvait « livrer son combat contre le prolétariat et contre ses rivales internationales que corsetée par un Etat fort qui soumette toutes les couches sociales, mobilise toutes les ressources de l’économie, tende tous les ressorts de la société au profit exclusif du grand capital. » [48]

L'OCI prêtait à De Gaulle les qualités d'un quasi-surhomme : « L’État qu’il a édifié est le corset de fer qui permet à une bourgeoisie sénile et impotente de se tenir sur ses jambes […] une façade pour permettre aux dirigeants ouvriers d’entretenir les illusions électoralistes dans les masses. »

Pendant longtemps, l'OCI mena une existence plus ou moins cachée parce qu'elle s'attendait à ce que de Gaulle adopte une forme de pouvoir ouvertement dictatoriale. Elle était convaincue que, dans l'hypothèse d'une crise sérieuse, il écraserait le mouvement ouvrier avec l'aide des dirigeants syndicaux, qui faisaient partie intégrante de l'État.

L'OCI écrivait : « Démanteler politiquement le mouvement ouvrier, détruire et disperser les cadres organisateurs de la classe, tel est l’objectif conjoint de De Gaulle et des appareils. » Les « appareils » étaient confrontés à l'alternative de « périr ou se résoudre à s’intégrer à État bourgeois et à devenir l’agent direct de l’exécution des plans meurtriers du bonapartisme », alors que « les cadres organisateurs, demeurant sur le terrain de la lutte de classe, tendent à "décoller" de la politique de l’appareil. »

Mais en 1968, la réalité était assez différente de ce que l'OCI avait imaginé. Le régime gaulliste se révéla nettement plus faible que l'OCI ne l'attendait. Il n'osa pas réprimer la grève générale de 10 millions d'ouvriers par la force. Pour en venir à bout, il utilisa non seulement les services des « appareils », mais aussi, et surtout, ceux des « cadres » sur lesquels l'OCI avait fondé ses espoirs. Et alors que les concessions que le régime accordait aux travailleurs étaient relativement faibles, les vrais bénéficiaires de cette grève générale furent ces « cadres ».

Pour une large couche de bureaucrates syndicaux, 1968 marquait le début d'une ascension sociale qui leur garantissait des positions bien établies et une influence politique. Une partie des accords de Grenelle consistait en une stabilisation et une intégration légale des syndicats dans l'industrie, un point sur lequel le gouvernement avait insisté, contre la volonté initiale des associations d'employeurs.

Les accords garantissaient également la continuation de l'administration conjointe du système d'assurance sociale par les syndicats et les employeurs. Les budgets des différents régimes d'assurance sociale, subventionnés par l'Etat, valaient des milliards, ce qui assura des revenus toujours plus élevés pour les nombreux permanents syndicaux (dont beaucoup de membres importants de l'OCI), alors même que le nombre de syndiqués baissait.

De plus, l'unification des multiples groupes sociaux-démocrates dans le Parti socialiste en 1969 et son alliance électorale avec le Parti communiste fournit des occasions d'avancement politique à de nombreux fonctionnaires. La « gauche », discréditée par son rôle abject dans la guerre d'Algérie et sous la Quatrième République, était redevenue une force politique. Ses nombreux postes au niveau local, régional et (après l'élection de François Mitterrand à la présidence) national, se révélèrent très attractifs.

Après 1968, l'OCI maintint son orientation vers la bureaucratie et adapta son programme politique à son avancement social. À partir de 1971, elle n'établissait plus de distinction entre les « cadres » et les « appareils », faisant aussi bien la cour aux « appareils ». Mitterrand, que l'OCI avait violement attaqué en 1968, pouvait maintenant prendre la parole lors d'un grand rassemblement organisé par l'OCI pour le centième anniversaire de la Commune. Le « front unique de classe » n'était plus assimilé au « comité central de grève », mais à l'alliance électorale entre les partis socialiste et communiste.

L'OCI alla même jusqu'à critiquer certains groupes radicaux parce qu'ils avaient présenté leurs propres candidats. En 1969, l'OCI s'en prit violement à la Ligue communiste internationaliste pabliste (future LCR) parce qu'elle avait présenté son propre candidat à l'élection présidentielle, Alain Krivine. Cet acte, clamait l'OCI dans son journal des jeunesses, Jeunesse révolutionnaire, était « destiné à diviser les ouvriers "avancés" des ouvriers fidèles à leurs organisations et à leurs partis » et donnait « des armes à la bourgeoisie comme à l’appareil stalinien ». En 1974, elle condamna la participation de Krivine et d'Arlette Laguiller de Lutte ouvrière comme des « candidatures sans principe contre le Front Unique Ouvrier ». [49]

En 1971, l'OCI envoya plusieurs membres s'inscrire au Parti socialiste. Leur tâche n'était pas d'y développer une fraction, mais plutôt d'y soutenir Mitterrand. De tous ces membres, c'est Lionel Jospin qui a le mieux réussi, il a rapidement gravi les échelons du cercle de conseillers du futur président, lui succédant au poste de président du parti en 1981. À ce moment, Jospin était encore un membre de l'OCI et prenait conseil régulièrement auprès de Pierre Lambert. Des témoins ont depuis confirmé que Mitterrand était bien conscient de la véritable identité politique de son favori. De 1997 à 2002, Jospin fut Premier ministre socialiste de la France.

L'OCI conquit également l'« appareil » de la troisième confédération syndicale française, Force ouvrière, et l'organisation étudiante UNEF. Pendant longtemps, les membres du parti et ses sympathisants furent à la tête de ces deux organisations. En 1986, Jean-Christophe Cambadélis, en charge du travail de l'OCI auprès des étudiants durant de nombreuses années, passa directement du comité central de l'OCI à la direction du Parti socialiste, emmenant 450 membres de l'OCI avec lui.

À partir de 1985, l'OCI commença à se dissocier du Parti socialiste qui avait fourni à la République bourgeoise un président et un gouvernement dévoués aux intérêts du milieu des affaires. L'OCI créa le Mouvement pour un parti des travailleurs (MPPT). Même si ce n'était qu'une pure création de l'OCI, ce mouvement a toujours insisté sur le point que les « trotskystes » ne constituaient qu'une minorité en son sein, et qu'il était ouvert aux courants social-démocrate, communiste et anarcho-syndicaliste. Le MPPT était un réservoir de bureaucrates politiques et syndicaux aigris, en rupture de ban avec leurs directions, ou dont la carrière n'avançait pas assez vite.

En 1995, le MPPT fut rebaptisé Parti des travailleurs (PT), et en juin 2008 il se dissout dans le Parti ouvrier indépendant (POI). Le slogan de ce nouveau parti, « Pour le socialisme, la République et la démocratie » est incontestablement dans la tradition de la social-démocratie de droite. Il s'adresse à ces couches de la petite bourgeoisie et de la bureaucratie syndicale qui ont réagi aux conséquences de la mondialisation en promouvant l'Etat national. Son travail politique se concentre autour de l'agitation contre l'Union européenne, à laquelle il s'abstient d'opposer une Europe socialiste, préférant « une union libre et fraternelle de tous les peuples d'Europe. » Un autre slogan du POI dit « Oui à la souveraineté des peuples de toute l’Europe, » les sous-entendus nationalistes de ces slogans sautent aux yeux.

Les racines du centrisme de l'OCI

Le déclin centriste de l'OCI commença bien avant 1968. En juin 1967, la section britannique du CIQI, la Ligue travailliste socialiste (SLL - Socialist Labour League), écrivit une longue lettre à l'OCI critiquant en profondeur les orientations politiques qui allaient déterminer l'intervention de l'OCI en 1968. En particulier, cette lettre mettait le doigt sur le scepticisme grandissant de l'OCI sur la viabilité du Comité international et l'importance de sa lutte contre le pablisme. [50]

Un an auparavant, au Troisième congrès mondial du CIQI, l'OCI avait apporté son soutien à un amendement soumis par la SLL qui affirmait que les tentatives révisionnistes de détruire la Quatrième Internationale avaient été déjouées avec succès. Le congrès avait insisté sur le fait que la lutte contre le révisionnisme n'était pas une diversion des tâches plus importantes ou de la construction du parti. Par sa défense opiniâtre du marxisme contre le révisionnisme pabliste, le mouvement trotskyste avait en fait combattu la pression idéologique de la bourgeoisie et développé sa perspective révolutionnaire. La lutte contre le révisionnisme pabliste représentait la continuité de la Quatrième Internationale, et constituait la condition nécessaire à la construction d'une nouvelle direction révolutionnaire.

L'amendement de la SLL visait la Tendance spartakiste et le groupe Voix ouvrière (aujourd'hui, Lutte ouvrière), qui avaient participé au congrès. Ils avaient interprété le titre quelque peu ambigu de la résolution principale, « Reconstruction de la Quatrième Internationale » comme impliquant que le CIQI avait été détruit et que la lutte menée par le Comité international depuis 1953 contre le révisionnisme pabliste était dénuée de toute signification théorique ou politique. Ils agissaient pour une « reconstruction » de la Quatrième Internationale sur la base d'une large amnistie politique, par laquelle les questions programmatiques cruciales qui avaient mené à la scission de 1953 étaient simplement mises de côté. Lorsque ces deux organisations s’aperçurent que le Comité international s'opposait à une telle trajectoire liquidatrice, ils quittèrent le congrès.

Confrontée à l'hostilité hystérique dont faisaient preuve la Tendance spartakiste et Voix ouvrière devant la lutte historique du CIQI contre les pablistes, l'OCI s'aligna sur la SLL au Troisième congrès et vota son amendement. Mais il devint rapidement évident que l'OCI maintenait ses propres réserves sur des points importants.

En mai 1967, elle publia une déclaration qui remettait ouvertement en question ce qui avait été accompli au Troisième congrès mondial. Sous le prétexte d'établir un « bilan de l'activité du CI » depuis le Troisième congrès et de chercher « à ouvrir les discussions nécessaires pour résoudre les problèmes que la troisième conférence du CI n'a pas pu envisager, » l'OCI niait la continuité de la Quatrième Internationale. [51] [retraduit de l’anglais]

« Ayant déclaré la faillite de la direction pabliste, nous ne pouvons pas déclarer simplement que la Quatrième Internationale continue purement et simplement, avec le CI prenant la place du SI [Secrétariat international] pabliste, » affirmait le document de l'OCI. Il poursuivait, « toute la vieille direction de la Quatrième Internationale a capitulé sous la pression de l'impérialisme et du stalinisme. »

La « crise pabliste a disloqué l'organisation de la Quatrième Internationale » poursuivait l'OCI, et elle a « accumulé les problèmes théoriques et politiques à résoudre ». Ce document allait jusqu'à déclarer: « Nous ne pouvons pas crier "le Roi est mort, vive le Roi". Nous devons lancer une discussion sur ces questions qui n'ont pas encore été abordées par le CI. » [52] [retraduit de l’anglais]

Le document se terminait par la déclaration : « En fait, la Quatrième Internationale a été détruite par la pression de forces de classes hostiles… Le CI n’est pas la direction de la Quatrième Internationale… Le CI est la force motrice pour la reconstruction de la Quatrième Internationale. » [52] [retraduit de l’anglais]

Toujours dans ce document, le pablisme était présenté d'une manière qui s'écartait complètement des précédentes analyses du Comité international. L'OCI n'accusait pas les pablistes de réviser le programme marxiste, en abandonnant la lutte pour l'indépendance politique de la classe ouvrière et en cherchant à liquider la Quatrième Internationale. Mais elle accusait les pablistes de maintenir « la conception d'une Quatrième Internationale aboutie, et de partis soumis à une hiérarchie pyramidale, avec des congrès mondiaux, des statuts ultra-centralistes, » L'OCI alla jusqu'à déclarer que Trotsky considérait que la Quatrième Internationale n’était « ni construite ni ne possédait de structure définitive. » [53] [retraduit de l’anglais]

Tout juste sortie de la controverse avec la Tendance spartakiste et Voix ouvrière, la SLL britannique fut prompte à saisir la signification de ces mots et rejeta avec vigueur la tentative de l'OCI de remettre en doute le rôle du Comité international. « L’avenir de la Quatrième Internationale est représenté par l'accumulation des expériences et de l'animosité de millions de travailleurs envers les staliniens et les réformistes qui trahissent leurs luttes », écrivit-il. « La Quatrième Internationale doit lutter consciemment pour prendre la direction de la classe ouvrière afin de répondre à ce besoin. […] Seule cette lutte contre le révisionnisme peut préparer les cadres à prendre la direction des millions de travailleurs entrés dans la lutte contre le capitalisme et contre la bureaucratie […] La lutte active contre le pablisme et la formation des cadres et des partis sur la base de cette lutte, c’est cela la vie de la Quatrième Internationale depuis 1952. » [54]

La SLL ne se limita pas à la défense de la continuité historique de la Quatrième Internationale. Elle démontra le lien entre les changements objectifs dans la lutte de classes et le scepticisme croissant de l'OCI. Confrontée à une radicalisation croissante des travailleurs et des jeunes dans le monde entier et à la faiblesse numérique de ses cadres, l'OCI cherchait un raccourci opportuniste lui permettant de gagner de l'influence sans mener une lutte laborieuse pour la conscience marxiste dans la classe ouvrière. Telle était la signification de ses allégations sur les pablistes qui auraient été en faveur d'une Internationale « ultra-centraliste », et sur le fait que Trotsky aurait été en faveur d'une Internationale sans structures fermes, et de son insistance sur les faiblesses et les manques organisationnels du Comité international après le Troisième congrès mondial.

La SLL mettait donc l'OCI en garde : « La radicalisation des travailleurs avance rapidement en Europe occidentale, particulièrement en France [...] Il existe toujours dans ces étapes du développement le risque qu'un parti révolutionnaire réagisse à la situation, non d'une manière révolutionnaire, mais par une adaptation au niveau de lutte auquel les travailleurs ont été confinés de par leurs propres expériences sous la vieille direction – c’est-à-dire, à l'inévitable confusion initiale. De telles révisions du combat pour un parti indépendant et du Programme de transition sont généralement avancées sous le couvert d’un rapprochement avec la classe ouvrière, de l'unité de tous ceux qui luttent, du fait qu'il ne faut pas poser d'ultimatums, de l'abandon du dogmatisme, etc. [italique dans l'original]. » [55]

L'orientation opportuniste de l'OCI ressortait très clairement dans ses interprétations du « Front unique ». Ainsi, l'OCI écrivait: « Entre 1944 et 1951, il était habituel pour le PCI [le prédécesseur de l'OCI] d'envoyer des lettres au Bureau politique du Parti communiste français pour lui proposer un front unique, d'organisation à organisation. » Étant donné la faiblesse numérique du PCI, une telle politique n'était pas réaliste, selon eux-mêmes, puisque, « Quel secteur le PCI dirigeait-il qui aurait pu constituer la base d'un front unique entre lui et le PCF ? »

« Maintenant », poursuivait l'OCI, « notre politique de front unique est différente. Nous adressons les revendications des travailleurs avancés à la direction reconnue par la classe ouvrière (SFIO, PCF, directions syndicales); il est nécessaire de rompre avec la bourgeoisie et de réaliser le front unique de classe […] Nous rassemblons et organisons des couches de jeunes, d'ouvriers et de militants pour lutter en faveur du front unique. À travers ces luttes en faveur du front unique nous construisons l'OCI. » [56] [retraduit de l’anglais]

La SLL protesta fermement contre cette conception du « Front unique ». Elle insistait sur le fait que le parti, « Doit lutter ouvertement selon sa propre politique pour défier les directions politiques centristes et opportunistes de la classe ouvrière. » Lorsque « Le front unique est présenté comme une alternative, un raccourci, en opposition à la lutte pour une direction indépendante » cela détourne les travailleurs de la voie d’une direction révolutionnaire. « À ce moment de la crise mondiale, à ce moment de la lutte contre le révisionnisme, retirer toute l'insistance qui avait été mise sur la construction du Parti bolchevique revient à ouvrir immédiatement la porte à toute la pression de l'ennemi de classe. Le prétendu Front unique de classe est une forme de cette trajectoire dangereuse, de cette trajectoire désastreuse, [italique dans l'original] » prévenait la SLL. [57]

La SLL écrivit que, fondamentalement, la politique de l'OCI signifiait : « Le Front unique d'abord et, de ce fait, le parti passe au second plan. Nous rejetons cela. » Elle poursuivait : « Sous la forme proposée par l'OCI, c'est une préparation à la liquidation, aussi sûrement que la théorie pabliste de "l'entrisme sui generis", […] Dans les deux cas, l’essence est l'abandon de l'importance centrale de la construction du parti révolutionnaire. [italique dans l'original] » [58]

Comme nous l'avons vu, l'OCI rejeta les critiques faites par la SLL. L’intervention de l'OCI dans les événements révolutionnaires de 1968 était, au contraire, fondée sur la ligne politique critiquée par la SLL, et, comme l'avait prédit la SLL, cette orientation entraîna finalement sa liquidation en tant que parti trotskyste.

La lettre du 19 juin 1967 fut la dernière critique approfondie de la ligne de l'OCI émise par la section britannique. Dans les années qui suivirent, la SLL ne fut pas en mesure de se livrer à une critique d'envergure de la ligne de l'OCI. Elle publia une série d'articles superficiels sur les événements de mai-juin 1968 par Tom Kemp, qui passa largement sous silence le rôle de l'OCI. Même si on peut justifier l'absence de critique publique de l'OCI en 1968, par le fait que cette dernière était encore membre officiel du Comité international, la SLL n'a pas non plus examiné les causes de la dégénérescence centriste de l'OCI après sa rupture avec le CIQI en 1971.

Une investigation de cette ampleur était d’une importance vitale pour armer politiquement et théoriquement les cadres du Comité international. Sa tâche aurait consisté à remonter bien au-delà des événements de 1968 et 1966 pour démontrer comment l'orientation centriste de l'OCI s'était développée et mettre en lumière les problèmes liés à une telle dégénérescence. Pourtant, la SLL contourna cette tâche en déclarant que les divergences politiques en question n'étaient que des manifestations secondaires de divergences philosophiques, et qu’on pouvait remplacer l’analyse concrète des questions politiques par une discussion abstraite des problèmes épistémologiques. Elle justifia sa rupture avec l'OCI exclusivement sur la base du rejet, par cette dernière, du matérialisme dialectique comme théorie marxiste de la connaissance.

Derrière cette dérobade de la SLL, il y avait des divergences dans ses propres rangs, et dont la direction du parti ne voulait pas discuter. Une discussion ouverte, provoquée par le conflit avec l'OCI, aurait pu remettre en question ce qui avait été accompli au niveau pratique et organisationnel, et que la direction considérait comme plus important que la clarification politique.

Finalement, la SLL paya un prix très élevé pour son refus d'examiner la dégénérescence de l'OCI. Les problèmes politiques fondamentaux n'ayant pas été clarifiés, ils s’immiscèrent dans la SLL. En 1974, l'OCI fut à même de provoquer des tensions dans le Workers Revolutionnary Party (WRP – le successeur de la SLL) par l'intermédiaire d'Alan Thornett, responsable du travail syndical à la SLL puis au WRP. Au cours de la crise qui s'en suivit, le WRP perdit une bonne partie de ses membres dans les usines. À la fin des années 1970, le WRP avait adopté une trajectoire opportuniste de plus en plus proche de celle de l'OCI en France – surtout en ce qui concernait ses relations avec les syndicats, le Parti travailliste et les mouvements nationalistes dans les anciens pays coloniaux. Finalement, en 1985, le WRP éclata du fait de ses contradictions internes.

Le profil politique de Pierre Lambert

En conséquence de l'échec de la Socialist Labour League (SLL) britannique à analyser la dégénérescence politique de l'OCI, cette histoire est restée dans l'ombre durant de nombreuses années. L'on savait peu de choses sur l'évolution politique de l'OCI, ses débats internes et le profil de ses dirigeants.

Cependant, durant les 15 dernières années, un grand nombre de mémoires personnels, de travaux historiques de qualité variable et d'études universitaires sérieuses sont parus en France au sujet du mouvement trotskyste. Une raison importante de cet intérêt grandissant tient à la nomination de Lionel Jospin, ancien membre de l'OCI, comme premier ministre après la victoire électorale du PS en 1997, et aux succès électoraux de trotskystes autoproclamés comme Arlette Laguiller et Olivier Besancenot.

En septembre 2006, Jean Hentzgen a soutenu son mémoire de maîtrise, une étude détaillée de l'histoire des débuts de l'OCI, à la faculté d'histoire de l'Université de Paris I, sous la direction de Michel Dreyfus, auteur d'une histoire de la CGT et historien des mouvements ouvriers modernes en France. [59]

S'appuyant sur un fond d'archives important, des entretiens avec des témoins des événements et des travaux antérieurs, l'auteur nous présente l'histoire de la majorité du PCI [prédécesseur de l'OCI] de 1952 à 1955. En 1952, Michel Pablo avait exclu la majorité de la section française, le PCI, de la Quatrième Internationale parce qu'elle s'opposait à la politique de « l'entrisme sui generis », c’est-à-dire, de l'entrée dans le Parti communiste s'appuyant sur la dissolution du PCI en tant qu'organisation indépendante. En 1953, la majorité du PCI faisait partie des organisations fondatrices du Comité international de la Quatrième Internationale. À partir de 1965, elle s'est appelée l'OCI.

Le travail d'Hentzgen établit clairement qu'il y avait, dès le début, deux courants différents dans le PCI. L'un, mené par Pierre Lambert, était caractérisé par une approche syndicaliste. Il concentrait son travail sur les syndicats et, plus tard, sur le milieu social-démocrate. L'autre, mené par Marcel Bleibtreu, mettait l'accent sur la polémique avec le Parti communiste.

Le conflit entre ces deux courants gagna en intensité et en âpreté. En mars 1953, Lambert remplaça Bleibtreu en tant que dirigeant de l'OCI. Deux ans plus tard, Bleibtreu et ses camarades les plus proches étaient expulsés du parti malgré les protestations du Comité international. Ces deux factions présentaient des faiblesses politiques importantes, et beaucoup des questions complexes liées à la lutte contre le révisionnisme pabliste ne furent jamais clarifiées dans la section française.

Bleibtreu, sous le pseudonyme de Favre, fut le premier à s'opposer aux thèses révisionnistes de Pablo lors d'une réunion du Comité exécutif international de la Quatrième Internationale en novembre 1950. Sous le titre « Où va Pablo ? » il soumit ces thèses à une critique politique et théorique intensive. [60]

Ce document fut publié en juin 1951 et contribua de façon très importante à l'orientation politique de la majorité de la section française. Bleibtreu, le dirigeant le plus important de la tendance, était né en 1918 et avait rejoint les trotskystes français en 1934, alors qu'ils travaillaient dans la SFIO social-démocrate. Après la guerre, il publia le journal du parti, La Vérité, et devint le secrétaire politique du PCI. Il était médecin de profession, et mourut en 2001.

Pierre Lambert (1920-2008) avait rejoint le groupe de Raymond Molinier et Pierre Frank en 1937, groupe qui, de par sa ligne opportuniste différait fortement de Trotsky comme de la ligne officielle de la section française à ce moment-là. Durant la guerre, Lambert était actif dans les syndicats illégaux, et après la réunification des trotskystes français en 1944 il dirigea leur travail syndical. Il apporta son soutien à la majorité opposée aux pablistes après quelques hésitations. L'une des principales raisons de son soutien à ceux qui s'opposaient aux pablistes semble avoir été que la politique d'« entrisme sui generis » risquait de détruire le travail syndical du PCI. Dans le contexte de ce travail, beaucoup de camarades plus jeunes des usines s'étaient courageusement opposés aux staliniens.

De nombreux aspects de la politique suivie plus tard par Lambert étaient déjà apparents avant la rupture d’avec les pablistes. Nous avons déjà relevé qu'en 1947 il avait fait passer une résolution au PCI insistant sur l'indépendance complète entre les syndicats et les partis politiques. De 1950 à 1952, Lambert participa à la publication d'un journal syndical, intitulé L'Unité, dont le comité de rédaction comprenait des syndicalistes de différentes orientations politiques. À côté des trotskystes du PCI, il y avait des anarchistes et des réformistes, y compris des anti-communistes déclarés. Certains d'entre eux – tel l'anarchiste Alexandre Hébert qui fut secrétaire du syndicat Force Ouvrière en Loire-Atlantique de 1947 à 1992 – ont conservé une loyauté à vie envers Lambert.

En juillet 1952, le PCI tint son huitième congrès où, pour la première fois, la majorité et la minorité pabliste se réunirent séparément. Au cœur du congrès de la majorité, il y avait la lutte contre les pablistes, sur laquelle Bleibtreu et Lambert s'accordaient. Ils s'accordaient également sur le fait que l'OCI ne devait pas se laisser exclure de la Quatrième Internationale, mais plutôt rester à l'intérieur et se battre pour un changement d'orientation et pour sa réintégration.

Cependant, des tensions se développèrent concernant les questions sur lesquelles concentrer le travail politique. Bien que Bleibtreu rejetât la politique de Pablo de dissoudre la section entière dans le Parti communiste, il considérait qu'il fallait développer une faction secrète de cadres choisis à l'intérieur du Parti communiste. Pour sa part, Lambert était d'avis que l'organisation était trop faible pour ce genre de travail et cherchait à concentrer toutes les forces du parti sur le travail syndical.

Ces tensions s’amplifièrent dans les mois qui suivirent. Lors d'une réunion du comité central, fin décembre, Bleibtreu se chargea du rapport politique ; Lambert du rapport syndical. Hentzgen résume les points de vue opposés ainsi :

Pour Bleibtreu, « le PCI doit combiner intervention du parti indépendant, travail fractionnel clandestin et aide à la structuration des oppositionnels de gauche [au PCF]. Le parti révolutionnaire se construira à partir de cette opposition de gauche. »

Et pour Lambert, « la tâche première des révolutionnaires consiste à reconstruire les organisations syndicales très affaiblies : CGT d'abord, mais aussi FO. Le militantisme syndical permettra aux trotskystes de pénétrer au sein des masses et de s’y enraciner. Par l’efficacité de leurs mots d’ordre et les actions qu’ils proposeront, les trotskystes parviendront à faire agir les travailleurs et joueront peu à peu le rôle de direction. » [61]

Ces deux points de vue étaient dangereusement proches de ceux des pablistes, qui disaient que le parti révolutionnaire n'émergerait pas des cadres existants de la Quatrième Internationale, mais d'une fraction de gauche à l'intérieur d'organisations stalinienne ou réformiste influencées par les trotskystes.

Les espoirs de Bleibtreu quant au développement d'une opposition de gauche dans le Parti communiste français (PCF) trouvent leur expression la plus claire dans son alliance avec André Marty. Ce vétéran du stalinisme, qui tirait son prestige d'une mutinerie sur un navire de guerre français au large d'Odessa en 1919, avait été secrétaire de l'Internationale communiste de 1935 à 1943 et avait organisé les brigades internationales pendant la guerre d'Espagne. Il tomba en disgrâce en 1952 et fut exclu du PCF. Bien que les actions brutales de Marty contre les oppositionnels de gauche en Espagne lui aient valu le surnom de « Boucher d'Albacete » et qu'il n’y avait guère d’indication qu'il ait fait une sérieuse remise en question de son passé stalinien, Bleibtreu le considérait comme le dirigeant d'une opposition de gauche.

Bleibtreu rencontra personnellement Marty, qui déclara son intérêt pour une collaboration, mais ce dernier était également en contact avec les pablistes. La majorité du PCI mena une campagne pour défendre Marty, et créa les Comités de redressement communiste pour l'occasion, ceux-ci étaient censés former une opposition de gauche contre la direction stalinienne. En janvier 1953, La Vérité, lança un appel à Marty: « Allez de l’avant, et vous serez le porte-parole d’abord, l’organisateur ensuite, du prolétariat révolutionnaire de ce pays ! » [62]

Bleibtreu courtisa Marty durant trois ans environ, rencontrant une opposition importante dans le PCI. Bleibtreu gagna la réputation de prôner « le pablisme sans Pablo », ce qui sapa considérablement son autorité. À partir de mars 1953, il était en minorité au comité central et Lambert prit la direction du PCI.

Alors que Bleibtreu maintenait le contact avec André Marty, Lambert plaçait de grands espoirs dans un autre membre dirigeant du Parti communiste français, Benoît Frachon, le chef de la fédération syndicale CGT.

En 1951 et à nouveau en 1953, Frachon appela à l'unité d'action de tous les syndicats et gagna ainsi le soutien complet de Lambert. Bien qu'il y ait eu des tensions entre Frachon et d'autres dirigeants du PCF, elles ne furent jamais de nature fondamentale. Le tournant de la CGT vers « l'unité dans l'action » était plutôt lié au fait que le PCF envisageait la possibilité de rejoindre le gouvernement et cherchait par conséquent à se rapprocher des partis réformistes.

En 1954, le PCF apporta bien son soutien à un gouvernement de coalition des socialistes, radicaux-socialistes et gaullistes de gauche sous la direction de Pierre Mendès-France. Lambert, cependant, déclarait que l'appareil de la CGT était – contrairement à celui du PCF – attaché aux masses.

La revendication de l'unité était au cœur du travail syndical du PCI. À partir de 1953, il appelait à l'organisation d'« assises pour l'unité d'action syndicale » pour réunir les représentants de différentes organisations syndicales au niveau local et national. Les membres du PCI dans les syndicats avaient reçu l'instruction de lier tous les problèmes de la vie syndicale par le slogan des « Assises nationales pour l'unité d'action syndicale. »

Le PCI maintint une position très complaisante à l'égard des dirigeants syndicaux. En mars 1954, il organisa une conférence nationale qui se concentrait expressément sur l'« unité dans la démocratie » et non sur le programme du parti. L'apparition à cette conférence de George Frischmann, secrétaire général du syndicat des Postes et haut fonctionnaire à la CGT, fut fêtée comme un grand succès. Par la suite, le « Comité permanent des Assises » envoya une délégation qui comprenait trois trotskystes aux différents sièges des syndicats, dont la CGT.

Finalement, Lambert rencontra personnellement le dirigeant de la CGT, Frachon, et sur son insistance, fut à nouveau accepté en tant que membre de ce syndicat dont il avait été exclu. Frachon croyait que la campagne du PCI en faveur de l'unité des syndicats ne constituait pas une menace pour la bureaucratie.

Le 16 novembre 1953, le Socialist Workers Party (SWP) américain publia la « Lettre ouverte, » qui appelait à une rupture avec les pablistes et à la création du Comité international. Ce fut accueilli avec enthousiasme par le PCI. Leur isolement international arrivait à son terme.

La Vérité, titra « Le trotskysme vaincra, un appel des trotskystes américains contre les liquidateurs de la Quatrième [Internationale] » Le 23 novembre, le PCI organisa la première réunion du Comité international à Paris. Bien qu'il ne fût plus secrétaire du parti, Bleibtreu représentait le PCI au Comité international et Gérard Bloch prit le rôle de secrétaire. En dépit de ce changement, les controverses au PCI continuèrent de plus belle.

D'autres différends s’ajoutèrent à ceux qui existaient déjà. Après la mort de Staline et l'écrasement du soulèvement de Berlin-Est en juin 1953, des appréciations divergentes des partis staliniens avaient été développées. La tendance de Bleibtreu défendait le soutien critique aux courants ostensiblement de gauche dans la bureaucratie, alors que la majorité du parti autour de Lambert et Bloch rejetait cette position et appelait à une révolte des travailleurs – comme celle qui s'était produite à Berlin-Est.

Il y avait aussi des divergences concernant les mouvements de libération nationale. Sur ce point, Lambert – à la manière des pablistes – appelait à un soutien inconditionnel sans critiques, alors que la tendance de Bleibtreu disait que le soutien devait être combiné avec une critique fraternelle.

À partir de mai 1952, le PCI entretint de bonnes relations politiques et personnelles avec Messali Hadj, le dirigeant du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) et du MNA (Mouvement national algérien). Lorsque Hadj fut exclu d'Algérie par la police, des membres du PCI s'occupèrent de ses enfants. Le MTLD était soutenu par beaucoup de travailleurs algériens en France, certains d'entre eux avaient travaillé étroitement avec le PCI dans la CGT. Cependant, Hadj était et restait un nationaliste bourgeois.

Avec l'éclatement de la guerre de libération algérienne en 1954, le soutien au MNA, que Lambert assimila à un parti révolutionnaire prolétarien durant un temps, prit plus d'importance dans le travail du PCI. Le PCI se chargea de tâches logistiques et contribua au travail clandestin. La tendance Bleibtreu critiqua cette position et accusa la direction de faire preuve d'« une attitude d’opportunisme servile à l’égard du MTLD et de ses insuffisances. » [63]

En Algérie, le MNA fut supplanté par le Front de libération national (FLN), issu d'une scission dans l'organisation secrète armée du MTLD et ayant peu de liens avec la classe ouvrière. Il tirait sa force du soutien du gouvernement égyptien de Gamal Abdel Nasser, qui lui fournissait des armes, et de ses actions brutales contre ses rivaux politiques. Hadj répondit à son isolement croissant en évoluant politiquement vers la droite. À l'été 1958, ses partisans participèrent à des négociations avec le gouvernement français et le PCI mit un terme à ses relations avec lui.

Les tensions entre factions au sein du PCI devinrent de plus en plus âpres au cours de l'année 1954. Le Comité international, et surtout sa section britannique, tenta en vain d'apaiser les tensions et d'induire une coopération positive entre les deux ailes. Finalement, Bleibtreu et deux de ses partisans – Michel Lequenne et Lucien Fontanel – furent exclus pour un motif disciplinaire : ils avaient répondu à une convocation de la police contre l'avis du bureau politique. Mais une fois au commissariat, ils avaient refusé de faire une déposition, comme le requerrait la politique établie du parti. Mais le bureau politique leur avait demandé d'ignorer la convocation ce qui aurait entraîné leur arrestation.

Dans une déclaration du 21 mai 1955, le Comité international exprima sa colère devant l'expulsion de Bleibtreu, Lequenne et Fontanel, demandant qu'ils soient réintégrés et représentés dans tous les comités importants du parti. Cependant, cette demande n'était pas recevable pour le comité central du PCI qui rejeta la demande du Comité international.

La tendance de Lambert dominait alors le PCI, lequel ne jouait qu'un rôle mineur dans le travail du Comité international. En 1963, lors de la réunification du SWP américain avec les pablistes dans le Secrétariat unifié, la section française resta alignée sur le Comité international. Cependant, tous les documents importants contre la réunification furent rédigés par la section britannique.

En France, le PCI se consacra au travail dans les usines, où il maintint une confortable répartition des tâches avec les opportunistes de Voix ouvrière (VO) durant plusieurs années. Cela ne se termina qu'en 1966, à la suite de la controverse lors du troisième congrès mondial du Comité international. Depuis 1959, les deux organisations imprimaient et distribuaient leurs tracts devant les usines en commun. Le dirigeant de VO, Hardy, travaillait comme visiteur médical et possédait une voiture dont il faisait souvent profiter Lambert.

Après leur expulsion, Bleibtreu et Lequenne évoluèrent également vers la droite. Ils rejoignirent la Nouvelle Gauche où ils développèrent leur propre tendance et participèrent à la fondation du Parti socialiste unifié (PSU), une organisation attrape-tout de gauche d'où ont émergé de nombreux chefs de gouvernement et de ministres par la suite. En 1968, sous la direction de Michel Rocard, le PSU contrôlait la fédération étudiante UNEF.

Durant quelque temps, Bleibtreu fut membre du comité politique du PSU et en fut même secrétaire général, jusqu'à son départ en 1964. Après cela, il fut actif dans de nombreuses initiatives – pour la paix au Viêt-Nam, contre la pauvreté infantile, et dans les années 1990 contre l'embargo sur l'Irak. Lequenne partit en Algérie en 1963 pour soutenir le régime nationaliste, il y rejoignit les pablistes et devint membre du Secrétariat unifié. De 1974 à 1995, il travailla au journal Libération. Lequenne mourut en 2006.

Le centrisme de l'OCI qui s'exprima ouvertement en 1968 avait une longue préhistoire. En dernière analyse, il résulta de l'abandon par la section française de la lutte contre le révisionnisme pabliste.

Notes :

[1] Michelle Zancarini-Fournel, « 1962-1968. Le champ des possibles », dans « 68. Une histoire collective », Paris 2008

[2] Daniel Bensaïd, Alain Krivine, « Mai si! 1968-1988: Rebelles et repentis », Montreuil 1988, p. 39

[3] Karl Marx et Friedrich Engels, « Adresse du Comité central à la Ligue des communistes »

[4] Jean-Paul Salles, « La Ligue communiste révolutionnaire », Rennes 2005, p. 49

[5] Alain Krivine, « Ça te passera avec l’âge », Flammarion 2006, p. 93-94

[6] Jean-Paul Salles, ibid., p. 52

[7] Pierre Frank, « Mai 68: première phase de la révolution socialiste française », http://www.lcr-rouge.org/spip.php?article1609

[8] Pierre Frank, ibid.

[9] Ingrid Gilcher-Holtey, « Mai 68 in Frankreich », in « 1968. Vom Ereignis zum Mythos », édité par Ingrid Gilcher-Holtey, Frankfurt am Main 2008, p. 25

[10] archplus 183, Zeitschrift für Architektur und Städtebau, Mai 2007

[11] Alain Krivine, Daniel Bensaïd, « Mai si! 1968-1988: Rebelles et repentis », Montreuil 1988

[12] ibid., p. 39-40

[13] Traduit de l’allemand: Léon Trotsky, « Programme de Transition », Essen 1997, p. 110

[14] Pierre Frank, « Mai 68 : première phase de la révolution socialiste française », http://www.lcr-rouge.org/spip.php?article1609

[15] Léon Trotsky, « Le front populaire et les comités d’action », 26 novembre 1935, http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf4.htm

[16] Traduit de l’anglais : Jeunesse Communiste Révolutionnaire, « Workers, Students », May 21, 1968, http://marxists.org/history/france/may-1968/workers-students.htm

[17] Léon Trotsky, « Qu’est-ce qu’un journal de masse? » Dans Œuvres, Tome 7, 1935 p. 175, 178. Edi Paris 1980.

[18] Léon Trotsky, « Contre les faux passeports en politique ». Dans Œuvres, Tome 7, 1935 p. 224, 229. Edi Paris 1980.

[19] ibid, p. 229-230

[20] Krivine, Bensaïd, ibid. p. 43

[21] Alain Krivine, « Ça te passera avec l’âge », Flammarion 2006, p. 103-104

[22] Traduit de l’allemand. Leo Trotzki, « Klasse, Partei und Führung », in « Revolution und Bürgerkrieg in Spanien 1931-39 », Frankfurt 1976, S. 346

[23] Edwy Plenel, « Secrets de jeunesse », Editions Stock 2001, p. 21-22

[24] François de Massot, La grève générale (Mai-Juin 1968) », Supplément au numéro 437 d’ « Informations Ouvrières ». Toutes les citations de cet article en sont extraites sauf indication contraire.

[25] Leon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, 9e partie, janvier 1932.

[26] Leon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, 5e partie, janvier 1932.

[27] Leon Trotsky, La Troisième Internationale après Lénine, mars 1928.

[28] Leon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, 5e partie, Op. Cit.

[29] Sur l'attitude du mouvement marxiste envers les syndicats, voir David North, Le marxisme et les syndicats.

[30] Leon Trotsky, Les cinq premières année de l'Internationale communiste, 1924.

[31] Leon Trotsky, Les cinq premières année de l'Internationale communiste, 1924.

[32] Daniel Gluckstein et Pierre Lambert, « itinéraires, » Éditions du Rocher, 2002, p. 51.

[33] La Vérité, n° 541, avril-mai 1968.

[34] « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l’avant-garde, » La Vérité n° 540, février-mars 1968, p. 13-14.

[35] « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l’avant-garde, » La Vérité n° 540, février-mars 1968, p. 15.

[36] François de Massot, Op. Cit., p. 58.

[37] Cette citation et toutes les autres de Trotsky, sauf indication contraire, sont extraites de: Léon Trotsky, « Front populaire et comités d'action » (26 novembre 1935).

[38] François de Massot, « La grève générale (Mai-Juin 1968) », p. 123

[39] ibid, p. 48

[40] ibid, p. 188

[41] ibid, p. 195

[42] ibid, pp. 196-197

[43] ibid, p. 197

[44] Léon Trotsky, « Le programme de transition ».

[45] François de Massot, op.cit., p. 203

[46] ibid, p. 304

[47] ibid, p. 248

[48] « Le bonapartisme gaulliste et les tâches de l’avant-garde, » La Vérité No. 540, février-mars 1968

[49] Cité par Jean-Paul Salles in « La ligue communiste révolutionnaire, » Rennes 2005, p. 98

[50] « Reply to the OCI by the Central Committee of the SLL, June 19, 1967, » in Trotskyism versus Revisionism, Volume 5, London 1975, pp. 107-132

[51] « Statement by the OCI, May 1967 » in Trotskyism versus Revisionism, Volume 5, London 1975, p. 84

[52] ibid. pp. 91-95

[53] ibid. p. 92

[54] « Reply to the OCI by the Central Committee of the SLL, June 19, 1967, » ibid. pp. 107-114

[55] ibid., pp. 113-114

[56] « Statement by the OCI, May 1967, » ibid. p. 95

[57] ibid. pp. 123-24

[58] ibid. p. 125

[59] Jean Hentzgen, « Agir au sein de la classe. Les trotskystes français majoritaires de 1952 à 1955, » Université de Paris I, septembre 2006.

[60] « Where is Pablo Going ? » par Bleibtreu (Favre), juin 1951 dans Trotskyism versus Revisionism, vol. 1, London, 1974.

[61] Hentzgen, op.cit., p. 57

[62] Cité par ibid. p. 60

[63] Cité par ibid. p. 148

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