Perspectives

L'Asie : la poudrière du 21e siècle

Il y a un an, l'ex premier ministre australien Kevin Rudd écrivait une mise en garde dans Foreign Policy : « Ce ne sont pas des temps ordinaires en Asie orientale. Avec les tensions qui montent au sujet de revendications territoriales conflictuelles dans les Mers de Chine orientale et de Chine méridionale, la région ressemble de plus en plus à une réédition maritime au 21e siècle des Balkans au siècle dernier – une poudrière aquatique. »

Un an plus tard, alors que le monde marque les 100 ans du déclenchement de la Première Guerre mondiale, les dangers d'une autre catastrophe globale qui éclaterait en Asie n'ont pas diminué, ils se précisent de plus en plus. Aucun des faibles palliatifs diplomatiques suggérés par Rudd dans son essai n'a été tenté. Les tensions qu'il indiquait, en particulier entre la Chine et le Japon, se sont fortement accrues. Surtout, le « pivot vers l'Asie, » du gouvernement Obama, qui vise à saper la position de la Chine, diplomatiquement, économiquement et militairement, n'a fait qu'enflammer encore plus la poudrière asiatique.

Les relations entre Tokyo et Beijing sont au point mort, le gouvernement japonais de Shinzo Abe, encouragé par Washington, s'est tourné vers la remilitarisation, augmentant les dépenses militaires pour la première fois en dix ans. La visite d'Abe, le mois dernier, au sanctuaire bien connu de Yasukuni a poussé l'ambassadeur de Chine aux États-Unis à commenter hier dans le Washington Post que le Premier ministre japonais « met en péril ses liens avec la Chine » en rendant hommage à des criminels de guerre. 

Les tensions qui s'intensifient au sujet des îles controversées de Mer de Chine orientale ont atteint un point dangereux le mois dernier lorsque la Chine a annoncé une zone d'identification de la défense aérienne dans la région. Les États-Unis ont immédiatement défié les autorités chinoises en faisant voler des bombardiers B-52 (capables de portes des armes nucléaires) dans la zone sans les annoncer, créant le risque qu'une erreur d'appréciation entraîne une confrontation. Tokyo a encore plus exacerbé la situation en annonçant ses intentions cette semaine d'inscrire 280 îles au large des côtes comme « propriété d'Etat. » La décision du Japon en septembre 2012 de « nationaliser » les îlots Senkaku/Diaoyu avait sérieusement aggravé le conflit avec la Chine. 

L'Asie du Sud Est est devenue un champ de bataille diplomatique où les États-Unis, le Japon et l'Inde luttent contre la Chine pour y gagner de l'influence. Abe a mis un point d'honneur à rendre visite à chaque membre de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ANASE). Le président Obama n'a pas pu participer au sommet de cette année, mais les représentants américains ont une fois de plus exploité les contentieux maritimes en Mer de Chine méridionale pour aggraver les dissensions entre la Chine et ses voisins. Rien que cette semaine, les États-Unis sont intervenus une fois de plus dans la poudrière de Mer de Chine méridionale, soutenant le Vietnam et les Philippines en qualifiant les nouvelles réglementations chinoises sur la pêche de « provocantes et potentiellement dangereuses. » 

Même si elle n'est pas mentionnée dans l'essai de Rudd, la péninsule coréenne reste un point chaud particulièrement explosif de la région. En avril dernier, les tensions guerrières ont connu une poussée de fièvre après que le régime Nord-coréen a réagi aux nouvelles sanctions imposées par les États-Unis par des menaces belliqueuses, mais creuses pour l'essentiel. Loin de calmer les tensions, les États-Unis ont adopté une série de démarches intimidantes, dont l'envoi de bombardiers B-52 et B-2 en Corée du Sud, pour forcer Pyongyang à choisir entre le retrait ou le risque de guerre. L'isolement sans répit imposé par Washington à la Corée du Nord déstabilise le régime, comme le montre la purge sanglante du mois dernier, et met le pays au bord de l'effondrement. Cette politique complètement irresponsable a des conséquences imprévisibles et dangereuses dans une région stratégique du globe où se confrontent les intérêts de la Chine, de la Russie, du Japon et des États-Unis. 

La force motrice de cette montée du risque de guerre est la crise mondiale du capitalisme qui continue à s'approfondir. Cinq ans après l'effondrement financier de 2008-09, l'économie mondiale reste empêtrée dans la récession et la politique des « assouplissements quantitatifs » créé les conditions qui conduisent à une nouvelle crise. Le capitalisme mondial reste prisonnier des mêmes contradictions fondamentales qui ont produit le déclenchement de la Première Guerre mondiale, contradictions entre la propriété privée des moyens de production et la production socialement organisée ; et entre le caractère mondial de l'économie et le système dépassé des Etats-nations. 

Le « pivot » du gouvernement Obama reflète la montée de l'Asie, et surtout de la Chine, comme principale plateforme de travail à bas prix pour la production globalisée à avoir émergé durant ces 30 dernières années. Les commentateurs qui affirment que l'intégration économique étroite rend la guerre impossible ignorent le fait que cette même intégration a grandement accentué les rivalités géopolitiques. 

Le facteur géopolitique le plus explosif de la politique mondiale est la tentative de l'impérialisme américain de compenser son déclin relatif par l'usage de la puissance militaire. Le « pivot » américain est surtout destiné à s'assurer la continuation de la domination américaine sur le poumon économique qu'est l'Asie afin de dicter ses conditions non seulement à la Chine, mais à ses rivaux européens et asiatiques. Si la Chine est la cible principale, ce n'est pas parce que la Chine serait devenue une puissance impérialiste comme l'Allemagne au 20e siècle, mais parce que son expansion économique rapide et la demande d'énergie et de matières premières qu'elle engendre, viennent déranger l'ordre impérialiste établi de longue date sous la domination américaine. 

En argumentant en faveur de l'importance du « pivot » pour l'impérialisme américain, l'ex-ministre des Affaires étrangères Hillary Clinton a expliquée dans Foreign Policy en 2011 que « l'Asie-Pacifique est devenue un élément-clé de la politique mondiale. » elle a insisté sur le fait que « Tout comme notre engagement après la Seconde Guerre mondiale pour construire un réseau d'institutions transatlantiques large et durable qui nous a rendu de nombreuses fois ce que nous y avions investi […] le temps est venu pour les États-Unis de faire des investissements similaires dans leur rôle de puissance du Pacifique. » En d'autres termes, la maintenance de la domination américaine en Asie est tout aussi impérative pour l'impérialisme américain aujourd'hui que ses interventions dans l'Europe d'après-guerre, tel le plan Marshall, l'avaient été il y a plus d'un demi-siècle. 

La diplomatie américaine et les initiatives économiques en Asie sont soutenues par un renforcement militaire rapide et une restructuration des forces et des bases américaines en préparation d'une guerre contre la Chine. Au cours des quatre années passées, le « pivot » américain a entraîné un renforcement des alliances et des partenariats stratégiques à travers toute l'Asie, avec une concentration particulière sur le Japon, l'Australie et l'Inde comme chevilles ouvrières d'un bloc anti-Chine. Pour resserrer le nœud coulant autour de la Chine, le gouvernement Obama a également encouragé ses principaux alliés à forger des relations militaires étroites entre eux. Ce faisant, il a donné libre-court aux ambitions de l'impérialisme japonais, qui s'embarque dans sa propre campagne diplomatique, avec dernièrement la visite en Inde et en France de son ministre de la Défense pour forger des liens stratégiques plus étroits. 

Les machinations diplomatiques complexes, les accords secrets et les arrangements militaires de ce début de 21e siècle ont une ressemblance frappante avec ceux du début du 20e siècle. Avec les tensions et les rivalités qui continuent à monter, le grand danger est qu'une erreur d'appréciation d'un pilote japonais ou chinois en Mer de Chine orientale, ou un incident mineur à la frontière entre les deux Corée, n'entraîne une confrontation qui conduise rapidement le monde entier dans une catastrophe aux proportions bien plus grandes qu'il y a un siècle. 

L'unique force sociale capable d’arrêter la course à la guerre est la classe ouvrière internationale. Les travailleurs en Chine, aux États-Unis, au Japon et dans toute l'Asie et le monde partagent des intérêts de classe communs à mettre fin au système capitaliste et à son système d'Etats-nations dépassé, et à construire une économie socialiste planifiée à l'échelle mondiale pour répondre aux besoins sociaux urgents de l'humanité, au lieu de générer d'énormes profits pour une mince oligarchie financière. 

(Article original paru le 11 janvier 2014)

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