La Deuxième guerre mondiale: leçons et avertissements

Le texte qui suit est une conférence de Nick Beams, secrétaire national du Socialist Equality Party (Australie) et membre du Comité de rédaction international du World Socialist Web Site, devant des auditoires à Sydney et à Melbourne en novembre 2009.

Le 70ème anniversaire du début de la Deuxième guerre mondiale a été accueilli par un silence étrange, presque incompréhensible, au vu de la catastrophe qui fut déclenchée. Ce fut l’événement le plus sanglant du vingtième siècle. Il en résulta plus de 70 millions de morts, dont près de 27 millions en Union soviétique et jusqu’à 20 millions en Chine.

La guerre donna lieu à des horreurs indescriptibles: les meurtres de masse de près de 6 millions de Juifs européens, les bombardements incendiaires de Hambourg, Dresde et Tokyo et le largage de la bombe atomique sur les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki, pour n’en nommer que quelques-unes.

Notre tâche aujourd’hui est de tirer les leçons de la guerre et d’établir leur signification pour l’époque contemporaine. Est-ce-que la Deuxième guerre mondiale est un événement historique lointain, relégué aux confins de notre mémoire et revisité de temps à autre. Ou bien a-t-elle une importance contemporaine ?

Pour tirer les leçons de la guerre, il nous faut comprendre ses causes. Et à ce sujet un certain travail préliminaire doit être accompli. Nous devons nous frayer un chemin au travers de l’épaisse jungle de mythes et de légendes qui entourent la guerre, des mythes qui sont sans cesse nourris et recréés dans le but de servir des desseins politiques contemporains.

Selon les légendes qui prévalent, la guerre avait commencé en Europe quand la Grande-Bretagne, après avoir tenté d’apaiser l’Allemagne nazie, s'était finalement rendu compte, avec l’invasion de la Pologne en septembre 1939, qu’il fallait prendre position. A partir de ce moment là, la guerre fut une lutte de la démocratie contre l’agression fasciste. La Grande-Bretagne, seule debout après la défaite de la France en mai 1940 et jusqu’à l’entrée en guerre des Etats-Unis en décembre 1941, fit face au danger du nazisme tandis que le premier ministre de guerre d’alors, Winston Churchill, rassemblait la nation de la petite île dans sa « plus belle heure. »

Le fait que la Grande-Bretagne se trouvait, au début de la guerre, à la tête du plus grand empire que le monde ait jamais vu, et qui englobait un quart de la surface du globe, est tout simplement ignoré. Le mythe est d’autant plus amplifié au regard du rôle joué par Churchill. Avec l’échec de la politique de l’apaisement l’on nous fait croire que Churchill, un ardent défenseur de la démocratie et un adversaire du nazisme et du fascisme, fut appelé au gouvernement après une traversée du désert politique pour s’occuper de la Grande-Bretagne à l'heure où elle était en danger.

Comme toutes les légendes politiques, celle-ci est maintenue parce qu’elle est utile aux objectifs politiques contemporains. Voyons combien de fois elle fut ressassée ces vingt dernières années. La guerre du Golfe fut lancée en 1990 pour empêcher que le Hitler du Moyen Orient, le président irakien Saddam Hussein, n’avale le petit Koweït… Souvenons-nous de l’apaisement de Hitler à Munich en 1938 ! Puis, fut déclenchée la guerre contre la Serbie en 1999 pour empêcher le Hitler des Balkans, le président serbe Slobodan Milosevic, de perpétrer un génocide contre les Kosovars… souvenons-nous de 1938 ! Et le Hitler du Moyen Orient revint en 2003 au moment où les Etats-Unis lançaient leur guerre contre l’Irak.

Quelle était vraiment la situation dans les années 1930? La politique de l’apaisement n’était pas le résultat d’un quelconque échec à tenir tête au dictateur Hitler, mais impliquait des calculs politiques bien définis. L’adaptation de la Grande-Bretagne au régime nazi était fondée sur l’espoir que Hitler appliquerait le programme présenté dans son livre Mein Kampf et lancerait une guerre contre l’Union soviétique, ce dont l’empire britannique profiterait. La Grande-Bretagne avait eu pour objectif dès le lendemain de la Révolution d’Octobre 1917, le renversement du régime soviétique. Il n’y avait pas de partisan plus passionné de cet objectif que Churchill qui prônait une intervention militaire des puissances impérialistes pour « étrangler le bébé bolchevique dans son berceau. »

Quand Hitler était encore un fanatique de droite inconnu et tapant du poing sur la table dans les brasseries de Munich, Churchill, en tant que ministre, dénonçait déjà la Révolution russe en des termes que le régime nazi devait employer plus tard.

Dans un article publié en 1920 sur le rôle infâme de ce qu’il qualifiait de « Juifs internationaux », Churchill avait écrit : « Les adhérents de cette sinistre confédération sont pour la plupart des hommes qui ont grandi au sein des populations malheureuses des pays où les Juifs sont persécutés en raison de leur race. La plupart, sinon tous, ont abandonné la foi de leurs ancêtres et effacé de leurs esprits tous les espoirs spirituels d’un autre monde. Ce mouvement parmi les Juifs n’est pas nouveau. De Spartacus-Weishaupt à Karl Marx, en passant par Trotsky (Russie), Bela Kùn (Hongrie), Rosa Luxembourg (Allemagne) et Emma Goldman (Etats-Unis), ce complot à l’échelle mondiale, pour le renversement de la civilisation et pour la reconstruction de la société sur la base de l’infantilisme intellectuel, de la malveillance envieuse et de l’impossible égalité, n’a cessé de croître continuellement. Il a joué… un rôle clairement reconnaissable dans la tragédie de la Révolution française. Il a été la source principale de chaque mouvement subversif du 19ème siècle ; et finalement maintenant cette bande de personnages extraordinaires venus des bas fonds des grandes villes d’Europe et d’Amérique ont attrapé le peuple russe par les cheveux pour devenir les maîtres quasi incontestés de cet énorme empire. » [1] Bien avant que les diatribes de Hitler contre le complot judéo-bolchevique ne remplissent les ondes et les pages des médias, Churchill l’avait mis en avant et, ce n'est pas un hasard, l’année même où était lancé le tristement célèbre tract antisémite des Protocoles des Sages de Sion (The Protocols of the Elders of Zion.)

L’attitude de Churchill envers le fascisme n’a nulle part été plus clairement résumée que dans un discours qu’il a prononcé le 20 janvier 1927 durant une visite en Italie où le régime fasciste de Mussolini était arrivé au pouvoir en 1922. « Je n’ai pas pu m’empêcher d’être séduit, » avait-il déclaré, « comme l’ont été tant d’autres personnes par le comportement gentil et simple de Signor Mussolini et par son calme, sa sérénité neutre en dépit des nombreux fardeaux et dangers. Ensuite, tout le monde pouvait voir qu’il ne pensait à rien d’autre qu’au bien-être du peuple italien… Si j’avais été un Italien, je suis sûr que j’aurais été de tout cœur avec vous du début à la fin de votre lutte triomphale contre l’appétit bestial et les passions du Léninisme. Je tiens toutefois à dire un mot sur un aspect international du fascisme. A l’extérieur, votre mouvement a rendu un service à la terre entière. La grande peur qui a toujours affecté chaque dirigeant démocratique, ou dirigeant de la classe ouvrière, a été la peur d’être ébranlé ou de se voir dépassé par quelqu’un de plus extrême que lui. L’Italie a montré qu’il y a un moyen de combattre les forces subversives qui peuvent rallier les masses des gens, correctement menées, pour estimer et vouloir défendre l’honneur et la stabilité de la société civilisée. Elle a procuré l’antidote nécessaire au poison russe. Dorénavant, aucune grande nation ne sera démunie de l’ultime moyen de protection contre l’excroissance cancérigène du Bolchevisme. » [2]

En Allemagne, Hitler, qui commençait alors son ascension au pouvoir, était aussi un grand admirateur de Mussolini en tant que sauveur de la civilisation contre le Bolchevisme. Voilà pour ce qui est de la légende selon laquelle la guerre fut déclenchée pour la défense de la démocratie et pour empêcher la montée du fascisme. Les nazis ne devinrent des ennemis que lorsqu’on craignit que leur soif de conquêtes ne menace la position de l’impérialisme britannique.

Si nous arrivons à l’entrée des Etats-Unis dans la guerre, après le bombardement de Pearl Harbor par l’aviation japonaise le 7 décembre 1941, une date dont le président Roosevelt dira qu’elle « restera dans l’histoire comme un jour d’infamie », nous avons affaire à une autre légende. Dans ce cas, on nous dit que les Etats-Unis n’étaient pas entrés en guerre pour poursuivre de quelconques ambitions impériales ou pour sauvegarder leurs intérêts géopolitiques. C’était, pour utiliser à nouveau les mots de Roosevelt, simplement pour répondre à une « attaque non provoquée et lâche du Japon. » Rien ne pourrait être plus loin de la vérité. La guerre contre le Japon était attendue et anticipée. Ce n’était plus qu’une question de temps, à savoir quand elle commencerait après que les Etats-Unis eurent imposé en juillet 1941 un embargo sur le pétrole contre le Japon pour lui faire respecter leur demande de retrait de la Chine. Depuis leur émergence en 1898 comme principale puissance mondiale, les Etats-Unis insistaient sur une politique de la « porte ouverte » à l’égard de la Chine. Ils étaient hostiles aux incursions japonaises, d’abord l’invasion de la Mandchourie en 1931, puis la seconde guerre lancée en juillet 1937 avec la prise de Beijing.

Des projets de guerre contre le Japon avaient été sérieusement envisagés par les Etats-Unis bien avant Pearl Harbor. En mars 1939, la marine américaine avait distribué une version révisée de leurs projets de guerre appelé Basic War Plan ORANGE. Orange était le nom de code pour le Japon. Conformément au projet, la guerre avec ORANGE serait « rapidement déclenchée et sans préavis » et serait une guerre offensive de « longue durée. » L’objectif du plan de guerre était « d’imposer la volonté des Etats-Unis à ORANGE en détruisant les forces armées et en perturbant la vie économique d’ORANGE tout en protégeant les intérêts américains à l’intérieur et à l’extérieur. » [3]

En septembre 1940, l’attaché naval américain à Tokyo avait envoyé un rapport à Washington concernant l’état des villes japonaises. « Les tuyaux sont vieux, usés et ils fuient, » écrivait-il, « les conduites d’eau sont coupées la nuit. La pression est faible. Les bouches d'incendie ne courent pas les rues… Des bombes incendiaires larguées en quantité sur une vaste surface des villes japonaises occasionneraient la destruction d’une bonne partie de ces villes. » [4] Ce conseil fut suivi avec un effet meurtrier en mars 1945 lorsque des bombes incendiaires furent déversées sur Tokyo. L’on a évalué à plus de 100.000 le nombre de personnes tuées dans l'incendie dévastateur qui s’ensuivit, c'est à dire un chiffre plus élevé que celui des victimes immédiates du bombardement atomique d’Hiroshima et de Nagasaki. Une étude officielle américaine, l’US Strategic Bombing Survey, a conclu que « vraisemblablement plus de personnes avaient perdu la vie par le feu à Tokyo en l’espace de six heures qu’à aucune autre période de l’histoire humaine. » [5]

Après s'être frayé un chemin à travers les mythes et les légendes, retournons à présent aux causes sous-jacentes de la Deuxième guerre mondiale. Elles ne peuvent être exposées que sur la base d’une analyse historique allant bien au-delà des événements et des conflits immédiats survenus durant les années 1930. Ces conflits et les circonstances dans lesquelles ils ont surgi doivent eux aussi être expliqués.

Tout examen des causes de la Deuxième guerre mondiale doit débuter par le fait qu’elle a éclaté à peine 21 ans après la fin de la Première guerre mondiale. C’est-à-dire environ le même laps de temps qui nous sépare de la chute du Mur de Berlin et de l’effondrement des régimes d’Europe de l’Est et de l’Union soviétique.

Le déclenchement de la guerre le 4 août 1914 fut un énorme choc. Peu de gens se doutaient que l’assassinat à Sarajevo six semaines auparavant, le 28 juin 1914, du grand-duc d’Autriche Ferdinand, mettrait en branle une chaîne d’événements qui allaient plonger le continent européen dans un conflit de quatre ans et provoquer la mort et la destruction à une échelle inconcevable auparavant.

Il avait pourtant existé des observateurs extrêmement perspicaces qui avaient anticipé ce que serait une guerre générale européenne. A la fin de 1887, Friedrich Engels écrivait : « Et finalement, pour l’Allemagne prussienne il n’y a plus d’autre guerre possible qu’une guerre mondiale, à savoir une guerre d’une ampleur et d’une violence inimaginables jusque-là. Huit à dix millions de soldats s’entretueront et dévasteront l’Europe comme une nuée de sauterelles. Une dévastation en l’espace de trois à quatre ans comparable aux ravages causés par la Guerre de Trente ans et étendue sur tout le continent. La famine, les épidémies, le retour universel à la barbarie tant des troupes que des masses populaires du fait de la misère profonde ; une désagrégation irréparable de nos mécanismes artificiels du commerce, de l’industrie et du crédit aboutissant en une banqueroute généralisée : l’effondrement des vieux Etats et de leur sagesse politique conventionnelle au point où les couronnes rouleront par dizaines sur la chaussée et qu’il ne se trouvera personne pour les ramasser… l’impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira victorieux de la bataille. Une seule conséquence est absolument sûre : l’épuisement universel et la création des conditions à la victoire finale de la classe ouvrière. Telle est la perspective pour l’heure où le développement systématique de la course aux armements atteindra son apogée et portera finalement ses fruits inévitables. »

Engels signalait les conséquences d’une guerre entre des Etats-nations bourgeois dont les économies et donc les capacités militaires s’étaient rapidement accrues au cours des dernières décennies du dix-neuvième siècle.

La finance et l’industrie capitalistes s’étaient développées dans des proportions gigantesques. C’était le début de l’époque impérialiste où les grandes puissances capitalistes étaient engagées dans une lutte de plus en plus intense à l’échelle mondiale pour la conquête de marchés, de colonies, de sphères d’influence et de matières premières. De plus en plus, cette évolution économique entrait en conflit avec les rapports géopolitiques prévalants.

Après la défaite de Napoléon en 1815, il n’y avait plus eu de conflit général entre les puissances européennes. Une sorte de Pax Britannica (« paix britannique ») existait. Mais, à la fin du dix-neuvième siècle, la Grande-Bretagne avait perdu sa position de domination mondiale. Antérieurement, c'est avec la France que la Grande-Bretagne avait été en conflit sur le continent européen. A présent, elle était défiée par une nouvelle puissance plus dynamique, l’Allemagne. A l’Est, le Japon était en essor et à l’Ouest, une puissance économique encore plus puissante était en train d’émerger sous la forme des Etats-Unis où le développement industriel s’était fait à pas de géants durant les décennies qui avaient suivi la fin de la guerre de sécession en 1865.

Le mouvement marxiste avait analysé les implications de cette nouvelle situation et la Seconde Internationale, fondée en 1889, avait adopté une série de résolutions durant la première décennie du vingtième siècle, en signalant la menace émergente de la guerre. Ces résolutions insistaient sur le fait que le mouvement socialiste devait s’opposer à la poussée vers la guerre et au cas où elle ne pouvait pas être empêchée, d’utiliser la crise créée par le déclenchement de la guerre pour renverser le système capitaliste. Cependant, lorsque le 4 août 1914 la guerre éclatait, littéralement l’ensemble de la direction des vieux partis socialistes capitula en soutenant sa propre bourgeoisie. Seule une poignée de dirigeants socialistes, parmi eux notamment, Lénine, Trotsky et Rosa Luxembourg, maintinrent leur opposition à la guerre.

Suite à cette trahison du socialisme international, les marxistes révolutionnaires furent confrontés à deux tâches politiques reliées entre elles : expliquer ce qui avait provoqué la guerre ; les causes et les implications de l’effondrement de la Seconde Internationale et, sur la base de cette analyse, avancer une perspective révolutionnaire pour la classe ouvrière.

En 1915, Trostky avait expliqué les causes essentielles de la guerre dans son brillant pamphlet La guerre et l’Internationale. Rejetant les explications fournies par les politiciens impérialistes en exposant leur fourberie sous-jacente, il prouva que l’éruption de la guerre avait ses racines dans les contradictions organiques et insolubles du mode de production capitaliste.

« La guerre actuelle est dans son fondement une révolte des forces productives contre la forme politique de la nation et de l’Etat. Elle signifie l’effondrement de l’Etat national comme unité économique indépendante… La guerre proclame l’effondrement de l’Etat national. Et elle proclame en même temps l’effondrement du système capitaliste de l’économie. Au moyen de l’Etat-nation, le capitalisme a révolutionné tout le système économique mondial. Il a divisé le monde entier au bénéfice des oligarchies des grandes puissances autour desquelles gravitent les satellites, les petits Etats qui vivent de la rivalité des grands pays. Le développement futur de l’économie mondiale sur une base capitaliste signifie une lutte incessante pour des terrains d’exploitation nouveaux et sans cesse renouvelés qui doivent être obtenus d’une seule et même source, la terre. La rivalité économique sous la bannière du militarisme s’accompagne de pillage et de destruction qui violent les principes élémentaires de l’économie humaine. La production mondiale se révolte non seulement contre la confusion produite par les divisions nationales et étatiques, mais aussi contre l’organisation économique capitaliste, qui est devenue une désorganisation barbare et chaotique. »

De cette analyse découle les conclusions politiques bien définies et qui forment le fondement du programme pour lequel la classe ouvrière internationale devait lutter à présent : « La seule façon pour le prolétariat de répondre à la confusion impérialiste du capitalisme est d’opposer à celui-ci, comme le programme pratique du jour, l’organisation socialiste de l’économie mondiale. La guerre est la méthode par laquelle le capitalisme, au point culminant de son développement, cherche à résoudre ses contradictions insolubles. A cette méthode, le prolétariat doit opposer sa propre méthode, la méthode de la révolution socialiste. »

L’effondrement de la Seconde Internationale avait clairement montré la signification essentielle de la longue lutte menée par Lénine contre l’opportunisme durant la construction du parti bolchevique en Russie. L’opportunisme, fondé sur une adaptation à la bourgeoisie et à l’Etat-nation, n’était pas au sein du mouvement socialiste une tendance avec laquelle il était possible de coexister de quelque façon pacifique. La préparation politique de la classe ouvrière avait lieu au moyen d’une lutte incessante contre ces tendances qui représentaient les besoins et les intérêts les plus profonds de la classe capitaliste même.

La perspective de Lénine était de transformer la guerre impérialiste en une guerre civile. Ceci ne signifiait pas que la classe ouvrière pouvait déclencher immédiatement une insurrection et une lutte pour le pouvoir, indépendamment des conditions objectives, mais qu’elle devait procéder en suivant cette voie. La guerre avait montré que la révolution socialiste n’était pas, comme la tendance dominante au sein de la Seconde Internationale l’avait conçu, une sorte d’événement lointain, mais elle devait être préparée activement dans la lutte quotidienne du parti. Lénine s’opposait avant tout aux théories de Karl Kautsky, l’influent théoricien du Parti social-démocrate allemand, qui affirmait que la guerre n’était pas une issue inévitable du capitalisme et qu’il était donc possible que les grandes puissances capitalistes parviennent d’une façon ou d’une autre à un accord pour diviser pacifiquement le monde et établir la paix.

Dans une analyse d'une actualité remarquable, Lénine avait réfuté ces affirmations en insistant pour dire qu’aucune alliance ne pourrait être permanente entre les puissances capitalistes parce que celles-ci se développaient inégalement. Cinquante ans plus tôt, l’Allemagne avait été un « pays misérable et insignifiant » en comparant sa force capitaliste à celle de la Grande-Bretagne. A présent, l’Allemagne défiait le vieil empire. N’importe quelle « paix » établie à l’avenir serait également inévitablement rompue. Aucune alliance impérialiste ou coalition ne pourrait être permanente car n’étant inévitablement rien d’autre qu’une trêve entre des guerres. La paix émanait des guerres et les périodes de paix préparaient le terrain à de nouvelles guerres. Seule la révolution socialiste et le renversement du système capitaliste même pourrait mettre un terme à la guerre et au danger qu’elle représentait pour la civilisation humaine.

Le Traité de Versailles et ses conséquences

Examinons, conformément à l’approche de Lénine, comment la « paix » établie après la Première Guerre mondiale avait inévitablement conduit à l’éruption de la Deuxième guerre mondiale.

La guerre avait connu une fin abrupte en novembre 1918 après la défaite de l’offensive allemande de l’été. Le haut commandement allemand avait pris la décision de demander la paix par le biais du président américain Woodrow Wilson qui avait engagé les Etats-Unis dans la guerre en avril 1917. En 1918, un nouvel élément crucial avait marqué la situation politique, la Révolution russe d’Octobre 1917 et le flux révolutionnaire partout en Europe. Etait prioritaire dans les calculs politiques de tous les dirigeants bourgeois européens, la crainte que s’ils ne mettaient pas fin à la guerre, c'est une révolution socialiste qui y mettrait fin.

La conférence de paix de 1919 à Versailles, et le Traité qui en résulta, ne résolut aucun des conflits qui avaient déclenché la guerre. En fait, il les exacerba. Les antagonismes nationaux et les conflits continuaient à exister et au lieu d’une organisation rationnelle de l’économie européenne, les conflits économiques entre les grandes puissances s’intensifièrent. Le pillage au moyen de la guerre fut remplacé par un nouveau système de vol. La France exigea que l’Allemagne versât des réparations dans un effort d’empêcher sa résurgence économique. L’Italie et la France devaient de l’argent à la Grande-Bretagne. Mais la Grande-Bretagne à son tour, devait de l’argent aux Etats-Unis qui insistaient pour être remboursés. L’argent était soutiré à l’Allemagne sous forme de réparations qui étaient ensuite utilisées pour payer la France et la Grande-Bretagne qui, à leur tour, les utilisaient pour régler leurs dettes envers les Etats-Unis. Les Etats-Unis à leur tour émirent en 1924 des milliards de dollars de prêts pour sauvegarder la stabilité économique allemande de façon à ce que l’Allemagne continue de payer les réparations pour maintenir le fonctionnement des circuits financiers. Selon les termes de l’économiste britannique John Maynard Keynes, le monde avait été transformé en une maison de fous économique.

J’aimerais faire remarquer au passage qu’à la suite de la crise de 2007-2008, le système financier mondial a été maintenu par des méthodes qui ne sont pas moins insensées. Aux Etats-Unis, la Fed, la banque centrale, prête de l’argent aux banques à un taux d'intérêt de presque zéro. Les banques utilisent cet argent pour négocier sur les marchés des obligations et des créances, souvent dans le but d’organiser le financement de dettes gouvernementales qui se sont constituées lors du renflouement des banques et des institutions financières. En conséquence, les banques sont en mesure d’afficher des profits accrus et de verser des bonus prodigieux.

Dix ans après le Traité de Versailles, dans une situation où les principales économies européennes venaient à peine au cours des deux années précédentes de retrouver le niveau de rendement économique qu’elles avaient atteint en 1913, la dernière année de paix, ce château de cartes économique s’écroulait et l’économie mondiale était précipitée dans la Grande Dépression. Les tensions économiques entre les grandes puissances capitalistes qui s’ensuivirent, attisèrent la poussée vers la guerre.

Chacun des principaux adversaires dans la guerre qui devait éclater en 1939 avait de puissants intérêts à défendre et à mettre en avant, des intérêts qui menèrent inévitablement à des conflits les uns avec les autres. Examinons-les, chacun à leur tour.

En Allemagne, l’effondrement de l’économie mondiale signifia que la conquête militaire était remise à l’ordre du jour. Ceci fut exprimé dans le programme de Hitler et du parti nazi dans la doctrine du Lebensraum (espace vital). Hitler considérait qu’il était futile de promouvoir les intérêts de l’Allemagne en entrant en compétition sur le marché mondial avec l’empire britannique. Préférant aboutir à un accord avec la Grande-Bretagne, Hitler était bien plus préoccupé par les Etats-Unis. Une campagne continue était en cours en Allemagne pour le rétablissement de ses frontières d’avant-guerre, l’Allemagne ayant perdu une grande part de son territoire du fait du Traité de Versailles. Mais, pour Hitler ceci ne suffisait pas. Même en cas de restitution de ces régions, l’économie allemande était trop petite pour concurrencer les Etats-Unis dont la prééminence économique était exprimée avant tout dans l’industrie automobile.

Dans son second livre inédit, Hitler avait défini sa perspective comme suit : « Mis à part le fait qu’en plus des Etats européens qui sont en train de lutter pour le marché mondial en tant que nations exportatrices, l’union américaine est à présent aussi le plus fort concurrent dans de nombreux domaines. La dimension et la richesse de son marché intérieur permet des niveaux de production et donc des possibilités de production qui baissent les coûts de production à un degré tel qu’en dépit de salaires énormes, vendre moins cher ne semble plus du tout possible… [L]a taille du marché interne américain et la richesse de son pouvoir d’achat et aussi…les matières premières assurent à l’industrie automobile américaine des chiffres de ventes intérieures qui à eux seuls permettent des méthodes de production qui seraient tout simplement impossibles en Europe en raison du manque de potentiel de vente intérieure. » Seul un marché de taille comparable pourrait être à la hauteur du danger économique américain.

Mais, insistait Hitler, un mouvement paneuropéen, un genre d’unification formelle, ne serait pas en mesure de contrecarrer la puissance des Etats-Unis. Il fallait que l'unification européenne soit réalisée sous la direction d’une nation dominante, l’Allemagne. « A l’avenir, » écrivait-il, « le seul Etat qui sera capable de se défendre contre l’Amérique du Nord sera un Etat qui a compris comment, de par le caractère de sa vie interne ainsi que par la substance de sa politique étrangère, élever la valeur raciale de son peuple en l’adaptant, à cette fin, à la forme pratique nationale… C’est… le devoir du mouvement national-socialiste de renforcer et de préparer notre propre patrie au plus haut degré possible pour cette tâche. » [6] Hitler n’a pas inventé la doctrine du Lebensraum obtenu par la conquête militaire et visant à élever l’Allemagne au statut de puissance mondiale. C’était le programme d’une section déterminée de la bourgeoisie allemande. Il fut imposé en 1918 par le Traité de Brest-Litovsk à l’Union soviétique, nouvellement née, permettant à l’Allemagne de s’approprier des régions de l’Ukraine et de la Russie riches en ressources.

L’impérialisme britannique ne fut pas moins impitoyable que l’Allemagne dans la poursuite de ses intérêts, la différence cruciale étant que la puissance mondiale économique et militaire de la Grande-Bretagne reposait sur un vaste empire déjà acquis. Considérant la Grande-Bretagne comme un exemple qu’il fallait admirer et suivre, Hitler parlait souvent de la Russie comme devenant « notre Inde » alors qu’il anticipait la conquête militaire de l’Union soviétique.

La position de la Grande-Bretagne fut très clairement résumée en 1934 par le Premier Lord de la Mer (First Sea Lord), Sir Ernie Chatfield : « Nous sommes dans la remarquable position de ne vouloir nous quereller avec personne parce que nous possédons déjà la plus grande partie du monde, ou bien ses meilleures parties, et nous ne voulons que conserver ce que nous avons et empêcher les autres de nous le prendre. » [7]

La Grande-Bretagne n’était pas opposée à ce que l’Allemagne renforce sa position sur le continent européen. En effet, elle considérait qu’un tel développement était un contrepoids à la France tout en gardant l’espoir que l’Allemagne attaquerait l’Union soviétique. Ce ne fut que lorsqu’il devint évident que la montée de l’Allemagne menacerait la position de la Grande-Bretagne même, que la guerre fut déclarée. Et, tout au long de la guerre, la Grande-Bretagne s’était battue non pas pour défendre la démocratie mais pour préserver son empire.

Avec l’entrée de l’Union soviétique dans la guerre en 1941, la Grande-Bretagne retarda l’ouverture d’un second front aussi longtemps que possible, ce qui eut pour conséquence que quelque 65 pour cent des pertes militaires alliées furent subies par l’Union soviétique. Plutôt que d’ouvrir un second front, Churchill préféra entreprendre des opérations militaires en Afrique du Nord dans le but de protéger les intérêts britanniques au Moyen-Orient et en Méditerranée. Durant les derniers jours de la guerre, il avait même envisagé d’organiser une opération en utilisant les divisions alliées et les restes des armées de Hitler pour chasser les Russes de la Pologne. Une telle entreprise se serait soldée par un désastre… mais le sacrifice d’innombrables vies ne fut jamais un problème pour Churchill dès lors qu’il s’agissait de la défense de l’Empire.

Le Japon avait annoncé son apparition comme puissance mondiale avec la défaite de la Russie dans la guerre de 1904-05. Dans la Première guerre mondiale il était l’allié de la Grande-Bretagne contre l’Allemagne. L’effondrement de 1929 avait eu un effet dévastateur sur l’économie japonaise. Son principal marché d’exportation, la vente de la soie aux Etats-Unis, avait disparu presque du jour au lendemain. Pour le Japon, comme pour l’Allemagne, la voie de l’expansion économique ne passait pas par le marché mondial, et 1933, ceci avait quasiment disparu du fait du resserrement de deux tiers du commerce international par rapport aux niveaux de 1929. Alors que l’Allemagne se tournait vers l’Est pour les ressources de l’Ukraine et de la Russie, le Japon se tournait vers l’Ouest, la Chine. L’invasion et l’occupation japonaises de la Mandchourie en 1931 furent suivies en 1937 par son invasion du reste du pays. Toutefois, ceci fit que le Japon entra en conflit avec les Etats-Unis qui rejetaient la fermeture de l'accès à la Chine et la montée de l’empire japonais dans le Pacifique. L’océan devait devenir un lac américain et non japonais.

De toutes les grandes puissances capitalistes, les Etats-Unis semblaient être la seule à ne pas être à la recherche d’un empire. Mais l’« anti-impérialisme » des Etats-Unis n’était pas moins l’expression de ses intérêts économiques fondamentaux que l’impérialisme de ses rivaux. Etant arrivés relativement tard sur la scène mondiale, ils avaient proclamé le principe de « la porte ouverte » étant donné qu’ils cherchaient à démanteler les empires existants. Les Etats-Unis étaient « anti-impérialistes » tout comme la Grande-Bretagne l’était quand elle était la puissance économique dominante au dix-neuvième siècle, le champion du « libre échange », cherchant à ouvrir les marchés du monde à ses exportations.

Les Etats-Unis étaient devenus une puissance par l’exploitation des ressources d’un continent entier. Mais, à présent ni la richesse du Nord ni celle du Sud de l’Amérique n’était plus suffisante. Les Etats-Unis étaient intervenus dans la Première guerre mondiale pour s’assurer d’avoir leur mot à dire dans l’établissement de l’ordre économique et politique mondial d’après-guerre. Après une expansion économique énorme durant les années 1920, l’effondrement économique des années 1930 et surtout l’échec du New Deal, avaient révélé que les problèmes auxquels était confronté le capitalisme américain ne pourraient être résolus qu’à une échelle mondiale. Le dynamisme et le degré de productivité de l’industrie américaine étaient tels qu'elle ne pouvait continuer dans un monde restreint par les empires des autres puissances impérialistes.

En 1914, Léon Trotsky écrivait, que l’Allemagne était entrée en guerre dans le but d’organiser l’Europe. L’Amérique était à présent confrontée à la tâche d’organiser le monde. Avec le développement de nouveaux systèmes de gestion et de chaînes de montage, le capitalisme américain avait augmenté la productivité du travail et atteint de nouveaux niveaux, mais partout son expansion était bloquée. « Chacun se défend contre tous les autres, » écrivait Trotsky en 1934 dans son article Nationalisme et vie économique, « se protégeant derrière des murailles douanières et une rangée de baïonnettes. L’Europe n’achète pas de biens, ne paie pas ses dettes, et, par-dessus le marché, s’arme. Avec cinq misérables divisions, le Japon affamé s’empare de tout un pays. La technique la plus avancée au monde semble impuissante devant des obstacles qui reposent sur une technique bien inférieure. La loi de la productivité du travail semble perdre de sa vigueur. Mais ce n’est qu’une apparence. La loi fondamentale de l’histoire humaine doit inéluctablement se venger des phénomènes secondaires et annexes. Tôt ou tard, le capitalisme américain devra s’ouvrir à lui-même, en long et en large, notre planète tout entière. Au moyen de quelles méthodes ? De toutes les méthodes. Un coefficient élevé de productivité signifie également un coefficient élevé de forces destructrices. Suis-je en train de prêcher la guerre? Pas le moins du monde, je ne prêche rien. J’essaie seulement d’analyser la situation mondiale et de tirer des conclusions des lois de la mécanique économique. »

La Deuxième guerre mondiale n’avait pas été une guerre de la démocratie contre le fascisme mais une lutte entre les principales puissances impérialistes pour le repartage du monde. L’impérialisme allemand cherchait à conquérir l’Europe, et avant tout, la défaite de l’Union soviétique afin de s’assurer une base économique à partir de laquelle elle pourrait concurrencer les Etats-Unis. L’impérialisme japonais cherchait à établir un empire à l’Est pour exploiter les ressources de la Chine et de l’Asie du Sud-Est. La Grande-Bretagne avait déjà un empire et cherchait à le préserver contre d’éventuels usurpateurs. Les Etats-Unis, après être devenus trop grands pour leurs débuts continentaux, avaient à présent besoin du monde entier pour sauvegarder la continuation de leur expansion économique. Ils étaient hostiles à l’impérialisme allemand, à l’impérialisme japonais et, comme Churchill l’avait découvert, ils cherchaient à démanteler l’empire britannique.

La guerre avait pris la forme politique d’un conflit entre la démocratie et le fascisme et le militarisme pour des raisons clairement discernables. La démocratie de la Grande-Bretagne n’était pas le résultat de la sainteté des longues traditions de liberté anglaise mais reposait sur les ressources matérielles de l’empire. Les concessions faites par la classe dirigeante à l’intérieur du pays étaient rendues possibles par les ressources qu’elle extrayait grâce à sa domination coloniale auprès de centaines de millions de personnes de par le monde. La démocratie en Grande-Bretagne reposait sur le refus de la démocratie aux masses du sous continent indien. Les Etats-Unis furent capables de faire des concessions politiques et de conserver des formes démocratiques en raison de la richesse qu’ils extrayaient d’un vaste continent. Tous les efforts des démocraties visaient à maintenir leur position privilégiée par rapport à leurs adversaires. Les classes dirigeantes étaient plus que disposées à abandonner la démocratie et à s’arranger avec le fascisme en cas de besoin. Ce fut la grande leçon de la France, à bien des égards le lieu par excellence de la démocratie bourgeoise moderne, où la bourgeoisie capitula immédiatement devant Hitler en juin 1940 pour mettre en place le régime fantoche de Vichy plutôt que de risquer d’ouvrir la voie à la prise du pouvoir de la classe ouvrière. Il valait mieux endurer les désagréments du nazisme que risquer de tout perdre.

Tout au long des années 1930, Trotsky avait insisté à maintes reprises pour dire que la guerre ne pourrait être évitée à moins qu’il y ait une révolution socialiste. La guerre ne pourrait pas être stoppée sans le renversement des vieilles classes dirigeantes, quelle que soit l’ampleur des sentiments anti-guerre des masses, quel que soit le degré d’horreur au vu de la mort et de la destruction qu’elle causerait, parce qu’elle survenait des contradictions intrinsèques et des forces motrices du système capitaliste même.

Ceci signifiait que la lutte pour résoudre la crise de la direction prolétarienne était la question décisive et c’est pourquoi Trotsky avait insisté, en dépit du rôle gigantesque qu’il avait joué dans la Révolution russe, que la fondation en 1938 de la Quatrième Internationale, le parti mondial de la révolution socialiste, était l’œuvre la plus importante de sa vie. Tant que la direction de la classe ouvrière restait entre les mains de la social-démocratie et du stalinisme, la guerre était inévitable. Ce furent les trahisons de ces directions qui accélèrent la poussée vers la guerre.

Si les classes dirigeantes redoutaient d’une façon ou d’une autre ce que le déclenchement d’une guerre pourrait déchaîner, ces craintes furent grandement soulagées par les événements d’Espagne et de France en 1936. La Révolution espagnole qui avait commencé en 1936, et la guerre civile qui se poursuivit jusqu’en 1939, ne furent pas mise en échec. La Révolution fut trahie. Les staliniens et les escadrons d’assassins de la police secrète de l’Union soviétique, le GPU, oeuvraient sciemment à la défaite de la classe ouvrière. Telle était la garantie offerte par Staline à la bourgeoisie mondiale de son opposition à toute extension internationale de la révolution socialiste. Dans le même temps, les centristes et les anarchistes évitèrent la tâche critique de mettre en avant la lutte pour le pouvoir, entrèrent dans des gouvernements bourgeois et préparèrent ainsi la voie à la victoire de Franco.

En France, la situation potentiellement révolutionnaire qui s’était développée avec la grève générale de 1936 fut sabotée par la subordination de la classe ouvrière au gouvernement bourgeois de Front populaire. Au lieu d’empêcher le fascisme, le front populaire lui ouvrit la porte, comme le montrent si clairement les événements de mai 1940 en France.

Le danger d’une nouvelle guerre mondiale

Ces leçons ont une signification cruciale pour la situation actuelle. En revoyant l’histoire de la Première et de la Deuxième guerre mondiale, la question qui vient immédiatement à l’esprit est la suivante : cela pourrait-il se produire à nouveau ? Examinons à nouveau la question soulignée par Lénine. La paix émane de la guerre et dans le même temps la paix prépare le terrain à de nouvelles guerres.

En 1945, le conflit sanglant de 30 ans et qui avait débuté en Europe en 1914 pour ensuite embraser le monde entier, se terminait par la victoire des Etats-Unis et des alliés, et de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie et le Japon. L’ordre d’après-guerre qui établissait la paix parmi les puissances impérialistes, parallèlement à l’expansion économique, reposait sur deux fondements : la domination économique des Etats-Unis sur ses adversaires impérialistes et la Guerre froide qui servit du moins à réguler les conflits entre les puissances impérialistes, sans pour autant les supprimer totalement. La division de l’Europe en Est et Ouest réglait la « Question allemande », l’étincelle qui avait provoqué deux conflits mondiaux.

Ces deux piliers que l’on pourrait appeler Pax Americana se sont effondrés. La conséquence en a été le développement, au cours de ces 20 dernières années, d’une violence militaire et d’activités vraiment criminelles jamais vues depuis les années 1930. Revenons une fois de plus sur l’analyse de Lénine. Une paix générale, établie soit par la domination d’une seule puissance impérialiste soit par un accord entre plusieurs de ces puissances ne peut durer indéfiniment. La raison en est que le développement capitaliste se fait inégalement et que les rapports économiques existant entre les puissances qui ont établi l’accord changeront inévitablement. C’est ce qui se produit depuis la Deuxième guerre mondiale.

La prédominance économique des Etats-Unis s’est progressivement érodée depuis 1945 en raison surtout de l’expansion même de l’économie capitaliste mondiale rendue possible par les arrangements d’après-guerre. L’essor économique des puissances vaincues, Allemagne et Japon, processus nécessaire à la stabilité économique du capitalisme américain même, a conduit au déclin de la suprématie relative des Etats-Unis. Un tournant charnière dans ce processus survint en 1971 quand, après une augmentation continue du déficit de la balance des paiements, le gouvernement Nixon résilia la convertibilité en or du dollar américain et fit voler en éclats le système monétaire de Bretton Woods qui avait été un pilier de l’ordre économique mondial. A la fin des années 1980, les Etats-Unis, autrefois première nation créditrice du monde, était devenue son plus grand débiteur.

De nos jours, non seulement la décrépitude et la pourriture interne au cœur du système financier américain ont été révélées, mais ce dernier est confronté à la montée de nouvelles puissances, la Chine et l’Inde, ainsi qu’à la réapparition d’anciennes qui réclament leur place au soleil. Comme l’expliquait Lénine, le développement inégal du capitalisme même a fait voler en éclats les fondations sur lesquelles reposaient les anciens rapports politiques. De nouvelles relations ne s’établiront pas pacifiquement mais au moyen de conflits.

En fait, le processus est déjà bien engagé. Telle est la signification de l’éruption de la violence impérialiste durant ces deux dernières décennies. Les Etats-Unis ont profité de l’effondrement de l’Union soviétique au début des années 1990 pour contrecarrer leur déclin économique au moyen de leur prépondérance militaire. C’est ce que signifie le soi-disant moment « unipolaire. » Dès lors, les Etats-Unis ont lancé une série de guerres. La Guerre du Golfe en 1990 fut suivie par le démembrement de la Yougoslavie tout au long de la décennie, puis le déclenchement de la guerre contre la Serbie en 1999. Le gouvernement Clinton avait failli déclencher une seconde guerre contre l’Irak en 1998. Survinrent les événements du 11 septembre 2001 dont se saisit le gouvernement Bush pour mettre en route des plans bien élaborés pour l’invasion de l’Afghanistan, suivi de la guerre contre l’Irak en 2003. A présent, sous le gouvernement Obama, la guerre en Afghanistan est intensifiée et étendue aussi au Pakistan. Avec les efforts déployés par les Etats-Unis en vue de contrôler les vastes ressources d’Asie centrale, rien ne ressemble autant à ses actions que celles de l’Allemagne nazie durant la décennie des années 1930.

Les véritables questions qui se posent à nous ne concernent pas tellement l’éventualité d’une autre guerre mondiale, mais plutôt combien de temps il reste avant qu’elle n’éclate et ce que l'on peut faire pour l’empêcher.

Pour illustrer les questions en jeu, j’aimerais me reporter à un livre publié récemment sous le titre Imperialism and Global Political Economy d’Alex Callinicos. M. Callinicos est membre dirigeant du Socialist Workers Party (SWP) de Grande-Bretagne et se considère lui-même comme un marxiste, un léniniste et un révolutionnaire. Après un examen théorique et historique de l’impérialisme, il arrive à la conclusion suivante : «Le fait que se poursuive l’hégémonie américaine sur les autres régions du capitalisme avancé apporte un soutien considérable à la conclusion de Serfati qu’il ‘n’y a aucun risque que les rivalités économiques inter-capitalistes des pays de la zone transatlantique ne débouchent sur des affrontements militaires, comme ce fut le cas avec les rivalités inter-impérialistes du vingtième siècle qui aboutirent aux guerres mondiales.’ » [8] Et voilà. Tout le monde peut dormir tranquille.

Selon Callinicos, les facteurs qui rendent une guerre inter-impérialiste « improbable » sont l’écrasante supériorité militaire des Etats-Unis, l’interdépendance des économies avancées, la solidarité politique qui les relie et l’existence d’armes nucléaires en raison de leur effet dissuasif contre la guerre. A l’exception des armes nucléaires, tous ces facteurs avaient été cités dans la première décennie du vingtième siècle par l’écrivain Norman Angell, entre autres. Mais la guerre avait tout de même éclaté.

Quelles sont les expériences de la crise financière de 2007-2008 ? En dépit de toutes les affirmations faites par divers universitaires de « gauche » soi-disant « marxistes » selon lesquelles l’analyse de Lénine n’est plus valable, et qu’il n’est plus possible d’identifier des puissances capitalistes en particulier à des intérêts financiers et corporatifs définis, on peut se demander ce qui s’est passé lors de la plus grande crise économique de ces soixante quinze dernières années ? Comment ces arguments ont-ils résisté à l'épreuve des événements? Tous les principaux gouvernements se sont précipités pour défendre leur propre système bancaire et leurs propres entreprises, en même temps qu'ils souscrivaient en parole à la nécessité d’une réponse internationale coordonnée.

Callinicos ne nie pas que les Etats-Unis projettent leur puissance militaire. Mais il signale que cette puissance est projetée « vers l’extérieur au nom de la 'communauté internationale', au-delà des frontières du capitalisme avancé en zones frontalières dangereuses. » Comme tout étudiant d’histoire le sait au sujet de la Première guerre mondiale et de la Deuxième guerre mondiale, et comme Callinicos lui-même le sait très bien, ces conflits inter-impérialistes avaient précisément commencé dans les « zones frontalières. » Ni les Balkans, ni la Pologne, ni la Mandchourie n'étaient au centre de l’économie capitaliste mondiale. Et de nos jours, la Géorgie ne l’est pas non plus, mais l’on devrait se rappeler les tensions qui y surgirent en 2008 en plein conflit avec la Russie. C’est dans les soi-disant « zones frontalières » que les intérêts des différentes puissances impérialistes se croisent et entrent en collision. C’est le cas au Moyen-Orient, en Afghanistan, en Asie centrale, autour de la Mer Caspienne, sur le continent africain et à de nombreux points chauds de par le monde. Callinicos se présente comme un adversaire du capitalisme et de l’impérialisme. Mais quelle perspective avance-t-il ? Il est « improbable », conclut-il, que le vingt et unième siècle soit caractérisé par une concordance consensuelle des grandes puissances. Le remède est de « remplacer le capitalisme par une alternative démocratique et progressiste » et non, notons-le, par le renversement du capitalisme et l’établissement du socialisme international.

Les tensions mondiales économiques et politiques croissantes signalent le danger d’une nouvelle guerre mondiale. Comment peut-on l’empêcher ? Seulement par l’intervention des masses dans le processus historique.

Pourtant ces masses doivent être armées d’une perspective et d’un programme indépendants. Des millions de personnes dans le monde avaient cherché à intervenir et à empêcher la guerre en Irak au moyen de manifestations mondiales en février 2003. Mais la faiblesse de ce mouvement et la source de son échec avaient été son manque de programme indépendant. Il avait été subordonné aux partis de la bourgeoisie impérialiste, les Démocrates aux Etats-Unis, le Labor Party en Australie ou bien il avait nourri de vains espoirs que la France, les Nations unies ou une quelconque autre puissance interviendrait pour stopper la guerre. Les conséquences d’une telle orientation furent clairement résumées dans une photo révélatrice publiée la semaine passée, qui montrait le ministre australien de la Défense, John Faulkner, Parti travailliste, décernant la médaille de l’Ordre d’Australie au général américain, David Petraeus, l’architecte du « surge » irakien.

La grande question qui se pose à nous est la suivante : Le capitalisme menace une fois de plus de plonger la civilisation humaine dans la catastrophe. L’humanité a survécu au vingtième siècle… mais, faut-il le préciser, elle s’en était tirée de justesse. Le temps joue ici un rôle essentiel. Tout dépend du réarmement politique de la classe ouvrière et de son imprégnation de la culture du socialisme international. C’est à cette tâche que le Comité international de la Quatrième Internationale et sa section australienne, le SEP, se consacrent. Je vous invite à participer à cette tâche pour sauvegarder l’avenir de l’humanité en rejoignant ses rangs.

Notes:

[1] Winston Churchill, "Zionism Versus Bolshevism" Illustrated Sunday Herald February 8, 1920

[2] cited in Robert Black, Stalinism in Britain, New Park Publications, London 1970

[3] Nicholson Baker, Human Smoke, Simon and Schuster, New York 2008, p. 117

[4] Nicholson Baker, Human Smoke, p. 236

[5] New York Times, March 9, 1995

[6] Gerard L. Weinberg ed., Hitler’s Second Book, Enigma Books, New York 2003, pp.107, 116

[7] cited in Callinicos Imperialism and Global Political Economy, Polity, Cambridge 2009, p. 168

[8] Callinicos, p. 217

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