Canada: Une demande d’accommodement religieux provoque un tollé politique

La demande d’un «accommodement religieux» antidémocratique logée par un étudiant de l’Université York de Toronto, à savoir le «droit» d’éviter toute interaction avec les étudiantes, s’est transformée en une altercation politique sur la place publique après qu’un professeur ait été réprimandé par l’administration de l’Université pour avoir refusé de l’accommoder.

Les représentants de l'establishment politique au Canada ont saisi ce différend pour avancer leurs programmes de droite respectifs et se présenter hypocritement en défenseurs des droits démocratiques. Le ministre fédéral de la Justice conservateur Peter MacKay a ainsi cherché à utiliser l’incident pour justifier la politique étrangère impérialiste de l’élite canadienne. En s’opposant à la décision de l’administration de l’université York à propos de la demande antidémocratique logée par l’étudiant, MacKay affirme que «c’est ce que nous avons essayé de combattre en Afghanistan».

De son côté, le ministre québécois responsable des institutions démocratiques, Bernard Drainville, a présenté le conflit à l’université York comme preuve de la validité et de la nécessité du projet de loi 60 du gouvernement provincial du Parti québécois. Cette loi antidémocratique priverait, sous menace de licenciement, les 600.000 travailleurs du secteur public du droit de porter des symboles religieux «ostentatoires», y compris le hijab musulman, le turban sikh et la kippa juive, et priverait les femmes musulmanes entièrement voilées du droit aux services publics, y compris les soins de santé, sauf en cas d’urgence.

L’incident est survenu à l’université York en septembre dernier, quand un étudiant inscrit à un cours de sociologie en ligne a demandé d'être exempté de rencontrer en personne ses camarades de sexe féminin pour un projet de travail en équipe, affirmant que sa religion lui interdisait de le faire.

À la mi-octobre, Martin Singer, le doyen de la faculté des Arts libéraux supervisant le cours, a ordonné à Jean-Paul Grayson, le professeur de l’étudiant en question, de satisfaire à sa demande. Le professeur a également été saisi d’un avis similaire provenant du centre de l’université pour les droits de l’homme. Pour sa part, le doyen a estimé qu’accommoder les croyances religieuses de l’étudiant n’aurait «aucun “impact important” sur les droits des autres étudiants», surtout si les étudiantes n’étaient «pas au courant de l’accommodement». Ajoutant que les autres étudiants du cours vivant à l’extérieur du pays étaient exemptés des réunions en personne, le doyen Singer a fait valoir que l’étudiant devait avoir les mêmes conditions.

Furieux de cette décision, Grayson a demandé qu’un comité ministériel examine la demande, laquelle a été rejetée comme étant une discrimination fondée sur le sexe. Une résolution a suivi, interdisant les accommodements religieux qui contribuent à la «marginalisation d’autres étudiants, des professeurs ou des chargés de cours».

L’étudiant, dont l’identité et la religion n’ont pas été divulguées, a flegmatiquement accepté la décision du comité et effectué le travail en équipe selon les directives. Il a même envoyé une lettre à Grayson pour le remercier de sa gestion de la demande.

L’affaire était apparemment close. Mais après que l’administration de l’université York ait réaffirmé sa décision initiale et châtié Grayson pour ne pas l’avoir appliquée, les opposants à la décision de l’administration sont allés sur la place publique.

L’élévation de l’histoire sur la scène nationale a été une source de grand embarras pour l’administration de l’université publique. Tout en défendant la décision du doyen, les hauts responsables de l’Université ont pris soin d’insister pour que l’institution respecte le droit à l’égalité énoncé dans la Loi canadienne sur les droits de la personne et ont cherché à attirer l’attention sur les circonstances «spéciales» entourant l’affaire. En particulier, ils ont souligné qu’il s’agissait d’un cours en ligne et que d’autres étudiants, bien que pour d’autres raisons, avaient été dispensés du travail en équipe.

Le cas de l’«accommodement» à l’université York soulève un problème démocratique important. La demande d’«accommodement» de l’étudiant n’était pas l’affirmation d’un droit démocratique, mais bien la demande d’un privilège spécial, à savoir le «droit» de discriminer une grande partie de la population. L’octroi de cet «accommodement» ouvre la porte à toutes sortes de demandes d’exclusions réactionnaires au nom des croyances religieuses. Est-ce que l’administration de l’université York acceptera maintenant une demande d’un étudiant invoquant sa religion comme justification de ne pas vouloir s’asseoir à côté ou de travailler en équipe avec des Noirs, des musulmans, des juifs, ou des gens de «castes inférieures» originaires d’Asie méridionale?

Les étudiants et tout le monde ont le droit «négatif» de pratiquer leur religion sans discrimination et sans ingérence de l’État; mais ce serait une violation des principes démocratiques que d’approuver tout support positif à des croyances religieuses ou de les sanctionner en accordant un financement de l’État aux écoles confessionnelles, ou encore en accordant des privilèges spéciaux lors de la détermination des exigences de programmes ou de cours.

Ce qui est en cause dans la décision d’accommodement à l’université York est donc tout à fait différent du projet de loi 60 au Québec. En interdisant les foulards et autres symboles religieux, le gouvernement du Parti québécois s’attaque au droit démocratique des Québécois de pratiquer leur religion et attise le chauvinisme contre les minorités. La déclaration du PQ selon laquelle le Parti veut faire respecter la laïcité et frapper un grand coup pour les droits des femmes est tout à fait hypocrite et cynique. Avec cette charte, les personnes les plus menacées de perdre leur emploi sont principalement des femmes musulmanes. En outre, la législation prévoit une exemption pour les crucifix «discrets» et, au nom de la protection du «patrimoine» du Québec, assure par ailleurs que les symboles et l’iconographie catholiques continueront d’être en vue dans le domaine public.

Un certain nombre de partisans du multiculturalisme, dont Raj Anand, l’ancien chef de la Commission des droits de l’Ontario, une poignée de «féministes musulmanes» et des universitaires ont soutenu la décision de l’administration de l’université York. «Le droit canadien est très clair. La liberté de religion protège les croyances sincères», a écrit un représentant du groupe dans un texte d'opinion publié dans le Toronto Star.

Alors que la plupart des Canadiens identifient le multiculturalisme à l’opposition au racisme et comme une ouverture aux immigrants et aux minorités, c’est en fait une politique de l’élite capitaliste canadienne, inscrite dans la Constitution et d’autres lois qui vise à promouvoir l’allégeance à l’État canadien et à renforcer l’idéologie nationaliste canadienne. Le multiculturalisme est en effet utilisé par l’élite comme couverture populaire pour sa domination de classe et son exploitation de la population pour la poursuite de ses intérêts impérialistes au pays et à l’étranger. Plus précisément, le multiculturalisme arc-boute les politiques ethniques et identitaires utilisées par la classe dirigeante pour cultiver des couches petites-bourgeoises parmi les minorités et les «néo-Canadiens» afin de les intégrer dans l’establishment politique de façon à contrôler et diviser la classe ouvrière. Comme la décision de l’université York l’illustre, au nom du «multiculturalisme», diverses politiques antidémocratiques sont préconisées et adoptées.

La réaction de l’élite à la décision prise à l’université York à propos de l’«accommodement» a principalement été, pour ne pas dire en très grande majorité, hostile. Il y a eu un déluge de commentaires défavorables dans les grands médias et les politiciens bourgeois ont fait la queue pour dénoncer l’administration de l’université York. Cette fureur implique beaucoup de gesticulations démocratiques venant de représentants de haut niveau qui président de brutales mesures d’austérité et à l’approfondissement croissant des inégalités sociales, et qui sont les complices, voire le fer de lance des attaques contre les droits démocratiques des Canadiens. Cet épisode a également été, comme en témoignent les remarques de MacKay et de Drainville mentionnées dans le présent article, l’occasion pour des sections de l’élite politique de lancer des appels carrément réactionnaires, de même que de faire publier une série de commentaires inflammatoires dans les médias, en grande partie teintés de bigoterie anti-immigrés et anti-musulmans.

Thomas Mulcair, le chef du Nouveau Parti démocratique (NPD) qui est soutenu par les syndicats, illustre bien la «défense» sélective et politiquement motivée des droits démocratiques par l’establishment politique. En 2012, lorsque le gouvernement libéral du Québec d’alors a rendu illégale la grève étudiante au Québec et imposé des restrictions draconiennes à la liberté de manifester sur toute question dans la province, Mulcair et son NPD ont refusé de s’opposer à la loi 78, qualifiant cette question de «provinciale». Mais il n’a pourtant pas hésité à proclamer haut et fort son opposition à cette décision, certes antidémocratique mais d’une portée très circonscrite, prise par une université administrée par une province.

Il est nécessaire d’ajouter que Mulcair et le NPD ont aidé et encouragé la tentative du gouvernement conservateur de Stephen Harper de dissimuler l’espionnage illégal mené par le Centre de la sécurité des télécommunications (CSTC), le partenaire canadien de l’Agence de sécurité nationale (National Security Agency, NSA) des États-Unis. Bien qu’il ait été révélé en juin dernier que le CSTC espionne systématiquement les communications électroniques des Canadiens, le NPD n’a pratiquement rien dit sur la question avant avant ce mois-ci, lorsque le tollé public à propos d’un document divulgué par le dénonciateur Edward Snowden, ex-contractuel de la NSA, ait amené le gouvernement conservateur à déclarer abruptement qu’il a le droit absolu de recueillir et d’analyser les métadonnées des communications téléphoniques, par message-texte et courriel des Canadiens, de même que leur utilisation de l’Internet.

Une chronique de Rosie DiManno publiée dans le Toronto Star est bien représentative des platitudes anti-musulmanes qui ont été publiées dans la foulée de la décision de l’université York. Elle y dépeint l’islam comme violent et tourne en dérision l’absence de droits des femmes dans les sociétés à majorité musulmane au Moyen-Orient et en Asie centrale, en plus de nier l’existence de l’islamophobie. Inutile de dire que l’article de DiManno ne fait aucune référence au rôle du colonialisme et de l’impérialisme, y compris l’impérialisme canadien, au Moyen-Orient, la campagne de Washington qui dure depuis des décennies pour renverser les régimes nationalistes laïques dans la région, de même que l’alliance des États-Unis avec la monarchie saoudienne médiévale, et leur utilisation de forces islamiques fondamentalistes comme soldats interposés dans la poursuite de leurs intérêts impérialistes en Afghanistan dans les années 1980 et maintenant en Syrie.

En s’opposant à la décision de l’Université York et aux politiques antidémocratiques similaires menées au nom du multiculturalisme et des accommodements religieux, les travailleurs doivent se méfier des efforts des sections de l’élite dirigeante pour attiser les ressentiments anti-immigrés et anti-minorités afin de diviser la classe ouvrière et de canaliser leur colère loin de la véritable source des attaques de plus en plus grandes sur les emplois, les salaires et les programmes sociaux, c’est-à-dire le capitalisme.

Grayson, pour sa part, s’est prononcé pour le projet de loi 60 du Québec, y compris pour l’interdiction antidémocratique de porter des symboles religieux pour les travailleurs du secteur public.

L’imbroglio quant à la demande d’«accommodement» à l’université York montre comment le multiculturalisme et les politiques identitaires d’un côté, et le chauvinisme anti-immigrants et anti-minorités de l’autre, se complètent et se nourrissent les uns les autres. Ils sont à la fois antidémocratiques et utilisés par la classe dirigeante pour détourner l’attention de la division de classe toujours plus grande et monter les travailleurs les uns contre les autres.

La défense des droits démocratiques est inséparable de la lutte pour unir la classe ouvrière, au-delà de toute division linguistique, ethnique et culturelle, dans la lutte contre le système de profit capitaliste et pour l’égalité sociale.

(Article original paru le 12 février 2014)

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